mercredi 29 avril 2015

Quand j'étais collectionneur






    Je voulais écrire la fille et j’ai écris la vie, c’est magnifique et en même temps hyper inquiétant. J’inverse beaucoup, il manque de plus en plus de lettres dans mes mots, les noms propres m’échappent, ce sont sans doute mes derniers moments de lucidité, au lieu de m’en servir pour me purifier, pour me préparer à la vie éternelle, au lieu de récurer mon âme, ne voilà-t-il pas que j’en profite pour vous conter toutes mes frasques, mes coups tirés, les filles qui ont le culot de se refuser à moi, tous mes échecs sociaux, qui se résument à un seul, je n’en branlais pas une, plus glandeur que moi, tu ne peux être qu’un courant d’air, je voulais donc écrire : Il y a la fille qui m’a dit qu’elle m’aimait parce que j’étais un ascète, elle était turque et se prénommait Aurore mais Aurore en turque (Denize ?), et celle qui ne m’a rien dit et celle qui à Vieuville, pendant que Carole faisait ses éternelles heures supplémentaires – non, non, elle n’était carrément pas là parce que cela a duré toute la nuit –, celle qui à Vieuville ne voulait pas de pénétration parce qu’elle avait promis à son mec de ne pas le tromper. Elle était si goulue, de mes baisers, de mon corps, de mes mains et de ma bouche sur elle, que je n’en revenais pas.
    Est-ce que c’est bien ce que je fais là ? Et pourquoi, pourquoi, toujours ce verbe faire qui revient et qui me tourmente ? C’est tellement clair pour moi que je veux dessiner, que je ne veux pas peindre, que je ne veux pas de ces grosses machines spectaculaires, je veux rester léger, à peine là, pudique, sobre, frais ! ô oui ! Frais ! Juste des petits croquis à la Fragonard, de belles ruines bien vivantes à la Hubert Robert, des ébauches, des esquisses, une voix, un type qui raconte doucement dans la nuit, qui dit quand j’ouvre le frigidaire, ma paranoïa s’éclaire et on sent qu’il sourit, qu’il est très très vieux, qu’il est seul, qu’autour de lui tout dort, il vit la nuit, il est usé mais il n’est pas fatigué, il est juste lui et totalement lui, dehors, il n’y a plus d’enjeu pour lui, il émet encore mais ne réceptionne plus, il fait ce qui lui reste à faire, il griffonne d’anciennes historiettes tendres et douces…
    J’ai toujours beaucoup d’affection et de reconnaissance pour celles qui furent le coup d’un soir. La fille me veut ? Je ne minaude pas. Je me donne… Hein ? Pourquoi, pour qui s’économiser ? Non ? Ça et mon goût du trash, la Turque accroupie dans cet invraisemblable appartement, tellement encombré, et elle, tel un cabri, sautant d’un meuble à l’autre puis pissant à grands jets dans l’évier, grand lui aussi, très grand, un évier à l’ancienne, et sale, très sale, bien sûr. Eh oui, les ascètes ont besoin de sexe, tellement besoin de sexe qu’ils pourraient en mourir ! Donc, j’ai toujours dit oui et mon cœur battait comme un fou et oui j’ai dit oui, je veux bien oui. Mais, des fois aussi, ça m’est aussi arrivé de chasser, de capturer, de séduire, je n’ai pas été que choisi, sélectionné à l’étal, consommé au coin du lit, comme ça, vite fait, cinq-à-sept fantaisiste, poire pour la soif.
    C’était aux Halles, elle est venue rue des Archives, à sa demande, je l’ai ensuite ramenée vers Saint-Michel, en passant, elle a pissé par terre, sur l’Ile, devant le Palais de Justice, juste à côté du kiosque qui la cachait d’une éventuelle voiture de passage, et le type qui m’avait vu la draguer discrètement d’une table à l’autre, elle s’ennuyait avec les siens, nombreux et bruyant, à mon habitude, j’étais seul et je lui avais fait des signes d’Indiens, avec mes grands yeux d’un bleu si profond et mes longs cils noirs papillonnant, nous nous étions rejoins aux chiottes, étouffant notre fou rire et nous nous étions éclipsés discrètement fonçant chez moi, consommer ce besoin soudain que nous avions eu l’un de l’autre et puis elle avait une vie et je n’en avais pas, elle voulait repartir de suite, je connaissais ce jeu, j’y étais déjà habitué et à ces filles que je ne revoyais jamais, je cachais mes larmes, ce bon vieux sentiment poignant d’abandon que cela réveillait en moi, je le cachais sous mes rires et mes éclats de voix.
    J’étais seul au monde mais roi de ce tout petit monde, une chambre, trois chemises et deux pantalons, une pile de livres, un gros cahier à moitié remplis, une plume Parker que le Gros avait achetée avec des chèques volés, des cartouches d’encre, pas de devoir, pas de sanction, pas de morale, un acharnement rare à me faire, à me défaire et surtout à ne rien faire.
    Donc le mec m’avait vu draguer à distance cette belle plante. Il devait être perse car il était typé et remarquablement fin et cynique. Quand au Saint-André-des-Arts, il m’a à nouveau remarqué mais cette fois-ci, englué dans le lourd sentimentalisme de Michel, toujours aussi drogué et alcoolique mais qui à présent s’était trouvé une infirmière à demeure pour lui torcher la bouche quand il bavait ce qui lui arrivait plus souvent qu’à son tour. Il me serrait fort dans ses bras, j’étouffais et l’autre Perse ricanait devant ma mine déconfite.
    Michel et moi, nous nous étions rencontrés à Rome, retrouvés en Suisse quand Michel dealait à Genève et voilà que cette fois-ci encore nous étions tous les deux là dans un bistrot de mancheux. Michel venait de faire un an dans une école de mime, quelque chose comme Lecoq, mais les grandes vacances avaient eu raison de ces bonnes résolutions et donc là, saoul la plupart du temps, il s’était remis au deal. Il occupait une très grande chambre de bonne près des Champs-Élysées, excusez du peu, et truandait à s’en rendre malade. Comme il ne payait pas l’électricité, lorsqu’on allait le voir fallait pianoter selon un code morse des plus compliqués sur sa porte qu’il finissait, les jours où il n’était pas dans son habituel bon vieil état semi comateux de drogué diabétique savoyard, par ouvrir. Il possédait un piano à queue et organisait parfois de somptueux et étranges repas avec un danseur asiatique et divers autres marginaux, repas qui étaient pris au sol car il ne possédait en tout et pour tout qu’une seule chaise et un vieux fauteuil branlant et profond.
    À Rome, il m’en avait fait voir mais nous nous aimions. Ici, tout ça c’était fini, dorénavant, il me dégoûtait un peu, j’avais épuisé toutes mes illusions sur les routards, les clochards, les indécrottables baba bavotant et adeptes d’un ésotérisme crétinoïde, L’herbe du diable et la petite fumée, Krisnamurti et, must des musts, Vendredi ou les Limbes du Pacifique. Tout est là dedans, me répétait Michel. Pour lui faire plaisir, je l’avais emprunté à la Bibliothèque du Square du Temple, bibliothèque à laquelle je devais d’avoir lu avec passion tout le Journal intime de Léautaud qui portait une marque apposée par un tampon manuel sur toutes ses pages de garde : don de Madame Marie Dormoy. God, que d’émotions ! Et donc, dans ce Tournier je n’avais vu qu’une parodie lourdaude, affligée de ce stigmate si caractéristique de la deuxième moitié du vingtième siècle : le cul, ça fait moderne. Pauvre has been ! Le cul, c’est la chose qui est éternelle !



                                                                                                     Yves Tenret


mercredi 22 avril 2015

La course aux étoiles - Deuxième extrait




C’est Bertrand à l'interphone, à cette heure-ci ? il n’est pas encore rentré chez lui, il a dû faire la fermeture, à s’envoyer demi sur demi avant que ma mère ne lui demande poliment de finir son verre ; il débarque à l’appart pour s’en jeter un dernier, Estelle n’est pas là, il a sonné à la bonne porte, j’ai continué après notre entrevue, bières, whiskys, bouteille de vin sifflée au dîner. Il entre, les yeux à moitié fermés, dans un sacré état, salut Bertrand, qu’est-ce qui t’arrive ? il jette sa veste et ses fesses sur le canapé, abattu, je te sers un whisky ? plutôt une bière, ça n’a pas l’air d’aller, si si ça va, eh c’est bien ce que vous faites, sans déconner, même ma femme a aimé, ça fait combien de temps que vous jouez ensemble ? y ’ avait un de ces mondes, c’était blindé, ton frangin a tout raté, il est arrivé juste pour Sloy, c’est con. Il éclate de rire, découvre une ou deux dents en argent, son éternel bonbon à la menthe, finit de défaire sa cravate qu’il fourre négligemment dans la poche de sa veste, il passe la main dans ses cheveux en brosse, l’air hébété, se ressaisit, j’peux passer un coup fil ? faut que j’appelle ma femme, t’inquiète, j’vais pas rester longtemps, faut juste que je la prévienne, j’te prendrais bien une autre bière, il t’en reste ? sinon on descend au café, on boit directement à la pompe, il s’esclaffe, toussant sur la fin ; je lui passe le téléphone, vais chercher deux bières, je l’accompagne pour pas qu’il soit mal à l’aise, met de la musique, le dernier Red Hot, One Hot Minute. Eh j’peux fumer ici ? t’as un cendrier ? Il se rassoit, marque un silence, son visage se défait, il lâche le morceau, cet après-midi, il a dû dénoncer un Comorien qui avait ouvert un compte avec de faux papiers, il avait reçu la consigne d’appeler la police dès qu’il se pointerait à l’agence ; le mec est venu, Bertrand l’a retenu sous un faux prétexte, a passé le coup de fil, les flics sont venus le cueillir devant tout le monde, menottes aux poignets. Avant de partir entre deux policiers, le Comorien s’est retourné vers lui, pour lui dire merci, son regard lui reste encore dans les yeux. Il finit sa bière, éclate en sanglots, j’fais un métier de salope, je l’sais, j’fais un métier de salope, se ressaisit, se mouche sur sa manche, repart en larmes, j’suis une salope. Je ne sais pas quoi lui dire, je n’arrive pas à lui dire le contraire, prétexte qu’il n’avait pas le choix, lui dis de ne pas se laisser aller, il a trop bu, je lui propose de rester ici, de manger un morceau, il peut même rester à dormir si il veut, j’appellerai sa femme ; il refuse, ne veut pas m’emmerder avec ça, il repart à la rigolade, son boss alcoolo qui s’est démis une cervicale au karaté, porte en permanence une minerve, ça le fait mourir de rire, il va être changé d’agence, raison de santé, son foie oui, il s’esclaffe à nouveau, bientôt son tour, il le sait, s’en fout, vendrait une télé à un aveugle a dit de lui son supérieur hiérarchique, semblerait effectivement qu’il soit doué, ou qu’il bénéficie de certaines largesses, des tonnes de clients se sont plaints de son comportement, plus souvent au comptoir qu’à son bureau, ses drôles de remarques, son regard trouble, tout le monde le sait, il est toujours en place, le bonbon à la menthe qui sauve l’haleine. K.O. sur le canapé, il ne m’écoute qu’à moitié, son regard se perd, il se réveille d’un coup, tu sais, vu la banque en ce moment, avec les procès qui se profilent, des têtes vont tomber, j’te l’dis, des hommes politiques aussi, du gros, du très gros, j’connais des noms, tu verras dans la presse après, tu t’diras, ben putain. Il me dit qu’il va tout lâcher, gagner plein de pognon, on lui a déjà proposé d’autres places, autre chose que la banque, ou monter sa boite, un truc du genre. Déjà entendu ça, je commence à fatiguer, un peu gêné par toutes ces confessions, je lui reparle de sa femme, qui doit accoucher bientôt. C’est bon, t’as gagné, j’me sauve. T’es sûr que ça va aller ? ouais ouais, t’inquiète, il me serre la main, ferme, essaye de tenir son regard dans le mien, tente d’ouvrir plus grands les yeux, bombe le torse, le ton professionnel : Monsieur, à demain.

Extrait de La course aux étoiles, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible

mercredi 15 avril 2015

Brave new world






     Je ne suis pas un pauvre. Ni un menteur. Je n’ai pas toujours eu peur. Il m’arrive d’avoir des érections métalliques. Je n’entretiens aucun rapport humain. Je ne me connais pas d’ennemi. Parfois, je me révolte. Là, je me sens seul. Je mets ma vérité en jeu. C’est obscène. Je n’envie pas les artistes. L’art ne peut plus rien pour moi. Et plus que tout, les rapports intimes m’emmerdent. Je veux la richesse du monde, toute la richesse du monde. Je ne crois ni en l’art, ni en l’amour, ni en la révolution. Je veux voir, sentir, toucher ce que en quoi, je crois. Ils ne nous ont pas donné grand-chose. Ils auraient mieux fait de ne rien nous donner du tout. Je crève ! J’en ai marre de toujours chercher refuge dans un pauvre irrationnel dénué de toute invention, absolument sans imagination. Car en plus de toute cette misère, je suis aussi dénué d’imagination. Je baise, je bois, je mange, je dors. Et après ? De temps en temps, quelqu’un me conseille de changer de misère, d’abandonner ma misère partielle au profit d’un servage total. Mais ceux qui osent me conseiller ainsi, savent-ils que j’ai les yeux grands ouverts et que je les vois, eux. Quelles pitreries veulent-ils donc que je fasse pour que rien d’essentiel ne change dans ma vie ? Excusez-moi mais à vos chaînes… de télévisions, je continue à préférer mes rêves débiles et me saouler la gueule et faire des grimaces quand vous avez le dos tourné. 


                      
                                                                                     Yves Tenret


mercredi 8 avril 2015

La course aux étoiles - Extrait


Les pieds battent le pavé, je presse le pas, j’ai rendez-vous avec Estelle à Beaubourg où elle effectue les dernières recherches avant de boucler son mémoire, j’avais dans l’idée de m’en jeter un ou deux avant de la retrouver, histoire d’être à l’aise, de retrouver une contenance face à elle ; je regarde rapidement les bars à l’entour, rue Rambuteau, j’aperçois les Piétons, des années que je n’y ai pas mis les pieds, une foule de souvenirs ressurgissent, sans crier gare, Les Piétons… les premières années de Fac, les répètes avec Fabrice et James à Forbidden, avec les Wampas, les Satellites, la bande de soiffards, Vincent, Hugo, Yves, Aménophis, Gilles et son frère Francis, Boris… la bande de lesbiennes, les prostituées, les travelos, les macros, les truands de seconde zone… des soirées entières à boire, à faire la tournée des rades, le situationnisme sans le savoir, le triangle L’art Brut/le Muscadet/Les Piétons, des heures à discuter de Céline, de Rimbaud, à s’engueuler, à se défier aux échecs, les ardoises qu’on laissait, l’état dans lequel je rentrais, quand je rentrais, le squat Gare de Lyon où je dormais… j’hésite à y aller, peur d’être déçu, la crudité de la lumière du jour, je passe mon chemin, une voix m’interpelle, je trébuche sur un pavé, me retourne, oh Fred ! qu’est-ce que tu fous ? ça fait un bail, viens boire un coup. Philippe, je pensais à lui à l’instant, cette gueule, une vraie dégaine, la carrure, les poings sûrs, la démarche chaloupée, entre Brando et De Niro version séfarade, prince de comptoir, acteur à ses heures, de la figuration, un peu de pub, du théâtre porno. Il m’attrape par l’épaule, me secoue, ça me fait plaisir de te revoir, qu’est-ce que tu deviens ? alors bientôt prof ? les petites que tu vas te taper, enfoiré, on m’a dit que t’avais un groupe qui déchirait en ce moment. Les tournages ? j’ai fait une pub qui passe pas mal, tu l’as vue ? ça m’a fait un peu de thunes, j’ai tout claqué, t’es toujours avec cette fille superbe ? comment elle s’appelait, Estelle ? Ah merde, Hugo ? il est dans le dix-neuvième maintenant, Vincent ? depuis qu’il est avec cette fille on le voit plus, Gilles, Francis, les frangins ? partis dans le Sud, Yves ? la dernière fois, j’lui ai mis mon poing dans la gueule à ce connard, qu’est-ce que tu prends ? Moi qui voulais ne boire qu’un verre ou deux, c’est raté, la nostalgie, le poids des souvenirs, je me laisse entraîner. Le serveur a changé, ce n’est plus Jean-Jacques, l’exact sosie de Fernandel jeune, en bi, pas de trace d’Eddy non plus, le patron, avec ses chemises impeccables et ses faux airs à la Barclay ou à la Constantine. Je n’ose pas demander à Philippe des nouvelles de sa copine de l’époque, la plus belle entraîneuse du quartier, une brune sexy et distante qui nous mettait tous en alerte, elle avait débarqué du Sud avec Jean-Jacques, les Piétons étaient pour elle et pour d’autres filles, certes plus vieilles et plus tapées, un havre de paix, ici personne ne venait les emmerder. C’est lui qui m’en parle le premier, il l’a aimé comme un fou, mais c’était impossible, le métier a fini par peser, tu comprends, elle s’est barrée un jour, avec un mec plein aux as, retournée au bled, on ne sait pas. Arc-bouté sur le zinc, il soupire, maintenant il est avec une Black, il n’arrive pas à baiser, des fois elle le suce, c’est tout. Il chasse d’un revers de main l'humeur mélancolique, me sort son plus beau sourire, faut trinquer, à nous maintenant, au présent, il me colle une tape dans le dos, toujours aussi bon batteur ? toi tu cognais putain, quand est-ce que je vous vois sur scène ? j’ai croisé ton ancien chanteur, Marc, à l’Archipel, tu sais qu’on a failli se battre tous les deux ? il t’a raconté ? Ah t'as déconné, faut jamais sortir avec les filles dans un groupe, tu le savais pourtant, t’avais déjà donné à l’époque de James, avec cette bassiste, comment elle s’appelait, elle ? Magali. Je surveille d’un œil l’horloge, je ne veux pas rater le rendez-vous, mais les demis me retiennent, on les enfile à la chaîne, revoir Philippe me fait plaisir, la joie des retrouvailles se mélange à l’euphorie de l’alcool, je n’ai plus envie de bouger, il me raconte ses galères de comédien, ses autres conquêtes, les coups qu’il a mis, ceux qu’il a pris, la vie de galérien, les voyages. C’était ça Les Piétons, un acteur boxeur en attente de tournage, un écrivain en quête d’éditeur, un poète sans œuvre, un peintre sans toiles, des musiciens sans contrats, une danseuse boiteuse, un mime tremblotant, tous RMIstes, au milieu des putes et des bandits. La vraie vie. Je contemple le décor, la mosaïque qui fout le camp, les miroirs piqués, les murs brunis de nicotine, le zinc élimé, le bois qui part en copeaux. Il y a toujours le sucrier en forme de casque avec l’inscription cosmonaute diabétique que Vincent avait rajoutée, tout fier de lui, au marqueur. Estelle me revient en tête, je suis en retard, je décroche du bar, tu y vas ? c’est vrai ? ah je comprends, le cœur et le cul avant tout, bon à la prochaine, ici ou ailleurs, salue-là bien de ma part. L’ivresse me transporte, je vole au-dessus du pavé, je passe les cracheurs de feu, les jongleurs, pénètre dans Beaubourg, je ne suis pas tant à la bourre que ça, elle doit être plongée dans ses notes, je me laisse porter par les escaliers mécaniques, m’élève au-dessus de Paris, admire la vue, Montmartre, l’Observatoire, la Défense au loin, plus près, Notre-Dame, la tour du Châtelet et ses gargouilles. Je cherche Estelle dans la bibliothèque, la trouve rapidement, avec ses tresses c’est facile, elle n’a pas fini, je peux aller faire un tour dans les rayons si je veux, lui faire quelques photocopies si ça ne me dérange pas. Je me balade, vais au rayon philosophie, prends des livres un peu au hasard, un prêtre qui a fait une étude sur Nietzsche, Nietzsche, un athée de rigueur, ça a l’air intéressant, Aristote, un commentaire sur les futurs contingents, j’ai fait un exposé dessus l’année dernière avec Tiercelin, la bataille navale aura-t-elle lieu ? l’avenir est-il déterminé ? aucun terme d’une alternative n’est déterminé à l’avance, la seule chose nécessaire est l’alternative elle-même ; Pascal, Les pensées, l’homme est un milieu entre néant et Dieu, il serait temps que je m’y mette, à ces Pensées. Je me rends à la photocopieuse, il me reste des pièces au fond des poches, je fais des photocopies de mes mains, de mon visage, la tête collée contre le verre sous le battant, c’est plutôt réussi, des personnes attendent derrière, leurs documents sous le bras, ahuris, personne n’ose rien dire, une fille sourit, je suis content de moi. Je retourne voir Estelle, exhibe mes œuvres, ça la fait marrer, elle a terminé, le temps de ranger ce qu’elle a emprunté, je peux aller l’attendre devant. Le soleil se couche sur Paris, on redescend par les tubes de plexiglas, Estelle est très belle, plus belle que jamais, elle a mis la robe vert émeraude que je lui avais offerte à nos débuts et qui lui va si bien. On va où ? tu as faim ? je t’invite au resto grec si tu veux, je n’ai rien mangé de la journée, avec plaisir. Tu as l’air gai, tes yeux pétillent, j’ai bu deux trois verres avant de venir, j’ai croisé Philippe des Piétons, tu le connais, pas pu refuser, je suis content de te voir aussi. Sitôt au resto, je m’empresse de commander un apéro, je ne tiens pas à me taper une redescente maintenant, je reste sur la montée, feuilles de vigne, moussaka, brochettes, bouteille de vin, elle me dit qu’elle a beaucoup réfléchi, c’est un peu de sa faute aussi, elle n’a pas fait attention à moi, pensait que ça allait toujours bien, regrette que ce se soit passé avec une personne que l’on connaît tous les deux, se demande ce que ça va donner si jamais ça reprend entre nous, le fait que je vais continuer à la voir trois ou quatre fois par semaine pour les répètes, je ne sais pas quoi te dire, si ce n’est qu’entre Nina et moi c’est vraiment fini, il n’y a plus rien, c’est toi que j’aime. Je veux attraper le verre, ce sont des grands verres, presque des coupes, à l'américaine, trop hauts et trop grands, le dos des doigts tape contre le pied, le verre bascule, se renverse, tout part sur la robe d'Estelle. Elle ne dit rien, j’essaye du mieux que je peux de l’essuyer, l'accompagne aux toilettes pour tenter d’éponger le vin sur la robe, la marque est énorme, je m'aperçois dans la glace en train de frotter. On remonte, je me confonds en excuses, elle ne m’en veut pas, elle me répète que ce n’est pas grave, que ça va aller. Je n’ose pas me resservir du vin, de toute façon je n’ai plus soif, j’ai assez bu, je réalise que je suis encore soûl ce soir, comme tous les soirs depuis deux ans.


Extrait de La course aux étoiles, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible



mercredi 1 avril 2015

Quand j'étais une fête





        Nous nous retrouvions au Welkom. Nicole se levait tôt, partait au travail et moi, je trainais dans l’appartement, je dessinais, je peignais, j’aquarellais, je voulais devenir peintre, j’étais peintre. Je trainais Nicole dans beaucoup d’expositions. J’étais toujours content, jamais contrarié. La liberté, c’est euphorisant.
    J’avais moi-même monté ma propre exposition à Ostende avec mes petites toiles à la Cobra. Nous avions même fait imprimer une affichette jaune-canaris. Nicole avait réussi à m’obtenir un article dans le journal local et suite à cela, l’exposition qui devait durer trois semaines n’avait durée que trois jours car les flics étaient passés vite fait. Ce show avait lieu dans ce qui nous avait semblé à Nicole et à moi être un grand café mais qui était en réalité un bar à filles. Le patron, c’était laisser convaincre par ma mère. Et les flics étaient passés pour lui dire qu’ils trouvaient que c’était de mauvais goût de faire galerie pendant la journée et bordel la nuit…
    À Bruges, avec Roland Brat, nous avions fait une grande peinture, une très grande peinture, un grand rouleau de toile non coupée, et nous l’avions cloué sur la façade de la petite maison qu’il louait au bord du canal et là aussi les flics étaient passés. Cette toile si jazzy, si free, cette impro à la Asger Jorn, à la Hugo Claus, on l’apercevait très bien du train lorsqu’il ralentissait avant le grand pont. Roland avait été obligé de la déclouer devant eux et de la ranger.
    Je ne buvais jamais d’alcool, je ne fumais pas, je mangeais comme un ogre, je n’achetais que des livres de poche et je parlais abondamment en un flot incessant de digressions fantastiques et je donnais surtout l’impression à la tribu des fils de bonne famille qui fréquentaient eux aussi le Welkom de crier tout le temps. Maigre, très maigre, avec un débit à la fois fluide et tout en saillies, par moment, je fusais de remarques désagréables, et eux pensaient que j’avais peut-être l’air d’un ange mais que dans le fond je n’étais rien d’autre qu’un petit bouffon, un résidu typique de folklore local, même quasi un stéréotype. Honnête, frontal, tribal et paumé, je me refaisais de fond en comble, tapissant petit à petit tous les couloirs et les pièces de mon esprit de dizaines de noms propres, et tout ceci de façon confuse, dans un amas sans contenu ni forme, une procession incohérente d’engouements passionnés, lisant compulsivement, allant voir tous les films, visitant toutes les expositions, écoutant goulument Jean-Sébastien Bach, John Coltrane et Stockhausen, entassant tout ça n’importe comment, délirant à tout va et passant des nuits entières à échanger des points de vue apparemment tous plus ou moins définitifs les uns que les autres. Chaque livre, chaque disque, chaque film étaient une question de vie ou de mort et rien n’avait jamais aucune l’importance…
    J’étais boulimique, j’avalais tout tout rond et je régurgitais tout cela, ce magma informe d’impressions confuses, d’intuitions fulgurantes et de fugitifs moments de grâce.
    En 1966, Bruxelles était encore une petite ville, toute petite, une cité provinciale. Cela datait de 1958 car lors de l’exposition universelle, elle avait éradiqué tout ce qui aurait pu attenter aux bonnes mœurs. Il n’y avait pas de vitrines en ces temps là, pas de rues de putes, pas de pute du tout. Une toute petite poignée de cinémas pornos. Tout était caché, emballé, pesé, vendu sous le manteau et y avait Fabiola, c’est à dire l’Espagne et pas de cul au cinéma. C’est pour ça que le bordel de ma mère était à 10 kilomètres de Bruxelles, sur la chaussée de Louvain.
    Le temps était épais, plein de lui-même mais fluide surtout, structuré d’inconscient, parfois comme un long dimanche d’après-midi au sortir de la cinémathèque après vu Les Fraises sauvages ou un Melville, et expliqué à un garçon stupéfait par le hiatus existant entre ta façon de t’exprimer et tes références, raconter donc que le Melville t’a fait penser à Charles Ives que tu viens de découvrir sur France-Musique et qui t’a marqué à jamais.
    Sauvage, creux et dense, funambule étincelant, sautillant au-dessus du vide, hallucinant et halluciné, bon danseur toujours assis, impatient, courant plutôt que marchant d’un endroit à l’autre, pouvant être caractérisé d’un unique trait,  le plus pertinent des impertinents : royalement improductif et noyant dans des pratiques compulsives ses angoisses existentielles. En ces temps là, la vie était une fête. Personne ne se prenait au sérieux et lui encore moins que personne.



                                                                                     Yves Tenret