mardi 25 février 2020

L'amour des chauves-souris, suite

    


    Je n'ai pas beaucoup dormi, Assia non plus. J'insiste pour qu'elle parte à Ko Tao, elle refuse d'y aller sans moi, je la mets dehors en lui disant que ce n'est rien, ce soir je serai rétabli, ce n'est qu'une insolation, l'histoire de 24h, 48 maxi. Elle part, je me sens mieux ; je déjeune, je lis Nietzsche, je me sens guéri. Je retourne me coucher. Au réveil je tremble de partout et je claque des dents. Je prends ma température : 39°. Je commence à redouter que ce soit la dengue ou le palu. Ou le sras ? Je relis les pages Santé des deux guides, je détaille tous les symptômes. Je verrai bien ce soir, quand Assia reviendra. Je repense à hier, à la dispute la plus sérieuse que nous ayons eue depuis notre départ. La journée avait pourtant bien commencé ; lors de la baignade matinale je lui ai annoncé que j'étais à sec, ça l'a fait rire. On est allé à Lamai Beach, une plage de sable blanc aussi belle que Chaweng mais beaucoup moins fréquentée ; on s'est écroulé sous les tentes sarrasines du Chill-out Bar, accoudés à des coussins triangulaires posés sur des nattes. Assia n'a pas su résister à l'appel de la mer, elle a piqué une tête dans l'eau cristalline, j'ai commandé un bloody mary, à onze heures du matin ; les enceintes du bar passait Air, Basement Jaxx, cette grosse crêpe de Moby, Nitin Shawhney, Lamb, j'ai dansé allongé. Nous avons déjeuné dans une échoppe, on s'est encore arraché la gueule au piment, on s'est promené sous un soleil sans indulgence. Assia a fait un scandale dans un magasin, prétendant qu'un Thaïlandais lui avait volé sa monnaie, elle s'est énervée – ce qui a fait rire tous les Thaïs –, elle les a traité de voleurs, là ça a coincé, je lui ai dit de se calmer et de ne pas dire des choses pareilles, elle est sortie du magasin en pleurant. Nous nous sommes disputés sur le parking, elle m'a reproché de ne pas la soutenir ; j'étais de dos, je regardais la presse internationale, les journaux français parlaient toujours de l'affaire Trintignant-Cantat ; Marie Trintignant, l'habituée des seconds rôles, est devenue l'une des plus grandes actrices françaises et Bertrand Cantat est maintenant la pire des ordures – que l'opprobre monte encore contre lui et je serai bientôt de son côté –, je n'ai rien vu de ce qui s'est passé ; c'est peut-être elle qui s'est trompée en comptant, elle met toujours sa monnaie n'importe comment, elle n'a qu'à mieux ranger ses billets ; elle me le répète, elle s'est sentie très seule dans l'épreuve. Qu'elle se soit fait voler ou non sa monnaie ne change rien au problème, sa phrase était tout simplement raciste. Elle est remontée sur la moto sans se tenir à moi, on ne s'est plus adressé la parole de tout le trajet, jusqu'à Hua Thanon. La vodka, le piment, le soleil, la dispute, tout me chauffait la tête, sous ma casquette Wu-tang, je ne pensais plus qu'à rentrer. Nous avons été voir Grand Pa et Grand Ma, deux formations rocheuses qui représentent un phallus dressé et une vulve détrempée distantes l'une de l'autre d'un jet de pierre, sculptures naturelles en bord de mer qui font toute la popularité du lieu. Beaucoup rient en les voyant, d'autres gardent un silence gêné ; dans l'énervement et la chaleur, je n'y ai vu que l'écart irréductible qui sépare les deux sexes, la fatalité de l'abîme qui les oppose – les hommes et les femmes ne s'aiment jamais que sur des malentendus, dissipés bien assez tôt dans l'effroi et la colère –, après les transports et les vagues qui nous unissent, la mer retirée, ne restent plus que les écueils du sable et l'échouage en solitaire. Heureusement Assia s'est montrée plus intelligente que moi, elle est venue me voir, conciliante, à demie repentante – elle ne sait pas faire la tête, j'ai dans le domaine des années de pratique –, je rageais d'autant plus que je venais de perdre une pellicule photo. Nous avons visité un village de pêcheurs musulman, où tout le monde nous a souhaité la bienvenue, nous avons été invités à prendre un verre par plusieurs familles, ces attentions nous ont touché et ont achevé de nous réconcilier tous les deux. Nous avons marché le long de la plage, enjambant les filets et les bouées, des gamins se baignant nus ont posé pour se faire prendre en photo dans l'eau, ils ont ri de notre refus de leur donner de l'argent. Il y avait un grand nombre de croix à terre, à bord des bateaux – dans un village musulman ? –, j'ai mis du temps avant de comprendre que c'était pour suspendre les filets, j'y ai vu autant de crucifix. L'ardeur du soleil m'est devenu intolérable, c'est à ce moment que j'ai senti la fièvre me gagner. La route du retour m'a paru interminable. En arrivant, Assia a réclamé la leçon de moto que je lui avais promise. Je suis allé me baigner, j'ai pris deux Doliprane la chaleur m'a quitté ; j'ai conduit Assia sur un chemin pour lui apprendre à débrayer et à passer les vitesses au pied, elle a poussé des accélérations en criant, riant de sa peur. Pour le dîner nous sommes aller chez Eddy essayer le menu composé de cinq currys, dont un vraiment fort qu'on a eu du mal à finir, j'ai calé au troisième, un curry à la banane. Nous avons pris notre dernier cachet de Lariam ; avec les Dolipranes, le vin et les currys, ça a fait un drôle de mélange, je ne me suis pas senti bien en me couchant. 

    Je regarde l'horloge, je n'ai aucune idée de l'heure à laquelle Assia va rentrer, je veux manger un peu, rien ne me fait envie ; je me recouche avec appréhension. J'alterne sommeil et veille, coups de froid et coups de chaud, ne sachant plus lesquels désirer. À six heures, Assia, rayonnante, pousse la porte du bungalow, je suis en train de prendre ma température, pleine de gaieté elle me remet un cadeau, une photo d'elle imprimée sur une assiette, prise quand elle est montée à bord du bateau du club et qu'on lui a remise au retour ; elle a dessus une expression navrée, semblant dire, oh non pas le souvenir kitch pour touristes. Elle me demande comment ça va, si j'ai toujours de la fièvre, oui 40. Elle panique, elle ressort chercher un médecin, les filles de la villa lui demandent où elle était, ce qu'elle a fait, elles m'ont vu abattu ce midi et enfermé tout l'après-midi, elles se sont étonnées de son absence, elles le lui font sentir. J'entends que ça s'agite, mais il ne se passe pas grand chose, oui il y a un médecin, non il ne peut pas venir jusque là, la villa est trop éloignée, il n'y a même pas de route bitumée, est-ce que je peux marcher ? Il vaut peut-être mieux aller à l'hôpital, est-ce vraiment grave ? Assia s'énerve, mon copain a 40 de fièvre, à 42, on meurt ! Elle éclate en sanglots. Ça fait deux fois qu'elle pleure en deux jours, ça me touche. Le fils de la maison propose de me conduire à l'hôpital, je refuse de me lever, l'idée du trajet en voiture me terrorise, je suis sûr de vomir. On appelle un autre médecin, il ne viendra pas davantage, la nuit va tomber, il ne connaît pas le chemin. Je n'ai pas d'autres choix que de me lever, d'aller jusqu'à la voiture, d'endurer la nausée durant tout le trajet – je ne sais pas où on va, quand est-ce qu'on arrivera –, me voyant devenir de plus en plus blanc sur la banquette arrière, Assia ne peut cacher son inquiétude.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay


mardi 18 février 2020

L'amour des chauves-souris

               




