mardi 30 décembre 2014

Hors du monde


    C’est quoi exactement, « se sentir hors du monde », « ne plus croire au monde ? », « Être perdu dans le monde, étranger parmi les siens ? » Ça n’a rien d’extraordinaire, rien de métaphysique, ou de « mystique. » Pas de surnaturel, non ; encore moins une richesse cachée, un privilège d’élites ou un secret d’initiés. Ce sont des choses toutes bêtes, parfois drôles, parfois pénibles, souvent pénibles, pas vraiment faciles à vivre tous les jours. Les jours où ça va, c’est même très rigolo ; les autres, c’est accablant, ça pèse une tonne sur le sternum, ça descend sur le ventre, ça épuise littéralement ; les bras et la nuque en tombent, ce sont des petits détails insignifiants qui mis bout à bout deviennent insurmontables. C’est par exemple la fausse bonne humeur maquillée de la présentatrice météo disant sans fard l’authentique hystérie ; ce sont les phrases toutes faites, les tics de langage, les réflexes conditionnés du prêt-à-penser de ses collègues en costumes-oreillettes, incarnant à eux seuls toute la bêtise crue de la paresse intellectuelle. Ce sont les idées reçues, telles quelles, répétées sans réfléchir dans les bars, dans la rue, dans la famille, dans sa propre bouche affligée. C’est cette discussion avec des amis censés être aimés de vous à laquelle vous n’arrivez pas à vous accrocher, inutile, fausse, remplie de bout en bout d’opinions vides ou de truismes consternants, à laquelle on n’a rien à ajouter, rien à dire ou à répondre ; pas la force de lutter pour si peu, pour une si petite victoire parmi tant de défaites. C’est s’apercevoir aussi que les personnes ne changent pas, qu’on ne peut pas les changer, et heureusement, mais que cette pensée ne vous réconforte même pas. Ce sont les poses que certains prennent, en automates ou en mauvais acteurs, lorsqu’ils parlent, complimentent ou haïssent ; lorsqu’ils aiment, mal, de travers, en sonnant faux ou en se trompant de tirade et qui vous rappellent avec affliction votre propre imposture. C’est la comédie généralisée, le théâtre inhumain, la société et sa scène ridicule, la politique, avec ses misérables simulacres de pouvoirs, ses pantins du faux qui s’agitent au-dessus de la masse pressée qui se débat, et ses minables rapports de forces du présent qui veulent passer pour la fin de l’histoire. C’est surtout l’effrayante banalité, irréelle, de la violence, méchanceté quotidienne au compte-gouttes, dosée et distillée comme une drogue, administrée à chacun sans que personne ne se demande de quoi ça soulage. Ce sont surtout les films stupides que l’on ne parvient même plus à comprendre, les publicités débiles que l’on ne peut plus, y compris avec la meilleure des bonnes volontés ou la plus grande des mauvaises fois, justifier : c’est l’absolue folie de la raison commerciale triomphante et du marché qui l’organise, la perdition perpétuelle dans les entrailles de son absurdité replète. Mais c’est surtout, surtout, le ras-le-bol de la grande consolation organisée, ajustée, parfaitement huilée, qui recouvre du vacarme étourdissant de ses mécaniques implacables tout ce qui est précieux et rare : la beauté, le calme, le silence, le souffle de l’éphémère, la douce musique de l’âme ; la fragile et fébrile émotion de se savoir en vie, ce luxe dont certains sont privés. C’est cela, être hors du monde : se sentir de moins en moins concerné, détaché peu à peu, malgré soi, des intérêts communs et des plaisirs partagés. C’est souffrir à regret, en maudissant son sort, de préférer la vérité au bonheur d’être ensemble.
Extrait de Futurs Contingents, recueil de textes de Frédéric Gournay paru aux éditions de L'irrémissible (www.frederic-gournay.com)

mercredi 24 décembre 2014

Journal d'Yves Tenret - Troisième partie



Paris, juin 1983


Drôle d’histoire. Saoul soir après soir. Mangeant très peu. Ne faisant rien. Ma femme – jamais vu quelqu’un d’une telle ferme douceur – revient aujourd’hui.

Pire qu’immonde, je deviens veule. J’ai craché sur André Laude et fais fuir Delacroix. Je ne sais que combustionner de cette honte. Et je pleure, et je ris devant la femme des villes et devant la femme des champs.
Sont venu me voir chez Mme Suzanne Yu-Yeung, Pajak, Yoyotte, Snoussi.
Catherine est-elle capable de passion ?
Mon hystérie s’accroit. Je ne me supporte plus.

Bord de néon.
Le Gros est dans les investissements secondaires.
La subjectivité limite les possibles. L’œuvre doit être anti-subjective.
On s’amuse, on est mort de rire toute la journée. Le ton sinistre du prolétaire lucide. Step n’est pas lucide. Il joue au Loto.
Nécessité intérieure : l’égoïsme comme damnation.
Un récit épique ?
Elle pleure devant sa porte. Il se réveille couché sur le ventre. Ajouter un couple pour avoir des disputes à la Raging Bull. Dutronc sautant au-dessus de la table dans Sauve qui peut la vie.
Dialogues : un jeu de clichés, varier les intonations, réemplois, complicité, familialisme, code, etc.
Conrad : la violence, lui, il la regarde sans manifester aucune réaction. Joseph intervient. Step matte de loin. Ce qui fait système : la violence. Courant alternatif : speed/rêveur. Débile : biens matériels, honneurs, arrogance, force physique…
Accorder exactement le même minutage à tous les personnages.
Parfois le débit de parole de Step est tellement saccadé qu’il est au-delà de l’audible. Et le Gros est souvent en-deçà de l’audible mais pour d’autres raisons.
Petits effondrements : je me ronge, je pétille. Qui est ce Je ? Ajouter un Moi ?
Idem : recroquevillé entre canapé et mur, silencieux et un baume : la musique.
Voyeurisme : le Gnome.
Speed, net, répétitif. Répéter mais quoi et où ?
Rendre par l’image et le son, le brouhaha et les rumeurs de la ville.
Architecture : unifier ou diversifier ?


Arrêter de boire ! Pacha, le chien, me confond avec Boujihdhar, le clodo, et m’accompagne jusque devant ma porte !

Réveille et l’évidence de la nécessité de resserrer, de faire des choix entre théorie et pratique et même d’avoir une théorie de la pratique, de la fiction. aussi, et avec force, la vision de l’informel du Précis (roman). Cent pour Cent bidon. N’importe quel moderniste a une théorie ! La phrase de Castelnuovo : je ne me vois pas utiliser les outils méthodologiques de la modernité, me hante. Je dois trouver le biais d’un rapport gratifiant au texte à écrire sur Erró, au Précis de morale dialectique et à Bord de Néon. Une articulation à la Baudelaire entre pratique et esthétique de l’expression.
Je dois penser !

Des anecdotes comme celle avec le chien, baba speed, Langlois, ne sont-elles pas trop pittoresques ?
Laisser les lieux exister pour eux-mêmes. Par exemple, entrer et sortir d’un endroit sans raison. Caméra à l’épaule ? Paluche ? Alternance consciente de cadre et de non-cadre ?
Les plans en plongée, lorsqu’on craint l’arrivée d’un événement, font peurs.
Pour le couple : souvent dans l’escalier, derrière une porte, elle lui prend la main et la pose sur sa gorge, au lit, il l’étrangle.
Les plans américains ralentissent l’action.
Y a-t-il un rythme des cadrages dans Un autre été ?
Pas de pauvre, pas de milieu, pas de sentimentalité, pas de fatalité, pas de fin.
L’unité peut-elle être obtenue par récurrence ?
Travailler des émotions comme éléments matériels. Y a-t-il un cadre universel, des invariants d’émotions ?
Utiliser les effets – zoom, gros plan, insert – de façon anti-dramatique ?
Des gens simples, un peu poissards et passablement rêveurs.
Autoriser les regards caméra ?
Comment utiliser le champ/contre-champ ? Ils parlent, on les voit, travelling, on les entend mais on ne les voit plus. Ce qui donne la possibilité de rentabiliser des rushes.
Qu’est-ce qui me fait rire ? Les clichés légèrement décadrés, l’ironie, c’est-à-dire se moquer de soi-même et les plaisanteries provocantes et pince-sans-rire.


Rien ne prend corps. Nono ne m’a pas répondu. Limérat a refusé mon texte. L’IAPIF n’a pas accepté que je sois l’auteur du texte sur leur gros futur catalogue Erró. J’ai 1 000 balles de découvert à la banque. Je n’ai pas payé mon loyer. Je dois aller chercher un permis de séjour. Je tape tout le monde. Je suis sans force. Je bois. Et je me sens très bien. Une force obscure affleure. Je suis tout bouffi, ma calvitie s’accentue, mon bide pend et les femmes plongent. Le plus insignifiant de mes sourires m’est rendu. Je suis odieux, grossier mais enfin vivant.
J’aimerais avoir des enfants.


Bord de néon.
Huit jours de la vie de Step, du Gros, de deux ados, Katia & Jean, d’Yves, de Sarah, d’Helena et de Mr Philippe. Huit personnages, huit lieux, huit actions. De l’extérieur vers le centre puis du centre vers l’extérieur, replis, vie intense, dissolution… Step est coursier, le Gros fait un chantier de peinture dans un appartement, Jean est gardien de nuit et Katia, serveuse.


Légère opacité. Brume d’ennuis insignifiants : pas d’argent, des démarches administratives pas faites, des refus de texte. Je suis bouffi et mes yeux s’ouvrent difficilement. Catherine, en haut-talons, accroupie sur moi, regarde mon sexe et le pelote de son délicieux petit con bien serré comme il faut.
Comme un besoin d’écrire qui vient de derrière, qui vient de profond.
Ses mains sont les plus intelligentes que j’aie rencontrées jusqu’à présent dans ma vie. Je ne sais pas ce qu’elle pense mais je suis sûr qu’elle n’acceptera pas, elle, d’être payée en mots. L’homme est anxieux. Il a son code avec ses mots secrets : Vampirella, Woppayé, Seccotine, Bijou. Je suis un homme d’habitudes. Nous suons. C’est agréable. Je me traîne, hébété, cherchant des yeux des pubis charnus et trempés. Je ne sais pas agir. Je ne sais que me plaindre sans même savoir plaindre. Austère, je suis mieux. Il est 3h et déjà, je ne peux rien faire d’autre que d’attendre 7h pour pouvoir foutre mes pognes dans sa chair.

Martin me montre un texte qu’il a écrit : trivial, conceptuel, descriptif, particulier et général. Bonne vue d’ensemble de ce qui est à éviter. Je lui dis : « J’ai eu honte en lisant ça et j’ai eu envie de le refaire ». Il encaisse mal…
Augure, testament, offrande, hommage. Bien voir qu’il s’agit d’éthique.
JE NE SUIS PAS UN ECRIVAIN.

« Je suis un décadent à un terrible tournant de l’histoire, incapable de prendre ce tournant en tant qu’écrivain. Je vis mon Dada personnel. » A. Trocchi

Me faire CONTRE Beckett et surtout dans Bord de néon. Le relire donc.
Toujours à rebrousse-poil, continuer à m’inventer contre moi-même, à aller voir où je ne sais pas faire et essayer de le faire quand même.
A Nice, j’ai vu un Fragonard, une Tête de Vieillard, un Vernet, un Hubert Robert à la Gaspard Wolf, un Delacroix et un Jean-Jacques Henner (1829-1905).
Frontal, je ne peux être ni littéral, ni pervers, il ne me reste donc comme issue que le pansexualisme.
Tous mes très bons textes avaient un contenu communs : la nostalgie.
Styron, Le Choix de Sophie, bonne leçon, c’est répugnant, dresse involontairement la liste de tout ce qui fait semblant d’être en empathie avec son sujet. la corporation, l’Histoire et le sentimentalisme : de la merde.
Problématique adulte non marginale, écrire un scénario sur Anthony Blunt. Comment s’en donner les moyens ?

Tout est assez génial en ce moment et même parfois ce que je lis comme cette nouvelle, Mouvement perpétuel de l’écrivain guatémaltèque, né en 1921 et vivant au Mexique, Augusto Monterroso.

L’ennui en touches légères. Maintenant et sûr et certain qu’un mieux est possible. Recevant une réponse positive pour une publication, euphorique, je saute deux fois en suivant le Poussin. Aussi utiliser cela, le planquer pour pouvoir le dilapider plus tard. L’optimisme n’est pas dynamisme mais pensée creuse, ornière de l’âme. Je suis, par nature, dans l’ensommeillement. Je ne fonctionne et ne peux fonctionner qu’au sursaut.

Harcelé de petites défaites. Miné par l’absence endémique d’argent, j’en suis d’autant plus incapable de bouger. Je me terre chez moi. J’attends. Le matin, je tremble. La journée passe et petit-à-petit, j’oublie. Je suis une machine qui fonctionne à basse tension.

Rongé par rien, par cet argent qui ne tombe pas. Je n’ai plus d’oxygène, j’étouffe. Tout ça est d’un lamentable ! Parfois, je me fais l’effet d’être un vieux poireau marinant dans une solution de formole périmée.

Bord de néon 
Rivalités féminines.
À la fin, Step ne rit pas, ne pleure pas, ne danse pas mais se lamente sur ses problèmes.
Braquage d’Helena, elle pleure mais de rage et avec beaucoup de pudeur tout en marchant très rapidement.
Chez Mme Suzanne, l’Otarie exhibe son sexe, cela laisse tout le monde indifférent et n’interrompt même pas une des discussions en cours.
Des ados se coursent en riant très fort dans les rues. pince-sans-rire, ils sur jouent les « Tu m’énerves » et les « Et toi donc ».
Step marmonne tout le temps.
Les personnages subissent mais n’acceptent rien. Ils sont lucides.
Un pédé drague de façon insistante Step qui sort un couteau. Le pédé insiste. Step, vaincu, éclate de rire.
Grande bouffe et anorexie.
Dans l’indifférence générale, Yves et Sarah se disputent très violemment.
Dans une transitivité métaphorique ouverte, le cinéma peut réaliser indifféremment tout ce qu’il veut du plus cliché au plus érudit. Il est démocratique. Il a accès à tous les imaginaires. il peut le faire verticalement comme avec les boîtes dans New York-New York, ou horizontalement comme dans un film à sketches sur un sujet donné avec toujours le même acteur jouant des personnages différents.
Ce qui est complexe est ce qui n’a pas été compris.
Sarah vient. Yves : « Sors ! » Elle ne bouge pas. Il la pousse, elle se couche par terre, il la traîne dehors par les pieds et se remet à travailler comme s’il ne s’était rien passé.
Pas de temps morts mais des temps autres avec des gens marchant dans les rues…
Un évènement par plan ? Des récurrences métonymiques ?
Step sort. Le patron du bistrot coiffe une pseudo calotte. Tout le monde rit grassement.



Juillet 1983

Je suis paralysé par les assedic qui ne tombent toujours pas. Cela use le fin tissu de la vie et pousse à la résignation. Dans ma tête cliquètent sans cesse des mots d’ordre. Ne sors pas. Ne bois pas. Accepte. Résigne toi.
Méli-mélo bancaire, lettre recommandée, multiples petits endettements. Il faut savoir se faire respecter mais de ce côté là, dans ma manche, je n’ai pour moi que mon rire. Sarah à toujours vouloir enfermer Catherine dans un rôle de « mère complaisante » se fait sèchement remettre en place. Toujours l’ego et toujours insupportable cet ego.

Par deux fois, accroupie sur moi, de son sexe, elle m’amène à une jouissance proche de la satiété totale. Elle est là. Elle est là et être à deux n’est pas bien, moins bien que d’être seul. Elle est irréprochable. Autour, tout est vieux, laid et satisfait. J’ai souvent faim. Il fait très chaud. J’aime bien suer. Je me fais l’effet d’un vide et surtout d’un vide qui est déjà passé. Je m’expanse et c’est vide. Dernière ressource : la tête. La satisfaction est la mort de l’esprit.
La tranquillité me pèse sur les nerfs. Pas de conquête, pas d’euphorie. Et surtout ma fuite anxieuse cassée nette dans son élan. Je me retrouve en face de ce que j’ai à faire et cela est l’exact contraire de mon habituel truc d’irresponsable. Ce serait un bon moment pour avoir un abcès aux dents…

Bord de néon 
Zimmer : « Tes arguments ne sont pas dialectiques ».
À l’Atlas, rue de Buci, les Beurs et la fille qui les sucent aux chiottes en prenant dix balles par mec !
Step face au suicide : il argumente, se plaint, marmonne, essaye tout pour essayer de déculpabiliser, de sortir de ce deuil impossible.
Step fait la morale au Gnome et cent mètres plus loin fait à son tour ce pour quoi il vient de le sermonner.
Chaque personnage a son double, son négatif.
Si un Renoi braque à un endroit, ailleurs, un autre Renoi partage ce qu’il a …
Chaque jour, le premier qu’on voit, en se levant avant tout, regarde le ciel.
Le Gnome bave, se touche, écume et agite toujours sa main droite dans sa poche trouée. Il dit à Yves :
- Moi, je ne comprends pas ton rapport aux femmes. Moi, je les aime.
- Et les putes que tu vas voir toutes les semaines ?
- Elles aussi, je les aime.
Des points fixes, des choses qui reviennent inexorablement : chacun d’entre eux à son travail, Rodolphe parlant à quelqu’un qui ne l’écoute pas, Benji qui boit, etc.
Le café chez Mme René, rue de Bretagne, à 5 heures du matin.
Les fissures dans les murs que voit Step et que personne d’autre ne voit. Son monde est sordide. Chez lui, tout est junk, chaque plan se fixe. il est speed et tout ça va très vite, comme si c’était un pickpocket, une boucle d’oreille, une montre (on entend de façon quasi subliminale : tema le kem, il a une tremon à pouilldé), une porte, un ticket, une fuite, un graffiti sur une pub Damart : Moi, travailler ? Avec mon thermolactyl, jamais !
Image qui se révèle par un bruit. Un type qui baisse la voix, qui susurre, qui baratine au téléphone et qu’irrésistiblement tout le monde écoute. Un rire hors champ. Une conversation à une autre table, conversation qui envahit tout l’espace de l’image – volume, excitation, passion. Une dispute répétitive d’ivrognes.
Les Narzos causent systématiquement verlan.
Step commande à bouffer, mange deux bouchées, jette du fric sur la table et se barre.
Tout le monde le montre du doigt.
Le jour, Step parle tout seul, la nuit, il tremble, il a peur et il marmonne.


La bière commence à me répugner. La chambre est un four.
Toute consolation, toute résignation me mine rapidement. J’ai passé la nuit avec Yoyotte, Rodolphe et Michel. Cela m’a rappelé que mon quotidien pouvait être parfois autre chose qu’une inepte collection de conquête frimeuses de poussins ineptes.
Une légère angoisse constante. Perpétuelle. Remettre l’épreuve, le silence, la concentration : plus loin, plus loin, plus loin. Même quand je touche les assedic, un pas-assez et une mémoire du corps, une interférence de l’avant sur l’après. Une triste comptabilité en jours. Une stère de feuilles à taper. Une peur de tout et surtout de glisser à moins bien…
Je ne m’intéresse plus ni aux femmes ni à la bière donc je me prépare. Je dois me danser à jeun. C'est mon esprit qui est ma drogue !
Demain, j’ai 35 ans et qu’est-ce qui se passe ? Mon grand-père me fait la gueule et j’ai connu trois échecs en deux mois : Limérat, Erró et Landsweeir. Tout reste à faire, à refaire et à défaire encore.
Je me remets difficilement de ma tentative de suicide ratée : mélange de six alcools ! Crampes à l’estomac, fièvre. M’en est revenu l’épaisseur des centaines de nuits passées sans alcool quand je ne buvais jamais. C’était le speed naturel.
En ce moment, j’ai une petite vie tranquille. Je termine la dernière version du Précis (Roman). Je touche de l’argent tous les mois. J’ai la sexy Catherine à demeure. Je m’ennuie et m’adonne à mon vice par excellence : la paresse. Je recule à l’infini le moment d’attaquer le scénario. Je ne quitte le Marais que pour de très rapides aller-retour dans des cinémas. Vais-je enfin écrire ?
Je me suis serré comme le plus vieux zeste de citron que l’on puisse être à soi-même. Maintenant, c’est : invente ou crève !
Belle nuit tranquille. Pas une goutte d’alcool et moi, hilare. Gégé m’euphorise puis Snoussi prend le relais. Je cause avec une Hindoue divine, Vatcha, jusqu’à 5h30 du matin. Je la dévore des yeux. Je reste détendu. Je sais que je vais aller dormir avec Bijou. Elle aussi à parfois des profils qui me donnent de courtes décharges de plaisir. Seul point noir de la soirée, Dzahir, que de loin j’avais toujours trouvé bien, me propose de participer à son petit et sordide commerce. Certains de ces arabes nous méprisent autant qu’ils se méprisent eux-mêmes en fait.

C’est clair que si je veux rester moi-même, il va falloir que je change.



                                                                                      Yves Tenret 

mercredi 17 décembre 2014

Propédeutique de l'ivresse

        
        Être saoul, vraiment saoul. Être ivre non pas au point d’éprouver « le vrai goût du passage du temps », mais au contraire, de se sentir de toute éternité, capable de saisir l’insaisissable, l’immanence la plus absolue, la densité intangible de la pierre, la présence verticale de l’arbre, le souffle vital de l’animal, l’âme incarnée, l’esprit en contemplation. Rien de moins. Épreuve d’une vérité difficilement accessible par d’autres voies. Toute une discipline, une méthode, un protocole à respecter. Savoir boire avec excès, mais sans emportement, et sans discontinuer, pendant plus de vingt-quatre heures. Pas besoin de plus. Faire la révolution du cadran, le tour de soi. Se mettre à l’envers, au sens strict. Toute la difficulté est là : entre griserie mondaine et vulgaire beuverie, atteindre à l’ébriété-limite, cette aristocratie de l’ivresse. Moments rares et intenses, pour quelques secondes d’illuminations qui ne soient pas un délire d’alcoolique ou une simple hallucination éthylique. Commencer par un déjeuner en famille, pourquoi pas, whisky en apéritif, plaisirs de la table pour retrouver le goût de la vie. Se mettre en joie au bordeaux et au bourgogne ; ne pas trop manger, conditions indispensables pour aller loin. Ménager sa monture. Enchaîner sur des digestifs de qualité. Calva, armagnac, conversations sans importance. Ne pas être grave. Bières de l’après-midi, indispensables et dorées, fraîches en douce amertume désaltérant le buveur déshydraté. Que l’ivresse se maintienne à flot, ne s’abîme pas dans une triste fatigue ou dans une sieste impardonnable. Sortir, seul. Faire la tournée de quelques bars. Boire en silence, se taire, ne rien faire d’autre. Observer. Regarder les personnes autour de soi. Prendre ses distances avec le monde du discours et de l’action. Surveiller sa jauge à lucidité. Ne jamais perdre le contrôle. Rejoindre ensuite quelques amis. Remettre ça. Manger pour ne pas tomber, boire à petites gorgées, se maintenir avant tout dans la légèreté et la délicatesse, petites choses fragiles que l’on se doit d’entretenir par des attentions renouvelées. Éviter les sujets qui fâchent, les propos passionnés ou les envolées lyriques, prétextes à s’emporter et à s’oublier. Rester dans la courtoisie. Léger, toujours. Faire la cour au beau sexe, à une amie ou à une ex, ou pourquoi pas à la copine d’un ami, sans arrière-pensée, comme ça, pour l’élégance, le style, la galanterie et la colonne vertébrale. Rendez hommage à la beauté, du mieux que vous pouvez. 
    La nuit tombée, tout se joue. Ou comment s’engouffrer de l’autre côté sans sombrer. L’exploit, c’est le relâchement tenu, l’abandon maîtrisé. Glisser, imperceptiblement vers un autre soi-même, un double renversé, envers lucide et nocturne de sa déraison quotidienne, de sa petite folie socialisée. Entendre la voix qui sort de son corps comme si elle venait d’un autre, devenir son propre témoin étonné, surpris de ce son qui s’articule et résonne dans les os du crâne, de cette inspiration mobile qui agite l’esprit et la langue ; de cette soudaine franchise des mots qui se prononcent avant même d’être pensés. Contrôler le flot, naviguer à vue, maîtriser les transports, canaliser l’effervescence. La nuit est longue, la musique et le rire les meilleurs alliés. Art de la guerre, art de la ruine, personnelles et privées, stratégies de destruction intime : se défaire complètement de soi, sortir pour de bon de ce personnage encombrant et gauche, de ce fantôme maladroit qui n’ose pas, ne sait rien et qui a peur de tout. S’arracher. Se déchirer. Coup de fatigue au moment crucial de l’emporter  ? Alliés de taille, remèdes de cheval, alcools blancs et forts comme des partenaires de lutte : tequila, rhum, gin, vodka ; alterner les électrochocs et les pauses salvatrices, sentir sa raison chancelante vaciller sous les coups de bouteilles en boutoirs ; éprouver la volonté dévissée prendre subrepticement sa place. Mise à l’épreuve, instant critique : résister autant que possible à la nausée qui vous saisit. Surmonter le vide, le vertige du néant ; y précipiter l’adversaire, pour de bon. Perdre son estime, être minable, regagner son innocence. La fête dionysiaque est à son comble, l’aurore approche. Sortir de la partie, défait ; avancer, radieux, vers la victoire. Déjeuner au café-calva, grignoter un peu, pour le long run. Seul, à nouveau, regagner l’extérieur, regarder le soleil dehors se lever, le ciel se dégager peu à peu, les nuages changer de formes à volonté. Caresses de plumes du vent sur le visage, cheveux désordonnés en danse ondoyante devant les yeux, démarche incertaine dans la lumière du matin. S’asseoir sur un banc, laisser passer les heures, ouvrir une dernière bouteille achetée à l’épicerie du coin. Contempler, ébahi, le spectacle qui se déroule devant soi. Tout est autrement, tout a changé, pourtant rien n’a bougé. Densité irradiée du corps sur la réalité, projection de joie déchargée en vagues retournées, flux et reflux de félicité remplissant l’air et le ciel, poumons emplis de bonheur béat, tête renversée, sourire infini aux anges. L’instant présent abolit tous les autres, plus rien n’existe que ce moment-là, passé, sans broncher, au travers du temps.
Extrait de Futurs Contingents, recueil de textes de Frédéric Gournay paru aux éditions de L'irrémissible (www.frederic-gournay.com)

mercredi 10 décembre 2014

Journal d'Yves Tenret - Seconde partie




Paris, avril 1983

Rappo vient de se barrer. Il sort toujours deux cent noms propres à la seconde et là, était d’une abjecte tristesse. Et moi, je suis là avec mon habituelle façon de quémander et lui :
Ce vieux bourgogne, bien que légèrement madérisé, ne renarde pas.
Toujours la molle dérive tristounette avec le Poussin et la lente escalade dans le vice avec Olga.
Je suis retourné chez Christine pour qu’elle corrige mon texte avant livraison.
Être jugé, cette possibilité, me déprime. Rappo, sur le Yu-Yeung Tchine, m’a fait un compliment. C'était léger, m’a-t-il dit.
Il faut que je m’endurcisse. Parfois, j’ai comme un ulcère à l’estomac.
Toujours en quête du bon rythme, de branlette et de bonheur.
Et Sarah qui est venue me faire son show criseux…

Platon sur Héraclite – Plus de distinction entre veille et songe, entre perception de l’homme et du pourceau, entre juste et injuste, bien et mal, si l’on admet que rien n’existe et que tout devient, que l’être est identique au devenir.

Tondre, frustrer, rafler.
J’ai beau me souvenir de la remarque d’Antonella – faite au début de ma relation avec Sarah – comme quoi passé le moment de séduction, je suis à chaque fois déçu par ma partenaire. J’ai beau l’avoir vécu 15 fois : l'anxiété, la conquête, le sentiment des possibles, je ne me sens quand même pas aussi bien… Conneries !
Je lui fais le plan : pour me montrer que tu m’aimes ; pourrais-tu être moins passive ?
Ai-je envie d’avoir une femme pour pouvoir la tromper ? J’aimerai pouvoir effacer Anne-Pia et Sarah de ma mémoire.
Lourd encore… Et puis, tout est à venir. Mais à quoi cela sert-il de le savoir ?
Le rat est fasciné par le singe (Sarah, Emma, Catherine).

Superbe longue causerie avec Sarah qu’elle conclut par un « je t’adore ».
C. F. (Coercitus feci).
On fait l’amour, et non de dieu, bien ! Et elle me dit murmure : je t’aime, je t’aime, je t’aime. Et avant de m’endormir, tout en grommelant, basta avec la guimauve, je prend la décision de lui être fidèle.
Tous les soirs, je l’attends. T’es niqué, mon vieux…

Au début, c’était une plaisanterie mais maintenant, cela commençait à devenir sérieux. Je suis tellement bien quand elle est là que je commence à avoir la trouille. Et si je devenais gaga ?
On est mort de rire toute la journée, souvent bourrés, ne dormant quasi plus. Hier, j’ai du dire trois milles fois : je t’adore. Peut-être vais-je enfin arriver à penser « ma » femme et ce serait génial.

Amoureux ! c’est incroyable.

Tout est au point mort. Je me sens toujours aussi bien avec Catherine. Je suis saoul tous les soirs. Je ne fous rien. Je n’ai aucune nouvelle d’Otto ou de Pajak. Mon rêve de revue reste voir d’en rester un. Cinquième mois de mon congé étatique. À part un malaise persistant sur la thune, je me sens exceptionnellement bien.

J’ai toujours avec moi un script de rechange.
Une volonté de défaire.
L’étiquette « poète maudit » est aussi pratique qu’un imperméable, disait Khlebnikov.
Phrase brève, mots simples, durs, langue orale, laconisme, sang froid, indifférence.

Je crois que c’est Ok. Elle comprend tout et a du tempérament. Nos genoux s’adorent. Je me suis déclaré après avoir bu plusieurs verres d’alcools différents.
Tu crois que dans huit jours, dans six mois, quand je ne suis pas là, lui demandai-je inlassablement ?
Ce matin, je suis heureux, cassé, foutu. J’ai mal, plus de force, même pas celle de gerber. à part, l’épisode Youri, j’ai tout raconté.
Essentiellement ma femme. Elle s’est endormie. Je la serrais à l’étouffer. Elle m’a envoyé une grande ruade dans les jambes. J’arrête. Suffit ! On s’est assez occupé de moi. Maintenant, nous allons nous occuper d’elle. Je criais :
J’en ai marre, j’en ai marre, j’en ai marre.
Je ne dors plus, ne lis plus, n’écris plus. Je ne fais que penser à elle. Je devais craquer ! C’est fait. Ce qui est marrant, c’est que j’en suis littéralement malade, physiquement donc s’entend. Ma femme va pouvoir expérimenter la validité de mes promesses. La litanie de mes sarcasmes. Je répète :
Moi, je suis vieux et toi, tu es une petite chanceuse.
Aucune nouvelle d’Otto ni de Pajak.
Reçu par la poste un très beau programme bruxellois sur les films de Goël.
Je ne suis pas de ma race : je tiens mal l’alcool.

Refuser toutes les normes, n’est-ce pas les accepter toutes ?
Quelle est la fonction de la norme ?

On peut se perdre dans l’extermination des métaphores.
L’absence de détail déstructure le flot des imprécations.
Ce qui est réellement présent ne peut survivre que par une répétition monotone, obsessionnelle, ruminative, inconsciente de son lent renouvellement quasi organique.

Ce n’est sans doute pas si nul ni si ridicule que ça, la dignité.
Pourquoi ça marche ? Ça me dépasse. Je n’ai pas envie d’être fidèle, je n’y pense pas, je suis fidèle.
Avec ce que je pense être une grande sincérité, elle m’a dit oui à tout.
Elle dort, je me sens euphorique : je suis seul et elle est là.
J’ai encore des efforts à faire. Ne jamais douter d’elle et cesser de m’économiser.
À cause d’elle, je n’arrive plus à dormir et ça, elle ne le sait pas.
Je vais enfin pouvoir sortir de cette bizarre gentillesse dans laquelle j’étais en train de m’enfoncer.
Elle comprend tout.
Le suprême bien, c’est qu’elle me réconcilie avec le vagin. J’éprouve des jouissances incroyables et ceci simplement dès que je la pénètre.
La dernière fois que j’ai dit « je t’aime », c’était à Sarah et pendant quasi toute la dernière année passée avec elle, je lui répétais pratiquement à chaque fois que nous nous voyions mais toujours en ajoutant et je vais te tuer.

Celui-là, je vais le tuer.
Vous voulez tuer tout le monde ce soir, mon petit agneau. Et la fille, vous l’avez fait pleurer.
D’accord, c’est ridicule, bien-sûr que je ne veux tuer personne…

En ce moment, je suis souvent ému et ce qui m’émeut m’ouvre aux autres, je donne, c’est agréable mais qu’est-ce qui fait que derrière tout ça, je sois mort de trouille ?

Le râle à gorge blanche.

Combien de fois n’ai-je pas été saoul de provocations et de moi-même ?! La pratique de l’injure. Franchise légendaire. J’ai monopolisé le vin sous mes pieds. Qui ? Qui ? On veut des noms. On veut des noms.
Bizarre ce stress. Que peut-il bien sortir de la fatigue ? A croire qu’il n’y a que le tout ou rien. L’obsession du sens me compresse. À chaque instant d’abandon, le rêve éveillé se pointe et me débilite. Sans ostracisme aucun, ma théorie de la superficialité a vécu, bien vécu.
Mon fanatisme ? La condensation et les yeux ludiques du myope.
Décentrement, mon amour, tu es vertige.
Le beau texte grave de la lassitude est ce qui leste si ne fonde…
Ni science, ni humeur, ce n’est pas que la carne soit mauvaise mais ce qu’il n’en reste plus.
D’être faible, je fus toujours fort.
Il faut en finir avec tout ce qui est guindé.
Tolérance, estime, et par-dessus tout, indifférence, seront eux aussi objet d’envie.
Je dois m’auto-violer jusqu’à l’extrême de toutes les intensités. Pour les assis, je suis couché et pour les couchés, je suis debout. C’est d’un inconfortable…

Ah, devenir sans morgue, délivré et surtout, imaginatif.



Cette fois-ci, ça y est, je suis vraiment vieux. Coup de veine pour la petite chanceuse. J’ai envie d’avoir des enfants, trois filles, rien que pour pouvoir leur faire des scènes de jalousie. J’ai aussi envie de vieillir avec quelqu’un. Faut reconnaître que je ne prends pas beaucoup de risque en écrivant cela parce que seul et torturé, si cela arrive, je me donnerai à ce qui reste à faire. Ah, les mots !
Et si j’étais en train de devenir réellement dingue ?

Elle fait Souchon et moi, Adjani. elle est partie en Algérie pour 4 jours. J’ai une bonne crève coupe-désir, crampes au ventre, mal au dos, cils crouteux, nez coulant. Y'a de la joie ! La pêche que j’ai !!! Demain rencard pour faire de la figuration. Une fille est passée au Bleu-Nuit. Même endroit avec Yoyotte et Catherine, une fille me dit s’appeler Yasmina et je me fous à chialer.
Je suis traversé de frissons atroces.
Le sexe, elle et moi, c’est l’Eldorado. Là, elle gomme. Hier, accroupie sur moi. On se roule là-dedans. Et ça va être plus que tout ce que j’imagine.
J’ai même mal aux oreilles, pas dedans, aux oreilles !
Ça baigne.

Je n’arrive plus à cacher mon âme. Je nage en pleine agressivité douce. Dommage que cela soit si pénible pour le corps. Je n’ai pas débourré depuis un mois. Je sens tout. J’ai un troisième œil qui fonctionne à plein. Hier, appuyé contre la paroi, entre Katynka et Madeleine – elles parlaient suédois – les yeux fermés, je planais. Chez Mme Suzanne, j’hurle : – il y a de plus en plus de pédés dans ce bistrot !
Personne ne me frappe. Ai-je la baraka ? Une suédoise, petite et grosse, me fait des avances. La tête toute à Catherine, je l’ignore. Je jacte comme une mitrailleuse.
Loïc : – tu deviens fou ?
Moi : – oui, et alors ? Ça te regarde ? C’est moi ou toi qui devient fou ?
Je passe de la morve joyeuse à la tendresse.
Je demande à William de ne pas me mentir. Et il est midi et je suis de nouveau là, à ne rien pour faire.
Vertige, vertige, vertige.
J’arrête de boire ! Cette fois-ci, c’est décidé, j’arrête de boire.

Encore deux, trois bières, et je vous construirai des situations, mais des situations, comment vous vous dire, des situations…
Il faudrait quand même que je m’autorise à dire quelque chose quand je parle, bon, ceci dit, comme je parle tout le temps, cela risque de ne pas être très pratique.
Ce qui est sûr, c’est que pour l’emporter alors qu’on ne profère jamais que de vagues généralités, il faut une grande capacité à mimer la conviction. Je mime aussi l’assentiment de mon interlocuteur… Je suis un être essentiellement verbal et c’est une chose étrange que cette double articulation, signifiant/signifié.
Paumé ? Et comment !
Vu mon goût constant pour les rades pourris, j’aurai dû être journaliste.
J’aime surtout la curiosité pour elle-même, les clichés et les anecdotes.
Ma jolie petite frimousse va t’elle disparaître dans la masse informe que devient mon corps ?
Presque tous les indécis, les inquiets et les anxieux savent que je suis toujours là pour eux. Le « presque », c’est l’effet Macintosh.

Saoul, j’arrive à me brûler le sexe avec une cigarette ! Et de plus en plus souvent, je parle tout seul.
Hier, j’ai fait de la figuration dans une connerie de Claude Berri qui va s’appeler Tchao Pantin. j’ai vu travailler Nuytten !
J’attend Catherine et c’est tout.
Hier, j’ai agressé cinq mecs sympas donc cela venait de moi. Marrant ce deal : plus de corps mais un monstre supplément d’âme.
Olga m’a laissé un fort volume de Zweig chez M. et Mme Philippe. Ça me touche beaucoup.

Comme un friselis de tristesse. Tout va bien, tout est calme et c’est difficile pour moi. Pour que ça baigne, c’est moche mais il me faut l’hystérie, les cuites, les excès.
J’ai beaucoup d’amitié pour M. Philippe qui a plus ou moins 70 ans et je crois que c’est réciproque. Nous nous aimons…
Le sexe avec Catherine reste divin. On s’encastre l’un dans l’autre à merveille.
Hier, j’ai dit à Rappo : – épouse Laurence. Tu la feras baiser par votre chauffeur.

Bon, bon, faut que j’arrête tout : les cuites, l’hystérie, les cris.
Coups de règle. Tu m’apporteras la ceinture ? oui, oui…
Je ne contrôle plus rien, j’hurle, j’ai des trous de mémoire, je gémis.

Faut que je retourne à mes chères études. Que je sois sobre, auto-discipliné et d’une profonde indifférence enjouée.


                                                                                    Yves Tenret

samedi 6 décembre 2014

Faux frère



        C’est au début des années quatre-vingt, dans un collège des Hauts-de-Seine, au commencement de l’année de quatrième ; à l’interclasse, un grand garçon maigre me saute dessus en demandant, le visage à trois centimètres du mien et criant presque, si moi aussi je dessine, comme on le lui a dit. Sans attendre de réponse, il m’invite à regarder un dessin dans son cahier de textes, représentant un personnage, mi-homme mi-machine, avec des erreurs de morphologie et de proportions ; quelques détails sont bien réalisés, et l’ensemble ne manque pas d’imagination. On l’a bien renseigné, à cet âge-là, dessiner est la seule chose que je sais faire. Je ne travaille pas en cours, je ne fais pas mes devoirs. Pour tromper l’incommensurable ennui qui ne me quitte pas, je ne fais que dessiner, dans les marges des cahiers, en pleine page, sur des feuilles volantes, du matin au soir. Les bulletins scolaires sont catastrophiques, remplis d’avertissements, de menaces de redoublement ou de renvoi ; je suis régulièrement dernier de la classe, sauf en dessin, où je suis premier. J’ai également quelques fulgurances en français, des vingt sur vingt viennent parfois relever une moyenne générale très basse, mais aucun professeur principal, ni aucun conseiller d’orientation, durant tout ce temps, ne s’avise de dire à mes parents qu’il y a là peut-être quelque chose d’intéressant, de valable ou de simplement prometteur pour l’avenir. À la place, ce sont les redoublements forcés, les orientations proposées à chaque fin de cycle : CAP chaudronnerie, BEP prothésiste dentaire ou coiffure. C’est le triomphe, en ces années où la gauche accède au pouvoir, du calcul, de l’économie et de la gestion, voies royales vers la réussite, la sélection implacable par les mathématiques – le langage de la science – au coefficient valant double ou triple de celui des autres matières. L’héritage giscardien se porte bien. Le grand garçon maigre me demande ce que je pense de son cyborg, et comment je m’appelle, lui c’est Pierre. Au cours suivant, il se met à une rangée de moi où, du haut de son torse désarticulé en girouette, il essaye de voir ce que je peux bien dessiner. Comme du bras je ne lui laisse rien apercevoir de mon Iron-man, il doit se contenter d’un de mes croquis jeté à la poubelle qu’il récupère et qu’il s’évertue à recopier. C’est moi alors qui lui saute dessus en l’engueulant, lui reprochant vertement non pas de me copier, mais de copier un dessin qui n’est pas terminé. C’est ainsi que nous devenons amis, nous mettant rapidement, pendant les cours et en dehors, à concevoir des bandes dessinées ensemble, de super héros masqués défendant dans l’ombre la vérité et la justice. Il apparaît assez vite que je dessine mieux que Pierre – à treize ans je réalise déjà des BD de plusieurs pages, dont une mettant en scène une tuerie dans l’école me vaut une petite réputation au sein du collège, où l’on y voit un homme, fusil à l’épaule et grenades à la ceinture, descendre en rappel dans le bâtiment et massacrer un à un tous les professeurs, en commençant par abattre d’une balle dans la tête le professeur de mathématiques et finissant par faire sauter la salle des profs à la dynamite ; le professeur de dessin, bienveillant, n’a pas manqué de la montrer à tous ses collègues –, aussi Pierre se retrouve-t-il à la conception des scénarios et moi à leur réalisation. Pierre est obsédé dans les récits d’anticipation qu’il invente par la figure du savant fou, ce démiurge possédé par le mal et assoiffé de reconnaissance universelle. Moi, ce qui m’intéresse, c’est le héros solitaire qui défend la nuit les victimes du jour et qui ne reçoit comme récompense pour le péril et le sacrifice de sa vie que l’ingratitude sociale et la vindicte populaire, à l’instar de Spiderman. On se voit tous les week-ends, il vient chez moi, je cuisine, on regarde des films en vidéo, 2001 l’odyssée de l’espace, Blade Runner, Excalibur ; je viens chez lui, on dessine, on partage l’ennui, on mange dehors avec les tickets-restaurant de sa mère, Mc Do ou pizza, on va au cinéma, on découvre Alien, Robocop, Terminator. Pierre travaille mieux que moi et passe en classe supérieure, je redouble et me fais virer. Je me retrouve dans un collège parisien de la rue du Bac dans une classe spéciale de remise à niveau pour élèves en difficultés, préparant à une section littéraire et artistique qui vient d’être créée. Pierre, lui, commence une filière gestion. Nous ne nous perdons pas de vue, nous faisons un fanzine, une petite revue amateur tirée sur photocopieuse à une trentaine d’exemplaires, pliés et agrafés par nos soins que nous vendons autour de nous et à la Librairie Parallèles rue St-Honoré. On y écrit et y dessine, c’est satirique, nihiliste et provocateur, scato, nécro, zoo, tout y passe ; on ne respecte rien ni personne. Les héros de l’enfance sont loin. L’année d’après, je me fais renvoyer une nouvelle fois, pour indiscipline, tricherie au brevet blanc et soupçons de trafic de drogue. Pierre échoue en gestion et redouble, plus par désintérêt et fainéantise que par inaptitude. Je m’éloigne de lui – j’ai rencontré Childéric –, le haschich et le rock deviennent de plus en plus importants dans ma vie. Je suis parti en Italie, j’ai découvert la peinture. Après une année de quasi-solitude dans une boite à bac pour fils à papa de Neuilly où mes parents m’ont inscrit en se saignant aux quatre veines pour m’éviter un BEP sanitaire et social, je rejoins Pierre dans un lycée plus modeste de la rue d’Assas, dans la même classe – l’année précédente il a réussi à convaincre ses parents qu’il n’était pas fait pour la gestion et qu’il voulait faire comme moi, dessiner et passer un bac artistique. Nous sommes partis en vacances ensemble à plusieurs reprises, la première fois au ski où je lui fais fumer son premier joint, j’ai emmené du pollen ; il est si malade qu’il jure de ne plus jamais y toucher. Une seconde fois, nous allons en Bretagne chez un ami commun, Yannick, il connaît le premier amour ; il est si malheureux à son départ qu’il promet qu’on ne l’y reprendra plus. J’ai rencontré Malika, la sœur, dont je tombe fou amoureux, et je ne souffre pas moins que lui, à fin de l’été, des déchirements de la séparation. C’est dans le lycée de la rue d’Assas que nous rencontrons Ben, Patrice et les deux François, qui vont participer pour la plupart à notre fanzine, étoffé et tiré à un nombre d’exemplaires plus important. Nous sommes à côté du Luxembourg, de la place St-Sulpice, du Quartier Latin. On va dans les cinémas d’art et d’essai, on traine dans les librairies. Il y a les figures fantomatiques de Rimbaud, Breton, Cocteau, Genet ; Sartre et Camus, on n’en a rien à faire. Entre les cours ou à la fin de la journée, nous nous rendons dans les bars, le demi remplace le café, les discussions se font passionnées, verbeuses et interminables. Patrice est bassiste dans un groupe théâtral qui cite Artaud et Bataille, l’un des deux François se dit anarchiste, il lit Proudhon, Bakounine, je découvre Nietzsche, Par delà Bien et Mal. Au terme d’une réunion houleuse et d’un vote à main levée qui désavoue Pierre, je deviens, à sa place, le rédacteur en chef de la revue. La BD ne m’intéresse plus, je me mets à la peinture. Je commence à être intime avec Ben, qui n’aime pas beaucoup le reste de la bande, on passe beaucoup de soirées et de week-ends tous les deux, à se défoncer, à parler des filles et à sortir. Les occasions de disputes avec Pierre se font plus fréquentes, sur la revue, sur l’organisation des soirées, le temps où il vient dormir à la maison est passé. Je me fais encore virer – pour quel motif cette fois-ci ? –, je pars avec Ben dans le lycée d’à côté qui prend tout le monde, ayant le taux de réussite au bac le plus bas de France. Le directeur m’a reçu dans son bureau – ma pauvre mère, découragée, me laisse aller seul aux rendez-vous avec les chefs d’établissement –, il m’a regardé longuement dans les yeux avant de parler, puis m’a déclaré que mon dossier était pourri, mais qu’il s’en foutait, que pour lui j’étais un artiste, ça se voyait, tout le disait : mes yeux, mes mains, ma bouche, qu’il se moquait de rencontrer mes parents, que j’ai mon bac ou pas ; ce qu’il voulait, c’est que je m’épanouisse dans son établissement durant l’année. Il m’a montré dans l’appartement qui jouxte son bureau des assiettes peintes de Cocteau, un pantalon en cuir confectionné par un de ses élèves. La distance prise avec Pierre – quelques dizaines de mètres de trottoir – redonne du souffle à l'amitié ; le lien avec les autres n’est pas rompu. Les réunions se déroulent dans les cafés, chez Patrice qui organise des soirées à thèmes, artistiques ou littéraires ; en plus de la pratique de la basse, il s’adonne aux collages, aux montages, invite des filles dont il peint le corps en vert. On inaugure notre concours gastronomique. Après le bac, eu de justesse au rattrapage grâce aux notes en histoire de l’art et en philosophie, je pars en Turquie rejoindre Patrice et à un ami à lui à Istanbul. Pierre n’est pas du voyage. À la rentrée, alors que tous les amis se destinent aux prépas pour les Arts-Déco ou les Beaux-Arts, j’annonce à leur grande surprise que je me suis inscrit en philo à Paris I. Je donne à Pierre mes tubes, mes pinceaux et ma palette, à François les mines et les cartons toilés. La solitude de la peinture me pèse trop. Je rêve d’aventure collective, de création en commun, de destin partagé, plus encore de bruit, d’excès et de danger. J’achète une paire de baguettes dans un magasin de musique et me mets à la batterie, répétant avec Patrice. Au bout de trois mois je joue dans un groupe, six mois après je donne un premier concert. Pierre ne comprend pas l'abandon du dessin et de la peinture, pour lui j’étais le plus doué et il ne prend pas au sérieux l'engagement dans le rock. Nous repartons en vacances ensemble, après que j’ai revu Malika en Bretagne – encore une chose que Pierre comprend mal –, nous découvrons les pays de l’Est, nous nous rendons à Prague, nous cherchons la tombe de Kafka ; nous rentrons par l’Allemagne et les musées, pour l’expressionnisme, la peinture flamande. Pierre entre aux Beaux-arts et moi à la Sorbonne, nous ne fréquentons plus les mêmes personnes ; à l’exception de Patrice, nous avons perdu le contact avec les amis de lycée, quelques sombres histoires de fille entre Pierre et François ayant achevé de défaire des attaches distendues. Alors que je travaille chez mes parents, que je vis avec Estelle, rencontrée en philosophie, que j’enchaîne les répétitions et les concerts, que je passe la licence et prépare un mémoire de maîtrise, que je sors incessamment avec les potes musiciens et avec Ben, toujours à l’affût de nouvelles drogues et de nouveaux endroits à découvrir, je ne veux pas perdre le contact avec Pierre. Je vais régulièrement le voir à l'atelier, dans les endroits où il commence à exposer ; il vient aux concerts, on passe toujours des soirées ensemble, à manger pas mal, à boire beaucoup, à discuter plus encore. Pierre reste le lien privilégié avec l’enfance, l’adolescence, avec certaines promesses que je me suis faites, des serments gravés dans la tête. C’est un repère fixe, un phare, qui me rappelle d’où je viens et où je vais. Je le connais bien, il me connaît bien, on ne peut guère se mentir ou se raconter des histoires, même s’il est incapable de me dire si la musique que je fais est bonne ou mauvaise, et qu’il laisse entendre dans mon dos que j’arrêterai certainement quand j’aurai trouvé un vrai métier. Je ne dis pas, moi, aux amis en son absence que sa peinture est sans valeur et qu’il ferait mieux de se choisir une autre vocation. Est-ce lui qui a raison ? À ce moment, Pierre est sur la crête, peignant tous les jours ou presque, ne vivant que de peinture, étant prêt à se battre physiquement pour la défendre – je l’ai vu mettre son poing sur la figure d’un malheureux camarade des Beaux-arts qui voulait monter le son de la radio dans l'atelier, le jour de la fête de la musique. Je me perds quant à moi dans l’alcool, les drogues, les tromperies, je sors avec la chanteuse du groupe, ce qui précipite son renvoi, je suis soûl ou défoncé tous les soirs. Je rate l’admission aux concours. J’essaye d’arrêter de boire, je me remets avec Estelle, je me réinscris à l’IUFM où Pierre vient de s’inscrire en Arts plastiques, où les chances de réussite sont plus élevées qu’en philosophie. Pour lui comme pour moi, professeur est alors le seul métier alimentaire qui ne nous paraît pas trop indigne pour parvenir à nos fins. Dans les couloirs de l’IUFM court la blague, que nous nous répétons, que seuls les incapables enseignent et que les incapables d’enseigner enseignent le sport. Quand je lui fais remarquer, lors d’une réunion de rentrée pédagogique dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne où nous sommes côte à côte, que ça fait quand même quelque chose d’être là, assis tous les deux sur les mêmes bancs, plus de dix ans après notre première rencontre, il fait celui qui ne voit pas ce que je veux dire, indifférence feinte ou réelle ?, lui qui passe son temps à faire valoir dans nos relations l’importance du poids des années, surtout quand la discussion s’envenime et qu’elle prend le tour de la fâcherie, alors que je persiste à répéter qu’en amitié comme en tout, rien n’est jamais acquis, et qu’il faut savoir tout remettre en cause. Pierre réussit à l’agrégation – à l’oral, il a tiré un sujet sur Viallat, son directeur d’atelier aux Beaux-arts –, il expose, trouve une galeriste, il se met au webdesign, obtient des commandes. J’abandonne la philosophie, je deviens journaliste pour le teufeur.com, je suis payé pour sortir et boire des coups, chroniquer les lieux de fête de la capitale. Marc a rejoint le groupe, de vieux démons ne tardent pas à nous rattraper : dépendances diverses, égoïsme, grand orgueil et petites lâchetés ; le manager nous laisse tomber, Aurélien quitte le groupe, puis Sacha. Ben est parti à l’étranger, je me sépare d’Estelle. Pierre a rencontré Corinne, ils habitent une maison à Montreuil ; à Paris j’habite un studio, je sors avec des filles avec lesquelles je ne reste pas un mois. Nous aimons à nous revoir seuls, sans compagnes, il m’invite à dîner, me paye le resto, il me prête de l’argent quand je suis dans le besoin. Un soir, il m’avoue qu’il ne comprend pas pourquoi, après toutes ces années, je garde sur lui comme ça un ascendant, est-ce parce que je suis né neuf jours avant lui ? Il ne peut se permettre avec moi d’être paternaliste comme il peut l’être avec d’autres, à qui il peut rappeler sur un ton plus ou moins condescendant ce qu’ils doivent faire ou non, penser ou pas, dire ou taire – à savoir à leur place ce qui est bien pour eux, ce qui est convenable, s’autorisant même à les traiter à l’occasion de crétin, de pauvre type ou d’abruti. Il n’est pas devenu prof pour rien. Avec moi, il n’a jamais pu. Ce serait plutôt l’inverse, je peux me permettre de l’engueuler, de lui faire la leçon et ce n’est pas pour lui déplaire. De même qu’en peinture, il n’a pas peur de reconnaître qu’il y a de moi dans ses toiles, il y a de toi dans ma peinture, répète-t-il. Il a réécouté notre musique à Marc et à moi, il trouve ça bien maintenant, il se souvient d’un concert qui l’a particulièrement marqué, à la Guinguette-Pirate ou au Divan du Monde ? Il y a un morceau de nous qu’il adore, le recul, très émouvant, et qu’il a mis en ligne pour illustrer un de ses films. La seule chose que j’ai pu lui répondre, surmontant un dépit agacé, est qu’il aurait dû aimer ça au moment où ça se faisait, avant que le groupe ne se sépare, quand c’était encore vivant. Où était-il quand je jouais ma vie sur scène ? Certes, dans la salle parfois, sur invitation toujours, mais de quel soutien ? J’aurais aimé également qu’il me dise ce qu’il a pensé du manuscrit que je lui ai refilé et qu’il a lu, qu’il me rende un peu du courage dont j’ai fait preuve face à ses toiles ou à ses films, mais non, là encore, il ne sait pas quoi me dire, si c’est bien ou pas, si ça vaut quelque chose ou non, si c’est de la littérature ou de la merde.
Extrait de Faux frère, quatrième roman de Frédéric Gournay,
disponible à partir du 10 décembre 2014 
aux éditions de L'irrémissible