mercredi 29 juillet 2015

Inédit







        Quel paradoxe, pour ne pas dire quelle ironie, que d'avoir passé autant d'années à étudier les plus grands penseurs pour en arriver à décréter que la pensée n'est que seconde, voire troisième. Il y a la vie, il y a l'art, bien des fois l'art avant la vie – la musique avant tout –, et la pensée ne vient qu'après, toujours à la ramasse, à la bourre et à côté. Il faut connaître cette expérience, ce moment où la pensée s'arrête, quand la voix intérieure se tait enfin, et qui ne m'arrive que lorsque je joue de la musique avec Marc, Sacha et Aurélien et que nous sommes vraiment ensemble – le sexe et la drogue ne sont rien à côté, ou si peu de chose –, quand je parviens avec eux au point de fusion musicale et émotionnelle le plus haut : je ne suis plus moi-même, je ne suis plus mon corps, je suis l'instrument, traversé tout entier par la musique, je deviens la musique elle-même. À cet instant précis, le corps et l'esprit ne se différencient plus, ils cessent de s'opposer ; ils se dissolvent pour en former plus qu'un seul flux, une seule substance dirait-on en philosophie, une unique vibration : comme un écho qui viendrait à la fois du ciel et de la terre, ou du plus profond du cœur. L'incarnation, ce n'est pas le Verbe qui se fait chair, c'est la musique qui prend corps – la musique est le seul vrai langage universel –, c'est un corps qui se fait musique, dans la donation du temps et le battement du rythme, au point précis du présent, qui ne doit jamais être ni en retard ni en avance. C'est tout le sens de la mesure, de la boucle, de la tourne pour nous en répétition, quand avec nos instruments nous faisons tourner le passé, le présent et le futur sur eux-mêmes, jusqu'à les faire disparaître dans leurs différences. Au commencement était le Verbe ? Au commencement est la pulsation, le tempo – rythme du cœur, pas de la marche, trot de la foulée, galop du sexe –, avant les mots il y a le groove – mot intraduisible en français, absent de tout dictionnaire – qui est la base même de l'émotion, l'en-soi du sentiment. Chaque nouveau courant musical est une révolution rythmique : à chaque révolution son beat. Tous les grands musiciens sont des métaphysiciens et des révolutionnaires. Je connais des tas de batteurs, qui jouent techniquement dix fois mieux que moi, et qui ne parviennent toujours pas, après des années de pratique commencée à l'enfance, à groover. Des musiciens sans groove, ce sont des individus comme on n'en rencontre que trop souvent dans la vie : des personnes sans âme, sans cœur et sans tempérament. Ils ne sont ni dans leur corps, ni dans leur esprit, ils n'habitent pas le temps présent ; ils comptent trop les mesures, ils anticipent trop les breaks et les changements de rythme à venir ; ils sont coincés du cul, ils serrent trop les fesses sur leur tabouret, ils ne lâchent jamais prise, ils sont incapables de danser. Je ne croirai qu'à un dieu qui danse est un mot célèbre de Nietzsche, comment en pas y souscrire ? Dieu, s'il existe, est pour moi musicien, même si je sais que la musique que je joue n'est pas la sienne, mais celle du diable, classiquement décrite comme telle, le rock ayant toujours été considéré, que ce soit par les évangélistes américains, les dirigeants communistes des pays de l'Est ou l’élite intellectuelle européenne – Kundera et Sollers en tête – comme une musique infernale. Les premiers rockers eux-mêmes, gavés d'amphétamines ramenées de l'armée et roulant à tombeau ouvert à bord de leur Cadillac, avaient la certitude avec leur musique d'aller en enfer. Certains, avec plus de conviction que d'autres, s'y rendaient sans détour. Quelle importance, entre l'illusion des paradis artificiels et la certitude de la damnation, que je me perde dans le rock, puisque je ne vis que pour ces moments-là, de groove et de grâce, de duende ? Tout le reste n'est qu'attente. Quand Marc a rejoint le groupe et que nous avons eu les premiers contacts avec une maison de disques, il a demandé, à la fin d'une répétition particulièrement réussie, comment éviterons-nous le piège de la drogue ? J'ai répondu, avec aussi peu d'emphase que d'hésitation : nous ne l'éviterons pas.



                                                                         Frédéric Gournay


mercredi 22 juillet 2015

Le mal aimant - Extrait




        Marc patiente sur les marches du studio. Assis, il discute en fumant un joint avec un autre musicien d’un groupe dont on déteste tous deux la musique, du Métal régressif mélangé à du hip-hop d’emprunt, mais dont certains membres peuvent se révéler à l’occasion sympathiques, surtout pour patienter avant la répétition. Ils ont gardé, à trente ans passés, un enthousiasme d’adolescents qu’on leur envie parfois, lorsqu’on ne se fout pas de leur gueule plus ou moins ouvertement avec des blagues qu’ils ne comprennent pas toujours. Marc me voit arriver, m’adresse un grand sourire, alors mec, Amsterdam c’était comment ? Vu de la peinture, été sur les toits, sorti dans les bars, branché par une serveuse qui a failli se battre avec Béatrice, non bien, salopard, Marc me désigne à son camarade de circonstance à qui j’ai à peine dit bonjour, ça c’est un vrai séducteur, tu peux me croire, venant de l’un des plus grands queutards de Paris, je le prends comme un compliment. Marc récupère le joint et grimpe les marches avec moi, depuis qu’on s’est débarrassé de Pierre-André, le guitariste-producteur, les répètes sont redevenues plus intimes, Marc a refusé une bonne partie de ses arrangements, je n’ai jamais cessé de lui témoigner, en répétitions ou en dehors, les marques constantes de mépris et d'indifférence pour son travail et sa petite personne. Je n’ai jamais réussi à savoir ce que ce mec, propriétaire de plusieurs appartements et votant à droite, pouvait foutre dans un groupe de rock. On n’a pas non plus de bassiste, ça fait plusieurs mois et ça ne nous manque pas du tout ; guitare/voix/batterie il n’y a pas mieux, on va droit à l’essentiel, on ne peut pas tricher, Marc sort sa guitare sur deux Marshall, avec un son clair et un son saturé, ça suffit ; à la batterie je n’ai cessé de réduire mon kit, après avoir viré le tom aigu et le médium, j’envisage de virer le tom-basse dès que mon jeu de grosse-caisse sera suffisamment perfectionné pour le remplacer, je n’ai gardé qu’une cymbale crash et une ride, on peut difficilement faire plus minimaliste, j’ajoute souvent pour plaisanter, quoique ça ne fasse jamais rire Marc, que la prochaine chose que je retirerai de la batterie, ce sera moi. 
    Jouer de la musique de toute façon c’est apprendre à ne pas jouer, à ne pas mettre des coups partout ou des notes dans tous les sens, c’est découvrir que les silences sont plus importants que les sons, que les non-dits valent mieux que les bavardages, plus important encore, que l’émotion n’est belle que lorsqu’elle est retenue. Less is more, il faut du temps pour saisir la profondeur de cette devise esthétique qui est devenue avec les années mon dogme musical. Marc aussi ces temps-ci apprend à en faire le moins possible, mais je ne suis pas toujours sûr que ce soit intentionnel ou réfléchi, il oublie des parties guitares, chante de moins en moins, perd un temps indéfini à chercher ses réglages, à trouver son médiator, à boire des cafés ou des bières en roulant joint sur joint. La balance effectuée, on passe le bœuf habituel que Marc veut toujours prolonger indéfiniment pour attaquer directement une de nos dernières compos. La chanson n’a pas été choisie au hasard, il s’agit d’Étoile, un morceau sur l’amour perdu et Amsterdam que Marc a écrite à la fin de son histoire avec Éléonore, son grand amour de jeunesse terminé il y a à peine deux ans ; il y a eu d’autres filles depuis, et même beaucoup, mais les regrets ont la vie dure. Dans mon esprit, la chanson mélange ma propre histoire avec Estelle qui a duré presque aussi longtemps que la sienne et celle, toute récente, avec Béatrice. J’ai reperdu ton étoile/ les cardinaux du vertige/ et les tulipes et les canaux/ s’éloignent. L’amour ne me soulevait plus/ le cœur. J’ai fait partir tant de femmes/ à leur parler de toi/ et puisqu’au creux de l’amour/ je t’appelais au secours/ elles me giflaient, pleuraient puis s’en allaient. Je pense encore/ comme toi. Et j’aime encore/ comme toi. On la repasse jusqu’à ce que l’on trouve le break et la fin qui lui font défaut, Marc peut compter sur tout mon cœur et ma concentration, rarement un de ses morceaux m’aura été aussi personnel ; la rythmique est très soutenue, il faut qu’elle soit parfaitement calée pour que la voix puisse s’envoler, ce n’est pas toujours évident pour Marc qui doit assurer les deux en même temps, pour moi c’est plus facile, je peux cogner de toutes mes forces et laisser repartir mon esprit à Amsterdam, repenser à la visite du musée, aux balades dans la ville, au plaisir pris avec Béatrice dans son lit. Le soir du retour à Paris, je me suis abstenu dans mon mail de toute évocation de l’avenir, je tenais simplement à la remercier pour le week-end et la journée passée avec elle que je n’oublierai jamais. 
    Marc reprend le deuxième couplet plus haut que d’habitude, je dédouble les temps et le morceau prend soudain la dimension qu’on voulait lui donner, intense, dramatique, énergique et désespéré. Souviens-toi mon amour/ comme au premier jour/ nos premières nuits d’amour/ sans substances. Avant que nos errances/ avant que nos absences/ ne s’immiscent entre nous et nous jettent/ d’un bout à l’autre de la planète, mon amour/ mon amour tout comme au premier jour. Je pense encore/ comme toi/ et j’aime encore/ comme toi. Pour la retenue et l’économie des coups on repassera, après tout on fait du rock, on est toujours dans l’excès, quoi qu’il arrive, même si toute la beauté consiste précisément dans la maîtrise de ce qui nous dépasse. On a encore fini le morceau à fond, malgré les rappels réitérés à la modération sonore, ça fait quelques années que les acouphènes ne nous lâchent plus, on essaye de se protéger un peu, je cogne dur, Marc n’aime le son de son ampli que poussé à son maximum, le local est n’est pas assez grand ; depuis quelque temps, on se met des mousses dans les oreilles, rien n’y fait, je tape toujours plus fort, Marc ne cesse de monter le volume, l’intensité émotionnelle passe aussi par une sensation physique que peu de personnes peuvent concevoir ; entre l’excès et la maîtrise, c’est toujours une limite qu’il s’agit d’atteindre, et de dépasser. Sans cette envie, on est condamné à la plus ridicule des commémorations du rock’n’roll, ou à sa déviance la plus infecte, la variété. Le break et la fin sont venus tout seul, un sourire enfin, le premier depuis qu’on s’est enfermé, vient illuminer notre visage, cette fois on a l’impression de la tenir, notre Étoile, son expression juste, sa vérité, l’espace d’un instant on est heureux, c’est un peu comme après l’amour, à l’issue d’un concert réussi c’est même tout à fait ça, Marc et moi on ne l’ignore pas, c’est une histoire de pédés : on a le souffle court, le corps douloureux, en sueur, le cœur battant et le bourdonnement aux oreilles, une joie entière nous emplit, on a réussi à sortir de soi, à toucher quelque chose qui excède tout, le corps comme l'esprit, quelque chose d’inouï et d’indicible, si ce n’est dans la violence du son, et ça on l’a fait devant tout le monde. 
    Ça mérite bien une cigarette, et un peu de repos pour les oreilles. Marc roule son troisième joint en moins d’une heure, je ne peux m'empêcher de penser que ça le libère artistiquement autant que ça le limite, plus on va avancer dans la répète et moins il sera précis, l'écoute se détériorera, il sera peut-être dans le ressenti et l’émotion, mais pas dans le travail de l’expression, ou alors à côté. À la prochaine répète il y a de fortes chances pour qu’il ait oublié la moitié de ses trouvailles merveilleuses, et s’il s’en souvient, il sera bien en peine de les reproduire. Le moins que l’on puisse dire, c’est que je n’aurais jamais réussi à le convertir au Straight Edge, ce mouvement musical de la fin des années quatre-vingt qui m’a toujours attiré, avec des groupes comme Minor Threat, Fugazi ou Rollin’s band, qui s’interdisaient d’être défoncés en répète ou sur scène, prônant une lutte contre toutes les formes d’aliénation, en commençant par la drogue et l’alcool. Alors t’as rien ramené d’Amsterdam, même pas une tête de Skunk ? s'étonne Marc, je suis pas rentré dans un seul coffee-shop, et Béatrice alors vous en êtes où ? c’est fini, pour de bon, même si elle ne le sait pas forcément, dommage elle était bien cool elle, les prochaines sur la liste ? une black, Cora, rencontrée à une soirée, genre mannequin, et Séverine, qu'Erwan m’a présenté, d’origine juive, toujours dans l’exotisme, on se refait pas, finalement Béatrice aura été ta seule blonde, et la dernière, toi avec Valérie ça tient ? à fond, cette fille est trop classe, si j’arrive à rester fidèle c’est cool. Je retourne à la batterie, Marc reprend la guitare, Étoile trouvée on va pouvoir enchaîner le répertoire, Marc rechigne, il veut « improviser » comme d’habitude, j’estime qu’on doit bosser les morceaux, pour l’enregistrement à venir, le concert dans quinze jours, s’il pouvait il improviserait pour les deux, il en serait capable, que je suive ou non est une autre histoire. J’ai dû apprendre à respecter ça, lui c’est l’anarchie et moi la règle, lui le chaos et moi la mesure, d'un côté l’émotion de l'autre l’expression, Dionysos et Apollon, à nous deux on le fait, finalement, le libre-jeu des facultés. C'est un peu pareil en amour, il est trop dans le lâché, je suis trop dans le contrôle, je m’en suis rendu compte une nouvelle fois avec Béatrice, comme si je voulais tout maîtriser, même la fin, même l’échec. Marc, lui, se laisse aller, ça ne donne pas de meilleurs résultats, on traîne tous les deux notre grande histoire d’amour comme un boulet, mais au moins ça a l’air plus agréable à vivre, ce n’est sans doute qu’une apparence, peut-être m'envie-t-il aussi, à sa manière. Je réussis à le contraindre au répertoire, je jette un œil à la tracklist, je réalise que neuf chansons sur dix sont des chansons d’amour, et toutes d’amour raté. Par laquelle on commence ? Marc me laisse le choix, par la plus belle qu’il ait jamais écrite, L’amour n’est pas.


Extrait du Mal-aimant, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible

mercredi 15 juillet 2015

La course aux étoiles - Troisième extrait



        Périph argenté, givre brillant, guirlandes de phares rouges et jaunes et blancs dans la brume des pots d’échappement, la moto trace dans la nuit à travers les automobilistes au pas, j’ai trois blousons, deux pantalons, trois paires de chaussettes, deux paires de gants, il doit faire moins dix, l’air gelé pénètre le casque, le nez dégouline sous la cagoule, les doigts au bout des freins et de l’embrayage s'ankylosent. Sortie Porte de Clignancourt, les voitures s’entassent au carrefour, les accès à la station de métro sont fermés, aucun bus ne circule, les piétons marchent en longues files déliées sur le trottoir ; sur le boulevard, au milieu des voitures, j’invente un chemin parmi le labyrinthe de pare-chocs, trouve une voie jusqu’au studio. Coup d’épaule dans la porte capitonnée, cymbales et caisse-claire sous le bras, bières dans les poches, Sacha sur l'accordeur, Aurélien une canette à la main, ne s’attendaient pas à me voir, s’en félicitent, j’ai emprunté la moto de mon frère, c’est le bordel pour venir jusqu’ici. Je me déleste de l'équipement, on fait quoi ce soir ? le répertoire, je n’ai pas eu le temps de bosser tous les morceaux, pas de problème, ça me va, je règle la batterie, vire deux pieds, un tom, descends une bière, balance générale, le volume c’est OK. On commence par Del Silencio, avec l'intro cassée, l'ouverture ample, sa violence contenue, je cogne dur, faut que ça sonne sinon ce n’est pas la peine, signe de tête d’Aurélien pour me rappeler le break, Sacha en embuscade, tunnel sonore, retour à la surface, le morceau se déploie, prend son envol, le son enfle, rempli la pièce, les mesures se déroulent ; fausse agonie, soubresauts de notes et de crashs, on enchaîne avec Flesh, trop rapide, trop pop pour moi, je suis à la traîne, récupère le temps sur les syncopes du refrain, les doigts tirent un peu, les avant-bras chauffent, il faut que je respire correctement, j’imagine la voix absente, me laisse porter par elle. Longue gorgée de bière, c’est L’heure Vide, la basse commence, bondissante, la batterie dessus est une évidence, la rythmique forme un bloc compact que la guitare survole, harmonique, pour s’y recoller ensuite, abrasive. L’alcool chauffe le sang, les pieds se font plus véloces, les pédales répondent mieux, comme si le métal chauffé devenait plus flexible, même sensation avec le bois des baguettes, il paraît plus souple, se transforme peu à peu en extension naturelle des mains, en prolongement agile des doigts. Sacha est arc-bouté sur sa guitare, éructe les accords saturés, détache une à une les notes claires, replonge tête-bêche dans la saturation, Aurélien, menton sur la clavicule, les yeux rivés sur le manche, ondule sur la basse. Une baguette qui casse, encore une, je cercle trop les coups, j’en saisis une autre avant qu’ils ne s’en rendent compte, le dos se dénoue, je ne me contente plus de marquer le temps, je le crée : c’est une matière élastique que je modèle pour le soumettre aux autres. Nouveau morceau, le son monte encore, Sacha est pris de convulsions, libère dans des spasmes des cris stridents qu’il broie sous le pied à la pédale, Aurélien martyrise ses cordes, se livre lui aussi à la distorsion, jette des regards de petit diable, il ricane, me désigne d’un mouvement de sourcils Sacha qui part en torche. Les éléments de la batterie sont maintenant des organes du corps, tout bouge en moi, s’agite, je suis fait de peaux et de cerclages, de vis et de bois travaillé, de ressorts et d’écrous, je sonne, je tonne, je tempête ; la grosse-caisse résonne dans le ventre, les toms dans les côtes, la caisse-claire frappe la tête, les cymbales vrillent les oreilles, tout vibre et tremble, je sue, c’est du sport, de la mécanique, de la sorcellerie. Sacha, bouche écumante, se révulse, la basse est trop forte, tout comme la batterie, à cette allure on finira tous sourds, la chaleur a gagné le studio, c’est une fournaise, on dégouline de partout, la sueur pique les yeux, brûle la peau, rend les instruments poisseux, c’est un enfer, un haut-fourneau en plein hiver, je frappe, je pilonne, Aurélien martèle, Sacha a cassé une corde, l’arrache du poing, continue comme si de rien n'était ; les gamelles des amplis au bord de la rupture vrombissent, le morceau se termine dans une apocalypse de larsens et de dissonances, coups de pieds sur les pédales, le silence se fait, les amplis ronflent, les oreilles sifflent. Changement de corde, ré-accordage, la lumière est trop crue, je dévisse une ampoule pour Duende, le gros morceau du répertoire, selon Kader un fado, pour nous un flamenco impossible. Je reprends mon souffle, Sacha ouvre, accords tendus, les poils se dressent sur les bras, la nuque, Aurélien frotte les cordes au zippo, ça grince, gémit, implore, la tension grimpe à chaque mesure, tonnerre, déflagrations, cavalcades de coups, détonations, je roule, percute à contretemps, démembré, laisse filer, Aurélien a posé le briquet, reprend le médiator, va entrer pour de bon, et moi avec lui, je saisis les baguettes, à l’envers pour qu’elles aient plus d’attaque, encore un instant, derniers regards, ça éclate, on est déjà à fond, Aurélien et moi matraquons la cadence, soudés l’un à l’autre, les médiums acérés découpent le sternum, ouvrent le torse en deux, touchent droit au cœur ; les basses secouent les intestins, retournent l’estomac, c’est un raffut, une furie, de la sauvagerie. Sacha descend sur le manche, la guitare hurle, la peau se rompt, la chair se tord, libère les nerfs à vif ; le rouge envahit la pièce, le feu a pris, Sacha ne touche plus le sol, il lévite au-dessus porté par le son, je tape plus fort, je suis au maximum, je cogne encore plus dur, accélère, je ne peux pas lâcher le moindre lest, les articulations des index et des poignets me font mal, les mains cuisent sous le frottement du bois, des crampes naissantes me tétanisent les muscles ; il faut tenir jusqu’au bout, jusqu’à la rupture s’il le faut, le tom-basse s’écroule, un pied a cédé, le tilter ne tient plus depuis longtemps, la ride incontrôlable se déforme sous les coups, la crash virevolte dans tous les sens ; les peaux distendues ne me renvoient plus les baguettes, elles s’enfoncent, frappent les cerclages, glissent au bout des doigts, le sang gicle, j’ai dû m’ouvrir quelque part sur le métal, on bastonne, à s’en rompre les os, le sol tremble, je ne vois plus rien, le feu sort de mes poumons, râles de soufre, cri asphyxié, final en apnée, le cœur tambourine contre la poitrine, prêt à jaillir, galop de la grosse-caisse, crescendo infernal, le vacarme explose, se fracasse contre les murs. Résidus de vibrations, résonances, silence ahurissant, moucheté rouge sur la peau blanche de la caisse-claire, tympans douloureux, persistance suraiguë à l’oreille gauche, quelqu’un reveut une bière, hébétude, quelle version, majeur ouvert, ils ont des pansements à l’accueil, quand est-ce que Kader doit arriver ? pas eu au téléphone, jusqu’à quand les grèves ? comment ça pèle, pour le concert ça risque d’être galère, finalement Alain n’est pas passé, il devait nous montrer les affiches, je revisse le tom, range les cymbales, me rhabille, tu viens au bar avec nous ? mon oreille siffle vraiment.



Extrait de La course aux étoiles, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible

mercredi 8 juillet 2015

Fêtons les 120 ans du rock!

     




       Le rock n’est pas né, comme l’année 2004 tenait absolument à nous le faire croire, il y a cinquante ans aux États-Unis, mais bel et bien en Europe au dix-neuvième siècle. Plusieurs poètes, et non des moindres, comme Nietzsche, Rimbaud, Lautréamont, l’ont rêvé, en ont défini les règles et l’ont appelé de leurs vœux. Oublions Elvis Presley et la spoliation faite aux noirs, le rock est affaire de poésie et le premier rocker de la terre s’appelle Nietzsche. La preuve par le texte.

       Il est toujours dangereux de vouloir à tout prix retrouver chez des auteurs du passé les prémices d’un mouvement artistique actuel dont ils n’avaient par définition aucune idée et qu’ils auraient été peut-être même les premiers à détester. Ceci étant posé, en relisant les poètes les plus fulgurants du XIXe siècle, on est surpris de constater à quel point ils avaient anticipé notre époque, comment ils avaient défini ce qui devait être notre art et plus précisément sa musique. Ainsi Nietzsche, dressant en 1888 le bilan de son œuvre dans Ecce Homo, fait cette étrange confession : « Je n’ai, au fond, aucune raison de renoncer à l’espoir d’un avenir dionysiaque de la musique. Sautons un siècle et regardons ; supposons que mon attentat contre deux mille ans de lèse nature et de lèse humanité ait réussi. » Ce siècle d’avance, nous l’avons maintenant derrière nous et il est possible de se demander avec Nietzsche si la musique dont il rêvait s’est réalisée ou non, et si oui, quelle est son nom.
Rythmée et mélodique, universelle et populaire
Cette musique, il l’évoque déjà dans son premier ouvrage, La Naissance de la Tragédie, il pense à Wagner, mais voit déjà au-delà. Elle est avant tout d’inspiration populaire (ce que la musique de Wagner n’est pas) et incarne de façon durable l’alliance de l’esprit apollinien (de la mise en forme) avec celui de Dionysos (l’esprit du fond chaotique et indistinct de toute chose), autrement dit de l’intelligence et de la sensibilité, de la règle et de l’anarchie, de l’aristocrate et de l’homme de la rue. Simple et rythmée, s’affranchissant de toutes les conventions qui enserraient l’ancienne musique, elle dépasse les modes, les cultures et les frontières, « Son immense diffusion parmi tous les peuples, ce pouvoir qui est en permanence le sien, de se renouveler et de s’enrichir sont pour nous les témoins de cette double impulsion artistique de la nature qui laisse sa trace dans la chanson populaire, comme, de manière analogue, les commotions orgiaques d’un peuple qui s’éternisent dans sa musique. » Comment ne pas penser en lisant ces lignes à Woodstock, à Hendrix devant une foule « commotionnée » à l’île de Wight, ou même à nos raves contemporaines ? On est bien loin en effet des salons du dix-huitième et de la musique de chambre. De cette musique, Nietzsche nous dit que le rythme y est fondamental, pour ne pas dire prédominant, il est même selon lui à l’origine de toute forme de poésie. « Le rythme est une contrainte ; il engendre une envie irrésistible de céder, de se mettre à l’unisson ; ce n’est pas seulement le pas, c’est aussi l’âme qui suit la mesure. » écrit-il dans Aurore. Mais ce qui fait la différence, c’est la mélodie, son évidence, sa capacité à se graver si facilement dans la mémoire collective et à en exprimer l’inconscient. « La chanson populaire est d’abord à prendre comme miroir musical du monde, mélodie originelle à la recherche d’une manifestation onirique qui lui soit parallèle et qu’elle exprime dans la poésie. » Dans le cœur de Nietzsche, on peut légitiment supposer que les Beatles l’auraient emporté sur les Stones, surtout sur la question du refrain : « La mélodie est donc l’élément premier et universel […] elle est d’ailleurs, pour l’évaluation naïve d’un peuple, ce qu’il y a de plus important et de plus nécessaire. La mélodie enfante, à vrai dire ne cesse d’enfanter la poésie : la forme strophique de la chanson populaire ne veut pas dire autre chose. » Il précise encore, toujours dans La naissance de la tragédie, le rôle de la chanson, des paroles et de leur scansion, « Dans la poésie des chansons populaires, nous voyons donc le langage tendre de toutes ses forces à imiter la musique. » Et c’est toute l’histoire de la pop (et accessoirement celle du rap) qui est résumée en une phrase.
Grossière et démesurée
Qui seront les porteurs de cette nouvelle musique populaire et universelle, affranchie des règles du passé ? Quelle belle jeunesse en aura la charge et la responsabilité ? Là encore, ce n’est plus à Wagner et à ses disciples que Nietzsche pense, mais à une génération à venir, violente et provocatrice, ne devant que susciter auprès de la précédente qu’effroi, incompréhension ou mépris. « Il se peut que cette génération à venir paraisse plus méchante, dans l’ensemble, que l’actuelle – car elle sera plus franche dans le bien comme dans le mal ; il se pourrait même que son âme, s’il lui est donné un jour de s’exprimer librement, dans tout son retentissement, ébranlât, et épouvantât nos âmes comme si fusait la voix d’un malin génie de la nature jusqu’alors bien caché. » (Considérations Inactuelles) On croirait entendre, entre les lignes, les guitares saturées des Sex Pistols et la voix geignarde de Johnny Rotten entonnant I’m a antechrist (bien plus qu’Alice Cooper ou Marylin Manson). Punk, Nietzsche ? assurément, ou rappeur hard-core. Son engeance aura un but destructeur qu’il fixe, lui, avec plus d’un siècle d’avance. Toujours dans les Considérations Inactuelles : « Sa mission, c’est d’ébranler les idées que ce temps se fait sur la “ culture “ et la “ santé “, et de susciter la dérision et la haine contre de tels monstres hybrides de la pensée. La marque sûre de sa forte santé est justement que cette jeunesse ne peut utiliser, pour exprimer son essence profonde, aucune notion, aucun mot parmi ceux qui ont généralement cours aujourd'hui : elle n’a, à ses meilleures heures, que sa conviction d’être animée d’une puissance active – puissance de lutte, de dissolution, de désagrégation – et d’un sentiment toujours plus intense de la vie. » Il n’y a pas de doute, les représentants de cette musique auront de mauvaises manières, choqueront et traumatiseront l’éternelle bourgeoisie bien pensante et les réactionnaires de tout temps. Elle aura beau se constituer à son tour une culture underground, cette jeunesse, ou s’avouer ignare et inculte, elle ne s’assagira pas de sitôt : ‘ On pourra contester que cette jeunesse ait déjà une culture – mais pour quelle jeunesse serait-ce une objection ? on pourra la taxer de grossièreté et de démesure – mais c’est qu’elle n’est pas encore assez vieille ni assez sage pour savoir se modérer. Avant tout, elle n’a pas besoin de faire croire qu’elle possède et qu’elle défend une culture achevée, elle jouit de toutes les consolations et de tous les privilèges de la jeunesse, notamment le privilège d’une honnêteté courageuse et sans calcul, et l’exaltante consolation de l’espérance. »
Un art du désordre ravissant
    Nietzsche avait-il une idée de comment devait sonner cette musique qu’il appelait si fort de ses vœux ? Ce qu’il imaginait, et devinait, coïncide-t-il avec ce que nous nommons, nous, cent vingt ans plus tard, notre musique ? C’est probable, à en croire ses nombreux écrits sur le sujet, polémistes et prophétiques comme souvent. C’est «  un art du désordre ravissant  », une musique « d’orage et de feu », « le langage même de la passion » (Humain trop humain), dont la caractéristique, l’essence même, est d’aller toujours plus vite, toujours plus fort. Quand on vous dit que Nietzsche est un punk-rocker, n’est-ce pas lui qui a écrit Dieu est mort ? «  Notre musique donne désormais la parole à des choses qui n’avaient pas de langue autrefois […] aussi supportons-nous aujourd’hui des intensités sonores beaucoup plus fortes, beaucoup plus de “ bruit “. » Il faut dire, et Nietzsche le reconnaît lui-même (et probablement Lemmy de Motörhead n’en disconviendrait-il pas), qu’avec tous ces décibels, nos oreilles ont perdu un peu de leur sensibilité. « D’ici là, on peut toujours se dire : le monde est plus laid que jamais, pourtant il signifie un monde plus beau qu’il n’y en eut jamais. » Tous les groupes de métal, néo ou old school, peuvent aujourd’hui revendiquer, telle quelle, la démarche artistique décrite en 1878 dans Humain trop humain, mais aussi tous les adeptes de la techno hard-core. Dans Aurore, il ajoute : « Nos musiciens ont fait une grande découverte : la laideur intéressante est possible également dans leur art ! et ils se précipitent avec une sorte d’ivresse dans cet océan de laideur qui s’ouvre à eux, et jamais il ne fut si facile de faire de la musique… » Pour autant, Nietzsche pressent les limites et les impasses d’un tel parti pris esthétique ; à aller toujours plus vite, toujours plus fort avec des rythmes de plus en plus violents, on encourt la régression et la décadence du rythme, et une durée de vie artistique de plus en plus courte (on pense à la techno en général, à la « disparition » de la jungle, au mystérieux silence de Goldie, ou encore au retour à Érik Satie d’Aphex Twin sur l'album Drukqs) « On a découvert le contraste : aujourd’hui les plus gros effets sont enfin possibles – et à bon compte : personne ne réclame plus de bonne musique, mais il faut vous hâter ! tout art n’a plus que peu de temps à vivre quand il a fait cette découverte (...)



Extrait de Portraits de social-traîtres de Frédéric Gournay
recueil d'essais paru aux éditions de L'irrémissible (www.frederic-gournay.com)


mercredi 1 juillet 2015

Profondeurs de l'ivresse




        Photos décalées, publicités hallucinées, montages de films ou de clips ultra-speed, musiques électroniques extasiées, humours TV haschischins, sportifs speedés, top-modèles livides comme en redescente : une esthétique de la défonce s’est peu à peu installée dans notre culture ; l’addiction est devenue un mode de vie, un certain rapport au monde et aux autres dont on peut constater chaque jour la progression dans les médias, cet ensemble d’images ne faisant que renvoyer à des habitudes de consommation dans lequel chacun se reconnaît ou s’identifie.
    
    Inutile de se référer aux sacro-saintes statistiques pour constater l’évolution et la normalisation de la prise de drogues ; plus qu’une pratique déviante, c’est devenu une véritable culture, c'est-à-dire un ensemble d’habitudes que l’on ne pense même plus à remettre en cause : le repas de famille sera forcément arrosé, la soirée entre potes inconcevable sans pétards, la sortie en boîte un calvaire pour celui qui n’a pas sa coke ou son ecsta, le sommeil introuvable pour celui qui n’a pas eu sa dose, et le bien-être impossible sans narcoleptiques plus ou moins légaux.
    
    Si la consommation n’est pas la même pour tout le monde et le degré de dépendance variable selon les individus, on constate cependant dans notre quotidien un ensemble d’usages, de règles – pour ne pas dire de rites – dont il est de plus en plus difficile d’échapper ou de se soustraire. Ces « coutumes » qui forment ensemble des accoutumances trouvent même la plupart du temps un alibi tout autant moral que social ; se descendre une bouteille de vin au repas, enchaîner les pétards lors d’une soirée ou gober un ecsta en boîte demeure un comportement festif, hédoniste, de quelqu’un qui sait vivre et qui sait profiter des choses, un véritable jouisseur dont le détracteur ne peut passer que pour un affreux rabat-joie, un peine-à-jouir qui ne connaît rien des plaisirs de la vie. Ainsi, le « drogué » ne se voit jamais comme tel – une personne ayant une dépendance par rapport à une substance, ou un comportement compulsif dans une pratique – mais comme un personnage sympathique aux goûts sûrs dont on jugera de la qualité dans sa capacité à apprécier la juste valeur des choses, le tout s’inscrivant dans une logique de consommation échappant à tout recul critique. Pourtant le moment est venu de se poser quelques questions : pourquoi prenons-nous des drogues, à quoi correspondent ces prises, existe-t-il oui ou non un bon usage des drogues ? Peut-on éventuellement revendiquer un « droit à la défonce » ?
    
    Toute drogue s’administre pour se soigner ou pour calmer une douleur : c’est avant tout une réponse à une souffrance, ou à une déficience – le sportif dopé n’échappe pas à la règle, il se dope car il sent que sans drogues il sera en déficience par rapport aux autres. L’asthmatique prend sa Ventoline pour mieux respirer, l’insomniaque son somnifère pour pouvoir dormir, le dépressif son Prozac pour ne pas déprimer, l’impuissant son Viagra pour réussir à bander... Bref, à chaque défaillance semble coïncider une drogue. Mais si à chaque pratique toxicologique correspond un manque ou une souffrance qui en est l’origine, de quoi manquons-nous alors lorsque nous buvons un ou plusieurs verres, seul ou entre amis, lorsque nous fumons des cigarettes, des joints ? De quoi souffrons-nous lorsque l’on s’envoie un rail de coke, un sniff d’héro ou que l’on gobe un ecsta? À l’évidence, celui qui fume cigarette sur cigarette manque de calme ou de maîtrise de soi, et à n’en pas douter celui qui boit exprime que la légèreté ou la gaîté lui font spontanément défaut ; le cocaïnomane trahit manifestement un manque relatif d’enthousiasme alors que l’on peut légitimement suspecter le gobeur d’ecstasy d’être dépourvu d’énergie ou de joie naturelle. Et nul doute que le consommateur d’héroïne doit être un individu démuni de bien-être. Pourtant, nous continuons à croire que nous jouissons des drogues comme des autres choses de la vie, telles que la bouffe ou le sexe, mais derrière cette vision joyeuse et « épicurienne » de l’existence se dissimule bien souvent une tristesse qui est d’ailleurs toujours plus ou moins sue de l’usager, mais celle-ci est bien vite refoulée par le prochain pétard, le dernier verre ou le rail à venir. Cette sourde conscience est pourtant difficile à faire taire, en témoigne la légère gêne qui nous étreint lorsque l’on en achète ou le malaise grandissant qui nous gagne quand on s’aperçoit que l’on n’en a plus.
    
    Recherche d’insouciance, perte de la conscience de soi ou volonté d’oubli, divertissement ou diversion, la prise de drogue se veut pleine d’innocence et de désinvolture alors qu’elle ne fait que trahir – au-delà de l’angoisse, de la peur, du stress ou de la fatigue qu’elle révèle – la culpabilité, la fuite et l’évitement de celui qui s’y adonne. Nous croyons jouir, ivres de sensualité ou de nouveaux plaisirs, s’imaginant augmenter chaque fois l’éventail des sensations ou des perceptions, mais nous ne faisons que trahir nos manquements et notre insatisfaction, l'incapacité même à ressentir vraiment les choses, toutes ces petites impuissances du quotidien qui font que nous recherchons dans la prise d’une drogue, quelle qu’elle soit, une réponse qui corrigerait nos défauts – comme si une substance pouvait réellement suppléer nos faiblesses. Cette compulsion paresseuse, cette consommation de drogues plus ou moins légales – rappelons que le dernier rapport du ministère de la Santé classe l’alcool dans les drogues, en seconde position en nocivité et en dépendance, juste après… l’héroïne – ressemble de plus en plus à une gigantesque entreprise de consolation, antidépresseurs et amphétamines inclus, dont chacun s’occupe avec zèle et application à être son propre administrateur. Mais aussi « folklorique » et communautaire que soit cette assuétude, elle n’en demeure pas moins l’expression d’une souffrance bien plus profonde que celle d’une simple douleur que l’on entend calmer par un médicament. Ce n’est pas que nous ne soyons plus capables de supporter la souffrance – il n’y a qu’à voir ce qu’un individu peut endurer dans une seule existence – ou que l’Occidental moyen à force de confort soit devenu ultra-sensible ou trop douillet, mais il semblerait que nous ne soyons plus capables de supporter l’absence de sens de nos souffrances.
    
    Comme l’écrivait Mustapha Khayati, auteur de De la misère en milieu étudiant, la consommation massive de la drogue est l’expression d’une misère réelle et la protestation contre cette misère, elle est « la fallacieuse recherche de liberté dans un monde sans liberté, la critique religieuse d’un monde qui a lui-même dépassé la religion ». Au moment même où nous nous imaginons nous individualiser et nous affranchir des conventions – la drogue, c’est tellement transgressif – en exprimant une volonté personnelle et libre, nous ne faisons que sacrifier à un autre rituel social de consommation et nous soumettre docilement à la stratégie d’évitement et de consolation qui le caractérise.

   L’usage d’une drogue, qu’il soit institutionnalisé ou illicite, correspond toujours à un traitement ponctuel et local d’une défaillance, comme une béquille qui viendrait soulager un appui affaibli ou douloureux. Refuser la dépendance, c’est vouloir apprendre à marcher sans béquilles. Un bon usage des drogues devrait pouvoir rester en dehors de tout rapport d’accoutumance ou de servitude, car dans le cas contraire, l’aide chimique provisoire risque fort de se transformer en handicap permanent. La question désormais est simple : est-il encore possible aujourd’hui de se retrouver ensemble sans alcool, de se voir entre amis sans boire ou sans fumer, de sortir en boîte sans substances plus ou moins stimulantes, ou de connaître les joies de l’élévation ou de la béatitude sans produits illicites?



Extrait de Textes en liberté
de Frédéric Gournay
Recueil de chroniques déjà parues et d'inédits 
à paraître prochainement aux éditions de L'irrémissible