    L'hôtel où nous sommes descendus est désert, une partie est en travaux, nous avons facilement négocié pour deux nuits, la chambre sent un peu le moisi, le mobilier date des années soixante-dix, mais la piscine arrondie, entourée de transats, nous a décidés. Sentant une déprime aussi soudaine qu'inexpliquée m'envahir, j'ai bu deux bières et piqué une tête dans l'eau, Assia m'a rejoint dans le bassin, le délassement escompté n'est pas venu. Est-ce le contrecoup de la révélation d'hier ? Doit-elle toujours être payée de ce prix ? Comme chaque fois qu'une telle extase me déprend de moi-même ? Je crois toucher une vérité fondamentale, qui m'ouvre une dimension insoupçonnée du monde ; dès le lendemain, je retombe, défait, prisonnier de mes petites représentations en rivalité. Est-ce l'essence de la vérité, que d'apparaître dans un éclair pour se voiler aussitôt ? Est-ce ainsi que les philosophes vivent ? Les artistes partagent-ils leur sort, condamnés dans leur quête de beauté à être, comme eux, éternellement insatisfaits ? Ne serait-ce pas plutôt, tout bonnement, un symptôme classique de dépression, accentué par un léger alcoolisme tropical ? Une décompensation, comme disent les psychiatres, de maniaco-dépressif ? C'est vrai que le terme n'est plus employé, on lui préfère désormais celui de bipolaire, c'est moins effrayant, la maniaquerie et le désespoir ont disparu, ça ne sonne presque plus comme une maladie, dont on devrait guérir un jour, mais comme un trait de caractère, à la limite secondaire, et gérable moyennant une psychothérapie et quelques médicaments ; il y a bien les binationaux, les bilingues, les doubles résidents, les adultères, les adeptes de la vie séparée : cours du soir, clubs de sport, sites de rencontres, boîtes échangistes, tables de jeu, paris clandestins, bars de nuit, hôtels de passe, passions secrètes, collections onéreuses, violents violons d'Ingres, vénérations d'arts – Je suis passionné de jazz, et toi ? Moi, je suis bipolaire – Chacun son truc. Je ne suis pas philosophe, je ne suis pas artiste, je suis déprimé, c'est tout. Je ne suis pas même nietzschéen, seulement dépressif, comme Nietzsche avant l'effondrement final qui alternait de plus en plus les phases d'euphorie avec les phases d'abattement. Je nage en faisant le tour du bassin, comme un poisson rouge dans un bocal, ne remontant à la surface que pour prendre ma respiration en évitant le regard d'Assia. Le fait de se retrouver avec elle dans une ville qui me rappelle un amour mort n'aide pas, c'est certain. Cité fantôme ? C'est moi qui suis hanté, pour ne pas dire possédé. J'ai passé sept ans avec Estelle, qu'est-ce qu'il en reste ? Une belle amitié qui me fait de belles jambes, c'est vrai. Ça fait deux ans que je suis avec Assia, c'est tout juste si j'arrive à lui dire je t'aime. À quoi ça sert de s'évertuer quand tout échoue ? Amour, travail, création, pensée ? À des milliers de kilomètres de chez moi, à quelques mètres à peine d'Assia, la hantise du ratage intégral me reprend. Il m'arrive de me sentir aussi faible et paralysé que mon père, confondant comme lui les noms, les visages, les lieux et les époques. Estelle-Bangkok, Béatrice-Amsterdam, Assia-Venise, villes-femmes, cités sur l'eau, images de la fuite perpétuelle du temps et des choses, rien n'arrête la disparition et l'engloutissement, quoi que je puisse faire ou penser. Ma demande d'éternelles fiançailles ? Un moyen de donner le change, de gagner du temps, face à Assia qui répète à qui veut bien l'entendre qu'elle veut m'épouser.

    
    Tu sors déjà ? s'étonne Assia, je vais à l'accueil, demander s'ils n'ont pas des serviettes. Je ne vais pas lui dire que c'est elle qui m'empêche de nager. Ruisselant, je trottine jusqu'à l'office, la bruine qui est tombée à notre arrivée a repris. Comment dit-on serviette en anglais ? Carpet ? Non c'est tapis, blanket ? Ça c'est couverture. Ah oui, Towel. La jeune fille de l'accueil a deviné ma requête, avant que je n'ouvre la bouche elle fait signe à sa collègue de m'apporter des serviettes de bain. M'essuyant, je m'aperçois qu'elles sont imprégnées de la même odeur de moisi que la chambre. Je regarde toutes les clés accrochées au tableau de la réception, je me demande si nous ne sommes pas les seuls clients de l'hôtel, je repense à tous les rabatteurs qui se battaient pour nous à la descente du car. La serviette nouée autour de la taille, j'interroge la jeune fille, pourquoi il n'y a personne en Thaïlande cette année ? Elle se désole, il y a la guerre du Golf, les attentats, la peur de l'avion, et puis le Sras. Ah le Sras, je l'avais presque oublié, le syndrome respiratoire aigu sévère, une pneumonie atypique comme disent les médecins de l'OMS qui ne savent pas vraiment à quoi ils ont affaire et qui redoutent une épidémie mondiale susceptible de mettre l'humanité en péril ; ils n'hésitent pas à parler de millions de morts. L'infection a émergé en Chine il y a trois mois, provoquant en quelques semaines des centaines de décès, une psychose sans précédent s'est emparée du pays – les habitants se sont mis à porter des masques dans le métro, dans la rue, au travail, la panique a gagné Hong-Kong –, le virus, voyageant visiblement très bien par avion, business-class ou pas, s'est rapidement propagé à Hanoï, à Toronto, dans plusieurs villes des États-Unis. La Thaïlande, comme les autres pays du Sud-Est asiatique, est également touchée. Assia et moi ne sommes pas totalement inconscients, avant de partir nous nous sommes rendus au Centre Pasteur, rue de Vaugirard dans le 15ème, principalement pour une prophylaxie concernant le paludisme – je me suis surtout soucié d'Assia, davantage de mon père, pour lui je ne tenais pas à tomber malade –, le médecin, une femme charmante, n'a pu que reconnaître la méconnaissance de son institut vis-à-vis de cette nouvelle mutation de coronavirus, issue probablement d'une souche animale. Nous vivons à l'ère de la mondialisation de tous les dangers, a-t-elle déclaré, des épidémies qui se moquent des barrières des espèces comme des frontières des pays et qui résistent à la plupart des traitements connus. C'est une maladie de riches, a-t-elle précisé, comment le savait-elle ? Le virus prend l'avion, les maladies de pauvres voyagent par bateau. Elle nous a recommandé la plus grande prudence, surtout dans les grandes villes, le problème, c'est que les symptômes de la maladie sont très ordinaires et qu'elle peut être confondue avec une pathologie classique : fièvre, nez qui coule, toux, courbatures. Quand elle a appris que nous partions d'abord pour le Nord, elle a estimé le risque de contagion auprès des populations des montagnes moins grand, même si c'est là que le paludisme sévit le plus. L'entretien s'est terminé par une prescription classique d'antibiotiques, d'antidiarrhéiques et de Lariam, un antipaludéen au prix prohibitif que seuls les Occidentaux peuvent se payer.

    Je reviens apporter la serviette à Assia, qui s’exerce au dos crawlé. Une idée me vient, qui me redonne un peu de cœur, et si je l'invitais ce soir au Riverside ? De la bonne bière pression, de la bonne musique, jouée live en plus – je n'en peux plus de la sale variété thaï, encore plus abominable que la française –, de la bonne bouffe bien épicée, dans un cadre tout en bois, éclairé à la lumière de la seule bougie, me revoilà tout d'un coup enthousiaste, être bipolaire n'a pas que des mauvais côtés, l'euphorie revient vite. Si je tiens à retourner là-bas en sa compagnie, là j'ai été avec Ben, puis avec Estelle, c'est-à-dire des personnes que j'aime, c'est que je l'aime, elle aussi. Assez de la fatigue et de la déprime, je dois vaincre le mal par le mal : on peut venir à bout de la mélancolie par la mélancolie elle-même.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay




mardi 11 février 2020

Hommage à Pierre Guyotat - deuxième partie




Aucun auteur au vingtième siècle, à part peut-être Bataille, n’a été aussi loin dans le dévoilement de l’inextricable. Tombeau pour cinq cent mille soldats est le livre où tout se mêle, se mélange et se confond : la guerre, la prostitution, le martyre, la révolution, les massacres, les orgies : le sexe, la mort et le sacré. Beaucoup ont voulu y voir une description et une dénonciation de la guerre d’Algérie et de ses horreurs et ils se sont trompés. Le récit, composé en sept chants, à la manière d’Homère ou de Dante, au lyrisme épique et mythologique inattendu, de par le style, le rythme et la poésie propres, avec ses villes fictives (Ecbatane, Inaménas), ses prénoms légendaires (Kment, Giauhare, Xaintrailles), s’affranchit de fait de tout réalisme et interdit d’avance toute récupération politique ou toute réduction historique. Plus encore, et c’est sans doute là l’unique scandale, le livre ne dénonce rien ni personne. Occident, Orient, armées loyalistes, séditieuses, révolutionnaires, mercenaires, colons, colonisés, hommes, femmes, enfants, animaux, plantes, minéraux: tout est ramené dans la confusion sanglante et sexuelle de l’action et des événements à un même plan d’immanence que ne surplombe aucune morale. La mort baise, le sexe tue, voilà l’unique loi impitoyable qui s’applique aux combattants comme aux couples, aux civils, aux politiques comme aux religieux. « Non, je ne suis pas fatigué par le sang. O sang, je t’aime, ô sang, lait de l’esprit, semence de la haine, sperme jailli dans la bataille. » La guerre n’a jamais eu pour finalité la paix, encore moins la « civilisation », mais la continuation par d’autres moyens de l’exploitation indéfinie de l’homme par l’homme. « Ecbatane méprise et tient pour esclaves et criminels ces misérables qui, pour se libérer, tuent ceux-là mêmes qu’ils veulent délivrer, ou bien les épargnent pour les commander plus tard souverains. » Comme si la communauté humaine, ou ce qu’il en reste, abandonnée de tous les dieux, n’avait plus à se partager qu’entre guerre et prostitution. « Le monde, c’est un bordel : tous les enfants sont à vendre. »
Loin de proposer une issue politique ou morale au récit, Pierre Guyotat, dans l’exagération du crime et de la jouissance, pousse l’abomination jusqu’à l’apocalypse. Seuls ont surnagé dans ce déluge d’épouvantes et d’effrois, à de rares moments, quelques histoires d’amour, dont le plaisir n’a pas été payé de mort, comme Kment et Giauhare, ou Serge et Émilienne, qui du fond de l’obscurité offrent des scènes d’une beauté lumineuse. « Leur étreinte se fait plus douce, plus tendre, la fureur les quitte ; il s’élève de leurs corps entremêlés, agités d’un tremblement de bêtes accidentées, comme une fumée dont la moustiquaire est amollie, alanguie ; leurs jambes se détendent comme des arcs ; les nerfs vibrent encore. » Le monde va être englouti dans l’abjection, l’eau, les serpents et les rats, il sera inutile de chercher refuge dans les lieux de cultes profanés ; la cathédrale sera submergée, il n’y aura que Giauhare et Kment, volant au ciboire l’hostie, qui se réfugieront au sommet des montagnes et seront sauvés. Elle, est enceinte.« – Un enfant bouge en moi depuis ce matin : touche. C’est le dernier-né du monde, et c’est un rat qui l’a fait. » L’Histoire peut recommencer.
Le livre, écrit par un jeune homme d’à peine vingt-cinq ans, est salué et reconnu à sa sortie par Jean Paulhan, Michel Foucault, et lui vaut l’amitié de Philippe Sollers, de Jacques Henric, du groupe Tel Quel auquel il se lie. Guyotat est introduit dans le monde littéraire parisien, par Michel Leiris, Michel Butor, Nathalie Sarraute. Comment celui qui a tourné le dos à tout, à sa famille, à son milieu, qui a été emprisonné, interrogé et mis au secret par l’armée de son propre pays, pourrait-il se satisfaire de la reconnaissance et des complaisances – politiques ou éditoriales – d’un tel milieu ? Il y a bien l’inscription au parti communiste, la participation à l’aventure Tel Quel, mais les distances se prennent vite. Guyotat se fait nomade, L’Afrique du Nord le rappelle, sans obligations militaires cette fois, il effectue de nombreux séjours en Algérie, au Sahara ; il se prend de passion pour le désert et ses hommes. À Paris, ce sont les quartiers nord, les corps arabes dans la nuit. Pourquoi cette thématique et cette corporalité privilégiées chez Guyotat, dans la vie comme dans l’œuvre ? Il y a une vérité décadente de l’Occident et de ses idées ; à travers la convoitise ou la location de corps étrangers, se trouve le désir chez lui d’historiciser son propre corps, d’échapper à sa classe sexuelle, en ayant des rapports – libres ou monnayés – avec des corps chargés de l’histoire à venir et qui vivent leur sexualité autrement, plus précisément, le corps mâle arabe, marqué par la servitude de la femme. Là est le paradoxe: Pierre Guyotat loue des corps étrangers et veut en même temps leur libération. « C’est-à-dire que sur la base de cette usure que j’éprouve, et d’autres avec moi encore trop peu nombreux, de ce vieillissement du corps, du geste, du mental occidental, s’établit (…) “ l’équilibre ” de ce double cri… » Il n’en reste pas moins que c’est « un écœurement sans nom », que « deréincarner le squelette européen ». Au passage est mise à nue, dans son prosaïsme sexuel et symbolique, l’origine de tout racisme. « Arabes, on ne vous hait ici que de nous avoir jadis recoupé un sexe qui recommençait à pousser. »

vendredi 7 février 2020

Hommage à Pierre Guyotat


Traître à sa patrie, à sa famille et à sa langue, Pierre Guyotat l’a été très tôt, et ce, bien avant que l’armée de son propre pays ne le fasse arrêter en Grande Kabylie pour « atteinte au moral de l’armée, complicité de désertion et possession de textes interdits », avant même que son père ne le fasse rechercher dans Paris par un détective privé après sa fugue, encore mineur, de son village natal de Bourg-Argental, avant encore qu’il ne se mette à écrire Tombeau pour cinq cent mille soldats ou Éden, Éden, Éden, qui susciteront à leur parution après la guerre d’Algérie le scandale, la censure et l’interdiction. La conscience précoce de la trahison, de sa nécessité et de son irréductibilité, de son « intransigeance » propre, Guyotat l’a dès l’enfance, quand il se découvre différent des autres et des siens. D’où vient ce sentiment d’étrangeté ? Il vit dans un rapport tronqué au temps, le présent pour lui est tout de suite du passé, objet immédiat de narration possible, et le rapport à l’espace est lui-même faussé ; il ne vit pas dans ce monde, mais dans le monde de la croyance et du mythe, dans un entre-deux qui ne s’unifie que dans la beauté ressentie à l’écoute de la musique, ou dans l’épuisement de la marche et la course. Dans l'imagination se confondent les récits bibliques que sa mère, juive polonaise convertie au christianisme fervent, lui fait le soir et les leçons d’Histoire de l’école apprises le jour, où les figures suppliciées des membres de sa famille résistante – une tante emprisonnée et torturée, un oncle mort en déportation – prennent une place centrale. Déjà, les narrations lui paraissent plus vraies que la vie elle-même, l’Histoire ne fait qu’illustrer la Bible et non l’inverse : la Seconde Guerre mondiale a vu le triomphe du diable et de ses chiens, et les camps de la mort ont réalisé l’enfer de Dante. À l’école, ses camarades de jeu s'imaginent en héros, chevaliers du moyen-âge, aventuriers du siècle passé, combattants de guerre ; lui s’identifie aux martyrs, aux esclaves, aux prostituées.
C’est ce jeune garçon hanté d’Histoire et de religion qui découvre le sexe et la poésie en même temps, pratiquant la masturbation et l’écriture simultanément, se mettant en scène par écrit dans des rapports prostitutionnels (de pute à mac, de mac à pute, de maître à esclave) pour atteindre l’orgasme, plusieurs fois par jour jusqu’au sang et à s’en faire exploser la tête, aux confins de l’extase mystique. Entre la pulsion prostitutionnelle et l’aspiration religieuse, l’adolescent comprend intuitivement qu’il se joue un échange de forces considérables qui dit quelque chose d’essentiel de la réalité humaine. Pourquoi la prostitution ? C’est là que se réalise une dialectique des rapports humains plus importante qu’on ne veut l’admettre. Pourquoi une liturgie de l’orgasme ? Dans l’extase s’accomplit le fantasme d’une union plus complète la dépassant et un droit à la virginité préservé. Réunissant écriture et orgasme, l’imagination résout ainsi une volonté contradictoire : celle d’être à la fois vu et voyeur, mac et pute, acheté et acheteur, baiseur et baisé. Mais la plus grande découverte qu’il fait certainement est celle de sa supériorité –  la seule qu’il ne se reconnaîtra jamais sur les autres – dans le dit du désir, dans la puissance du plaisir qui s’écrit. C’est, ni plus ni moins, l’essence de l’art qui est mis à nu dans cette expérience, avec la conscience aiguë de son exigence la plus haute : la trahison. Il faudra tout dire, avouer le fond de l’infamie, se désigner comme le plus grand coupable, comme monstre peut-être et s'excluant de la communauté des hommes, mais s’avouer surtout comme capable de logique et d’art. Et de ce corps qui jouit en fictions, en tirer de quoi vivre, à ses dépens, s’il le faut.
Le plaisir conscient de lui-même et maîtrisé de la sorte s’avère un moyen d’élévation, de transcendance, et d’abord de condition et de classe sociale, de pays. Le désir et son écriture le ramènent invariablement aux corps étrangers, prolétarisés, vers le corps autre en tant que corps impossible, parce que d’une autre race, d’une autre classe. Il est obsédé par la peau noire, « les Négresses,les fillettes sauvages », par la beauté arabe. La jouissance réaffirme de fait son refus des inégalités corporelles, sexuelles et sociales, et redouble encore pour un temps l'aspiration infantile à la sainteté. Cette chair extatique, seule chose à la vérité reçue de Dieu ou de la Nature, réclame bientôt de vivre pour elle-même, comme cause de soi, et non plus des avantages ou des privilèges du milieu d’origine– vieille bourgeoisie provinciale qui livre des médecins à la commune dont les rues portent le nom  – dans lequel elle a échu arbitrairement. Celle qui a reçu le nom de Pierre Guyotat ne tarde pas à exiger de son patronyme qu’il rompe avec tout et tous. Il y a les escapades la nuit de l’internat, le renvoi du collège, le refus de se mettre au pas de la science, d’apprendre son langage, les mathématiques, l’adolescent ne ressentant que trop intimement « l’hostilité des mots de la géométrie à ceux de l’écriture. » Il dessine pour lui, veut être peintre – le modèle est Gauguin –, il commence à écrire, il découvre, à quatorze ans, Rimbaud. Le désir ardent de prêtrise, un temps contrarié par le père, s’est éteint. Les premiers poèmes nient l’existence de Dieu, puisque le Mal a triomphé dans l’Histoire, et de Jésus, cet autre absolu d’incarnation ; il doit expliquer à la mère en larmes qu’il n’ira plus à la messe communier sa chair. La conscience politique vient vite, la compréhension rapide que la domination occidentale n’est plus européenne, que son pays, dans les colonies, en Indochine, en Algérie, perd tout honneur à reproduire la barbarie dont elle vient à peine d’être libérée. La rupture est totale lorsque, un an après la mort de sa mère dont il a assisté avec ses frères et sœurs à l’agonie, il fugue pour Paris, rejetant tout contact avec son père.
Livreur pour une boutique de mode à Montparnasse, Pierre Guyotat parcourt à mobylette la capitale et la banlieue, explore les rues à la tombée de la nuit, découvre les bars, les milieux interlopes. Il se rend à Charleville-Mézières pour visiter la maison de Rimbaud ; son écriture, toujours mise à l’épreuve du tremblement de l’être, de son ébranlement par le corps, s’affirme, au moment même où le rock arrive en France, comme « musique de la branlée, branlée de la musique » (peut-on définir le rock d’une meilleure façon ?). Il y a surtout le vertige de la prostitution, l’envie résolue d’intégrer la masturbation et l’écriture la plus inavouable au social, au manuel, au salarial. Obsession sexuelle ? Pathologie ? Perversion ? C’est tout le contraire qui se réalise chez lui, rien n’étant plus sain que de détourner la formidable énergie sexuelle à des fins créatrices. L’œuvre à venir se devra de mettre en lumière le lien occulte dont tout le monde se détourne, le grand refoulé social : le rapport entre le sexe et la politique, et entreprendre une Histoire que personne n’a voulu faire : celle de l’économie des corps, à travers la communication et la circulation des fluides (sperme, sang, sueur, merde, urines, larmes, salive), et par elles remonter le cours du temps et des choses jusqu’à leur origine. « Produire publiquement une description biographique de l’inextricable, c’est un risque à prendre si l’on sait se vivre comme cause interne. » Voilà ce que c’est que d’avoir une étrangeté à rendre universelle et de se découvrir, du fond de sa singularité aberrante, un destin. Mais avant, il y a l’incorporation sous les drapeaux, la majorité venue. « L’an prochain : guerre d’Algérie ; si je survis de vie et d’honneurs plutôt que d’écrire un peu de ce que je sais de la vie ordinaire, écrire ce au bord de quoi je suis, qui m’attire et me fait peur et même m’évanouir. »

mardi 4 février 2020

Pars loin l'aventure est infinie - premières pages, suite





    

     Je suis mort. Mon corps est recouvert d'un linceul blanc, allongé à même le sol, sous le grand arbre du village et Mayéni et ses amies se lamentent sur ma dépouille. Mon oncle, Bible ouverte dans les mains, mes parents à ses côtés, prononce ces phrases : Jésus lui dit : « Ne t'ai-je pas dit que, si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ? » Ils ôtèrent donc la pierre. Et Jésus leva les yeux en haut, et dit : « Père, je te rends grâces de ce que tu m'as exaucé. Pour moi, je savais que tu m'exauces toujours ; mais j'ai parlé à cause de la foule qui m'entoure, afin qu'ils croient que c'est toi qui m'as envoyé ». Ayant dit cela, il cria d'une voix forte : « Lazare, sors ! » Et le mort sortit, les pieds et les mains liés de bandes, et le visage enveloppé d'un linge. Jésus leur dit : « Déliez-le, et laissez-le aller ». » Je ris tellement que toute la foule rit, voyant le linceul trembler sous les secousses de mon ventre ; je tire le drap et je me lève, riant encore. Je ne suis pas un bon acteur de théâtre, à l'évidence, même pour incarner un mort ; mes comparses ont bien mieux joué la pièce en plein air, au soir, avant les fêtes de l'assomption, que moi. À défaut d'être en odeur de sainteté, je sais que j'ai déjà l'odeur du mort, les Blancs sentent le cadavre, répètent les Africains, c'est-à-dire que nous ne sentons rien, avec nos savons et nos déodorants ; eux sentent la transpiration et les épices, ils sentent la vie. Nous avons commencé à jouer à 17h30, quand j'ai tiré le drap pour ma résurrection il faisait nuit. En Côte d'Ivoire, la nuit tombe à 18h comme un rideau, en moins d'une demie-heure. La cacophonie des insectes et des animaux nocturnes s'élève, et le ciel étoilé, avec sa voie lactée qui brille argentée, paraît si proche qu'on a l'impression qu'il suffirait de tendre le bras pour l'atteindre. L'illusion est encore plus forte en pleine brousse, au milieu de nulle part, où tout est mouvant et fuyant dans l'obscurité, et où les cieux se tiennent immobiles et clairs, en reflet d'éternité.

    Mon oncle, après le repas, a allumé la télévision dans le salon ; tous les enfants du village, mais aussi des moins jeunes, regardent le film de série B qui passe à la télé publique ivoirienne par la fenêtre laissée grande ouverte. Les moustiques et les papillons viennent en dansant par dizaines se faire électrocuter à la lampe anti-insectes placée au-dessus du poste ; les margouillats eux-mêmes, immobiles sur les murs, semblent vouloir assister à la diffusion. Les enfants observent l'écran avec un sérieux que je ne leur connaissais pas, même à l'église on n'obtient pas d'eux un tel calme ; ils contemplent les images religieusement, ne laissant éclater leurs frayeurs et leurs rires que brièvement, pendant les scènes de suspense ou légèrement dévêtues du film, retrouvant aussi vite le silence et la concentration. Les soirs, peu nombreux affirme mon oncle, où il laisse la télé allumée au tout-venant, les conteurs du village n'ont plus qu'à rentrer chez eux, leurs histoires n'intéressent plus personne, leur sont préférés, sans l'ombre d'une hésitation, le cinéma d'action et les matchs de foot.

     Le film ne me plaît pas, j'ai bien trop mal à l'oreille pour pouvoir regarder la télé avec eux ; la douleur m'a pris sous le drap, elle devient de plus en plus lancinante à mesure qu'avance la soirée. Est-ce l'eau trouble du bassin dans lequel je me baigne tous les jours, avec les enfants que mon oncle a placés sous ma responsabilité – voyant que je ne nageais pas trop mal et que je ne relâchais jamais ma surveillance avec les plus petits, partageant comme lui la hantise d'une noyade de l'un d'entre eux –, qui aurait rendu possible l'infection du tympan ? Est-ce dû au fait de rouler toujours la fenêtre ouverte, l'oreille au vent côté passager, ayant pris la place de mon père à l'avant, à la demande de ma mère qui a bien vu que j'étais toujours malade en voiture ? Je vais me coucher sans dire bonne nuit à personne. Allongé sous la moustiquaire trouée je m'imagine que c'est un insecte ou un arachnide qui a pénétré au fond de mon oreille pendant mon sommeil et qui y a déposé ses œufs. Une colonie de sa progéniture va bientôt éclore et prendre possession de mon cerveau.  



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay