Marc
patiente sur les marches du studio. Assis, il discute en fumant un
joint avec un autre musicien d’un groupe dont on déteste tous deux
la musique, du Métal régressif mélangé à du hip-hop d’emprunt,
mais dont certains membres peuvent se révéler à l’occasion
sympathiques, surtout pour patienter avant la répétition. Ils ont
gardé, à trente ans passés, un enthousiasme d’adolescents qu’on
leur envie parfois, lorsqu’on ne se fout pas de leur gueule plus ou
moins ouvertement avec des blagues qu’ils ne comprennent pas
toujours. Marc me voit arriver, m’adresse un grand sourire, alors
mec, Amsterdam c’était comment ? Vu de la peinture, été sur les
toits, sorti dans les bars, branché par une serveuse qui a failli se
battre avec Béatrice, non bien, salopard, Marc me désigne à son
camarade de circonstance à qui j’ai à peine dit bonjour, ça
c’est un vrai séducteur, tu peux me croire, venant de l’un des
plus grands queutards de Paris, je le prends comme un compliment.
Marc récupère le joint et grimpe les marches avec moi, depuis qu’on
s’est débarrassé de Pierre-André, le guitariste-producteur, les
répètes sont redevenues plus intimes, Marc a refusé une bonne
partie de ses arrangements, je n’ai jamais cessé de lui témoigner,
en répétitions ou en dehors, les marques constantes de mépris et
d'indifférence pour son travail et sa petite personne. Je n’ai
jamais réussi à savoir ce que ce mec, propriétaire de plusieurs
appartements et votant à droite, pouvait foutre dans un groupe de
rock. On n’a pas non plus de bassiste, ça fait plusieurs mois et
ça ne nous manque pas du tout ; guitare/voix/batterie il n’y
a pas mieux, on va droit à l’essentiel, on ne peut pas tricher,
Marc sort sa guitare sur deux Marshall, avec un son clair et un son
saturé, ça suffit ; à la batterie je n’ai cessé de réduire
mon kit, après avoir viré le tom aigu et le médium, j’envisage
de virer le tom-basse dès que mon jeu de grosse-caisse sera
suffisamment perfectionné pour le remplacer, je n’ai gardé qu’une
cymbale crash et une ride, on peut difficilement faire plus
minimaliste, j’ajoute souvent pour plaisanter, quoique ça ne fasse
jamais rire Marc, que la prochaine chose que je retirerai de la
batterie, ce sera moi.
Jouer de la musique de toute façon c’est
apprendre à ne pas jouer, à ne pas mettre des coups partout ou des
notes dans tous les sens, c’est découvrir que les silences sont
plus importants que les sons, que les non-dits valent mieux que les
bavardages, plus important encore, que l’émotion n’est belle que
lorsqu’elle est retenue. Less
is more, il
faut du temps pour saisir la profondeur de cette devise esthétique
qui est devenue avec les années mon dogme musical. Marc aussi ces
temps-ci apprend à en faire le moins possible, mais je ne suis pas
toujours sûr que ce soit intentionnel ou réfléchi, il oublie des
parties guitares, chante de moins en moins, perd un temps indéfini à
chercher ses réglages, à trouver son médiator, à boire des cafés
ou des bières en roulant joint sur joint. La balance effectuée, on
passe le bœuf habituel que Marc veut toujours prolonger indéfiniment
pour attaquer directement une de nos dernières compos. La chanson
n’a pas été choisie au hasard, il s’agit d’Étoile,
un
morceau sur l’amour perdu et Amsterdam que Marc a écrite à la fin
de son histoire avec Éléonore, son grand amour de jeunesse terminé
il y a à peine deux ans ; il y a eu d’autres filles depuis,
et même beaucoup, mais les regrets ont la vie dure. Dans mon esprit,
la chanson mélange ma propre histoire avec Estelle qui a duré
presque aussi longtemps que la sienne et celle, toute récente, avec
Béatrice. J’ai
reperdu ton étoile/ les cardinaux du vertige/ et les tulipes et
les canaux/ s’éloignent. L’amour ne me soulevait plus/ le
cœur. J’ai fait partir tant de femmes/ à leur parler de
toi/ et puisqu’au creux de l’amour/ je t’appelais au
secours/ elles me giflaient, pleuraient puis s’en allaient. Je
pense encore/ comme toi. Et j’aime encore/ comme toi.
On la repasse jusqu’à ce que l’on trouve le break et la fin qui
lui font défaut, Marc peut compter sur tout mon cœur et ma
concentration, rarement un de ses morceaux m’aura été aussi
personnel ; la rythmique est très soutenue, il faut qu’elle
soit parfaitement calée pour que la voix puisse s’envoler, ce
n’est pas toujours évident pour Marc qui doit assurer les deux en
même temps, pour moi c’est plus facile, je peux cogner de toutes
mes forces et laisser repartir mon esprit à Amsterdam, repenser à
la visite du musée, aux balades dans la ville, au plaisir pris avec
Béatrice dans son lit. Le soir du retour à Paris, je me suis
abstenu dans mon mail de toute évocation de l’avenir, je tenais
simplement à la remercier pour le week-end et la journée passée
avec elle que je n’oublierai jamais.
Marc reprend le deuxième
couplet plus haut que d’habitude, je dédouble les temps et le
morceau prend soudain la dimension qu’on voulait lui donner,
intense, dramatique, énergique et désespéré. Souviens-toi
mon amour/ comme au premier jour/ nos premières nuits
d’amour/ sans substances. Avant que nos errances/ avant
que nos absences/ ne s’immiscent entre nous et nous
jettent/ d’un bout à l’autre de la planète, mon amour/ mon
amour tout comme au premier jour. Je pense encore/ comme toi/ et
j’aime encore/ comme toi. Pour
la retenue et l’économie des coups on repassera, après tout on
fait du rock, on est toujours dans l’excès, quoi qu’il arrive,
même si toute la beauté consiste précisément dans la maîtrise de
ce qui nous dépasse. On a encore fini le morceau à fond, malgré
les rappels réitérés à la modération sonore, ça fait quelques
années que les acouphènes ne nous lâchent plus, on essaye de se
protéger un peu, je cogne dur, Marc n’aime le son de son ampli que
poussé à son maximum, le local est n’est pas assez grand ;
depuis quelque temps, on se met des mousses dans les oreilles, rien
n’y fait, je tape toujours plus fort, Marc ne cesse de monter le
volume, l’intensité émotionnelle passe aussi par une sensation
physique que peu de personnes peuvent concevoir ; entre l’excès
et la maîtrise, c’est toujours une limite qu’il s’agit
d’atteindre, et de dépasser. Sans cette envie, on est condamné à
la plus ridicule des commémorations du rock’n’roll, ou à sa
déviance la plus infecte, la variété. Le break et la fin sont
venus tout seul, un sourire enfin, le premier depuis qu’on s’est
enfermé, vient illuminer notre visage, cette fois on a l’impression
de la tenir, notre Étoile,
son expression juste, sa vérité, l’espace d’un instant on est
heureux, c’est un peu comme après l’amour, à l’issue d’un
concert réussi c’est même tout à fait ça, Marc et moi on ne
l’ignore pas, c’est une histoire de pédés : on a le
souffle court, le corps douloureux, en sueur, le cœur battant et le
bourdonnement aux oreilles, une joie entière nous emplit, on a
réussi à sortir de soi, à toucher quelque chose qui excède tout,
le corps comme l'esprit, quelque chose d’inouï et d’indicible,
si ce n’est dans la violence du son, et ça on l’a fait devant
tout le monde.
Ça mérite bien une cigarette, et un peu de repos
pour les oreilles. Marc roule son troisième joint en moins d’une
heure, je ne peux m'empêcher de penser que ça le libère
artistiquement autant que ça le limite, plus on va avancer dans la
répète et moins il sera précis, l'écoute se détériorera, il
sera peut-être dans le ressenti et l’émotion, mais pas dans le
travail de l’expression, ou alors à côté. À la prochaine répète
il y a de fortes chances pour qu’il ait oublié la moitié de ses
trouvailles merveilleuses, et s’il s’en souvient, il sera bien en
peine de les reproduire. Le moins que l’on puisse dire, c’est que
je n’aurais jamais réussi à le convertir au Straight
Edge,
ce mouvement musical de la fin des années quatre-vingt qui m’a
toujours attiré, avec des groupes comme Minor Threat, Fugazi ou
Rollin’s band, qui s’interdisaient d’être défoncés en répète
ou sur scène, prônant une lutte contre toutes les formes
d’aliénation, en commençant par la drogue et l’alcool. Alors
t’as rien ramené d’Amsterdam, même pas une tête de Skunk ?
s'étonne Marc, je suis pas rentré dans un seul coffee-shop, et
Béatrice alors vous en êtes où ? c’est fini, pour de bon,
même si elle ne le sait pas forcément, dommage elle était bien
cool elle, les prochaines sur la liste ? une black, Cora,
rencontrée à une soirée, genre mannequin, et Séverine, qu'Erwan
m’a présenté, d’origine juive, toujours dans l’exotisme, on
se refait pas, finalement Béatrice aura été ta seule blonde, et la
dernière, toi avec Valérie ça tient ? à fond, cette fille
est trop classe, si j’arrive à rester fidèle c’est cool. Je
retourne à la batterie, Marc reprend la guitare, Étoile
trouvée on va pouvoir enchaîner le répertoire, Marc rechigne, il
veut « improviser » comme d’habitude, j’estime qu’on
doit bosser les morceaux, pour l’enregistrement à venir, le
concert dans quinze jours, s’il pouvait il improviserait pour les
deux, il en serait capable, que je suive ou non est une autre
histoire. J’ai dû apprendre à respecter ça, lui c’est
l’anarchie et moi la règle, lui le chaos et moi la mesure, d'un
côté l’émotion de l'autre l’expression, Dionysos et Apollon, à
nous deux on le fait, finalement, le libre-jeu des facultés. C'est
un peu pareil en amour, il est trop dans le lâché, je suis trop
dans le contrôle, je m’en suis rendu compte une nouvelle fois avec
Béatrice, comme si je voulais tout maîtriser, même la fin, même
l’échec. Marc, lui, se laisse aller, ça ne donne pas de meilleurs
résultats, on traîne tous les deux notre grande histoire d’amour
comme un boulet, mais au moins ça a l’air plus agréable à vivre,
ce n’est sans doute qu’une apparence, peut-être m'envie-t-il
aussi, à sa manière. Je réussis à le contraindre au répertoire,
je jette un œil à la tracklist, je réalise que neuf chansons sur
dix sont des chansons d’amour, et toutes d’amour raté. Par
laquelle on commence ? Marc me laisse le choix, par la plus
belle qu’il ait jamais écrite, L’amour n’est pas.
Extrait du Mal-aimant, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible