mardi 27 avril 2021

La dixième porte

 



        Peu nombreux sont ceux, dans le bar, qui ont interrompu leur discussion pour regarder les informations. La ville est sous des pluies diluviennes depuis des jours, qu'y a-t-il d'étonnant à ce que certains quartiers soient inondés ? Le quartier des hôtels est au sec, de même que les quartiers chics, les rues touristiques et commerciales ; les débordements de la mousson et son habituel lot d'afflictions ne touchent, comme souvent en Inde, que les Intouchables. Pourrons-nous quitter la ville ce soir ? Nous avons réservé pour un train de nuit, nous verrons bien, la patience en Inde est une sagesse. Pour la dernière soirée à Mumbai, nous avions prévu de nous faire un grand restaurant ; l'ambiance n'est pas à la fête, nous préférons aller dans un petit resto de quartier qu'on affectionne, le Bagdadi. Sortant sur Colaba Caseway, j'offre un parapluie à Assia qu'elle accepte avec joie ; elle le déploie, résolue, comme s'il était capable à lui seul de protéger la ville entière de la pluie.

    Rendus au Bagdadi, je désire me laver les mains avant de passer à table – dans ce resto populaire on mange avec les doigts, du moins ceux de la main droite, la gauche étant réservée à la toilette intime –, j'ignore où est la salle d'eau, les toilettes ne sont indiquées nulle part, je demande à un serveur qui prend un air embarrassé ; il revient plus tard et me demande de le suivre. Nous devons ressortir et faire le tour du pâté de maison pour pénétrer dans une cour sombre où les rats fuient devant nos pieds, frôlant nos chevilles de leur longue queue ; des gamins sont là qui attendent, entre deux tas d'ordures, à peine abrités ; le serveur me désigne les trois portes d'une petite bâtisse en béton, me précisant qu'il attendra que j'aie fini pour me raccompagner. A-t-il peur que je ne retrouve pas le chemin du restaurant ? Est-il arrivé à certains clients, essentiellement occidentaux, de ne pas en revenir ? Ou alors délestés de l'argent nécessaire au règlement de l'addition ? 

    La pluie et la nuit m'empêchent de distinguer nettement les contours de la cour, la provenance de certaines voix. De la première porte émane une odeur prenante de ganja, je tire sur la poignée, trois jeunes se découvrent à moi, en train de rouler et de fumer, à peine surpris par mon intrusion ; ils me font signe de refermer la porte, sans que je n'arrive à savoir si je suis invité à entrer ou à sortir. De la seconde porte provient une agréable odeur de savon, sa poignée cède aussi facilement que la première – sont-elles toutes dépourvues de verrou ? –, accroupies entre le robinet tordu et le trou noir des toilettes, deux femmes lavent du linge ; leur visage inexpressif m'enjoigne de tenter ma chance à côté, à la troisième porte d'où s'exhale une forte odeur de merde. Je veux tirer sur la poignée, cette fois-ci elle résiste ; je force, la clenche est peut-être seulement coincée ? Je donne un grand coup, à l'intérieur quelqu'un défait le verrou en même temps et pousse, je prend la porte en pleine figure, ce qui fait éclater de rire le serveur et les enfants. L'homme sortant s'excuse tout juste, me laissant seul avec les relents de ses excréments. Je suis sonné, la douleur est vive à la tête, heureusement le nez n'a rien ; je regarde dans le miroir moucheté des toilettes, je saigne entre les yeux, un clou rouillé ou un éclat de bois m'a ouvert le front, me laissant un stigmate on ne peut plus indien, comme un tika, prunelle rouge d'un deuxième regard que les Hindous et les Bouddhistes appellent communément l'œil de l'âme. La blessure est superficielle, le saignement cesse avec l'eau froide ; la marque promet d'être belle, à côté de celle du tison de cigarette que m'a faite mon oncle prêtre. Selon les textes sacrés de l'Inde, le troisième œil constitue la dixième porte de l'homme envisagé comme une cité ; elle s'ajoute aux neufs portes des sens que sont les deux yeux, les deux oreilles, les deux narines, la bouche, l'urètre et l'anus. Dans le parfum infect de la merde douce, me voici marqué du sceau de l'invisible.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay