mardi 31 mars 2020

L'amour au temps du Corona




    Les tremblements se sont transformés en spasmes et les spasmes en convulsions. Autour de moi, les sièges se sont vidés, tous les passagers ont fui, cédant à la psychose du Coronavirus. Je reste seul dans l'espace d'attente, je gémis en jurant, j'ai si froid. Un membre du personnel qu'Assia est allé chercher, le nez et la bouche recouverts d'un masque, me met sur un fauteuil roulant et m'emmène, Assia nous suit en pleurant, poussant un chariot plein de sacs et de cadeaux qui ne cessent de tomber. Je traverse l'aéroport en pensant à mon père, je me tiens comme lui, avachi et désemparé, je dis à Assia que j'ai l'impression d'être mon père. Elle va faire les démarches nécessaires pour annuler l'embarquement et récupérer les bagages, avant de me rejoindre devant un panneau indiquant la direction de l'hôpital de l'aéroport. L'homme nous fait faire cent détours, nous passons par dehors, nous prenons trois ascenseurs, nous faisons encore cent détours par les couloirs, avant d'arriver dans une pièce sans fenêtre où l'on m'allonge sur un divan d'auscultation. Je reste seul pendant qu'Assia part en quête d'une consigne. Je suis incapable d'arrêter les tremblements du corps, je tousse de plus en plus, le nez coule comme une fontaine. Les muscles se tétanisent, j'ai si mal que je pourrais compter tous mes os. Pour la première fois de ma vie je me dis que je pourrais mourir. Ici ? À Bangkok ? Je me mets à prier, je récite, pour la première fois depuis l'enfance, un Notre-Père, les tremblements de mon corps s'arrêtent. Je cesse de prier, les tremblements reprennent. Je prie à nouveau, le corps se calme ; j'arrête la récitation, je redeviens un tremblement de terre. Je ne vais quand même pas prier en permanence, quel homme est capable de prier tout le temps ? Un fou ? Ou un saint ? Le médecin arrive, il est jeune, il doit avoir mon âge, il me demande ce qui se passe, comment se fait-il que j'ai attendu quatre jours avec de la fièvre, j'ai du mal à parler, à penser, je lui rapporte le précédent avis médical, le diagnostic désabusé du médecin de Ko Samui. Après avoir pris la tension, écouter la respiration et le cœur, il m'explique que je ne peux voler dans cet état-là, je suis bien d'accord, il est obligé de m'hospitaliser pour faire des examens, il y a de grandes chances selon lui que ce soit la malaria. Assia m'a retrouvé, une infirmière me remet deux cachets que je n'arrive pas à prendre, je ne peux même plus avaler ma salive. 

    Je ne vois rien à travers les vitres aveugles de l'ambulance, le trajet me paraît long, les ambulanciers me remettent à des brancardiers qui me transportent au service des examens sanguins. Nous passons par le service de pédiatrie, allongé sur le brancard je regarde les mobiles au plafond, les jouets, les peluches qui traînent, les dessins d'enfants accrochés aux murs, ce sont les mêmes partout dans le monde. L'infirmière est experte, je ne sens pas l'aiguille qui perce la peau, je compte avec elle les flacons qui se remplissent. On m'installe dans une petite salle à la climatisation trop froide, sur un divan d'auscultation inconfortable ; à côté de moi se tient suspendu un squelette anatomique au sourire hideux. J'ai l'impression d'avoir été enfermé dans un frigo avec l'image de ma propre mort. Assia m'y rejoint avec une couverture, elle la jette sur moi un peu maladroitement, me recouvrant le visage, hé ma belle je ne suis pas encore décédé, la plaisanterie la fait rire, ce qui me fait du bien. Au bout d'un temps indéterminé, durant lequel il me semble avoir perdu connaissance, un médecin peu motivé et parlant mal l'anglais vient nous donner les résultats, qui sont négatifs pour la dengue et la malaria. Je ne sais pas pourquoi, je m'en doutais, ce qui m'inquiète encore plus. À bout de force, je dis à Assia de contacter l'assurance, je veux me faire rapatrier avec elle. Elle surmonte les obstacles de langues et de secrétariats, j'ai un médecin français au téléphone, il me déconseille fortement de voler, il nous envoie immédiatement le correspondant de l'assurance sur place. Un Thaïlandais, bien habillé et parlant parfaitement l'anglais, finit par arriver, il nous explique qu'on va me transférer dans un autre hôpital. Je repars en ambulance, toutes sirènes hurlantes, où est passée Assia ? Je sens que je vais à nouveau perdre conscience. L'infirmière qui est avec moi à l'arrière me regarde d'un air très gêné, elle tousse, Mister, hum ? Elle fixe mon entrejambe, elle rougit d'embarras, elle répète, Mister, quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? Elle désigne du doigt ma braguette, your pants is open, oh, je la remercie, à demi évanoui, je referme mon pantalon, elle pose ensuite un drap bleu sur mes cuisses, du bout des doigts. Si tu savais ma chérie, dans quel état je suis.


Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay


mardi 24 mars 2020

Mon AVC



        Salut les minets, salut les tarlouzes, salut mes Lucky Star, salut les filles ! Salut à vous mes petites ladies, et à vous aussi, mes vieilles déesses blasées, oui, oui, c’est pas une blague, c’est l’heure, l’heure des digressions de Stroke DJ, votre serviteur dément, cet increvable bon vieux casse-couilles qui est à nouveau là, DJ Heartbreaker, la langue pendante et les mains baladeuses. You Are My Lucky Star ! Vous vous souvenez, c’est moi, Tenret, le zombie, le retour des morts-vivants, le roi de l’ICT, l’empereur des AVC ! Un accident ischémique transitoire, un AIT, est un accident vasculaire cérébral, à la suite duquel la circulation sanguine est rapidement rétablie et dont les symptômes disparaissent dans les 24 heures, mini accident dont vous récupérez rapidement. Pour la plupart des patients souffrant d’un AIT, les symptômes se font même sentir moins d’une heure. Mais plus ils persistent, plus les risques de lésions du tissu cérébral augmentent. Oui, oui ! J’ai été, par deux fois, paralysé, deux fois, à gauche, à deux heures d’intervalle. Quatre et six heures du matin. Hémiplégie !!! La dépendance, l’horreur. Ils disent trois jours, je dis quatre, ils disent : « Patient adressé aux urgences pour suspicion d’AIT ; appel à 8 h 30 : persistance d’un déficit du membre supérieur gauche à 4/5, selon l’urgentiste. Patient adressé en alerte thrombolyse. NIHSS 0 à l’arrivée à l’IRM, force motrice normale, pas d’AIC ni de saignement en IRM, pas d’occlusion au TOF donc pas de thrombolyse ». Voilà ce qu’ils disent mais moi, je dis : « Ça fout les jetons !!! ».
Et maintenant, la nuit quand je marche sur les boulevards, j’ai peur, peur de tomber. J’ai peur de tomber à gauche. Je dois me déconditionner et me reconditionner. Je me mets dans mes épaules, elles sont larges, larges, larges et ma poitrine est si solide, et de ce pas félin, qui me caractérise si bien, j’avance sans bruit. Je ne vais pas tomber, pas tomber, pas tomber... J’ai peur. C’est la première fois de ma vie que j’ai peur comme ça, c’est une peur qui vient de l’intérieur... Eh oui ! Alors, pour ce qui est de me sentir fra- gile, je suis servi, là. Le pire, c’est la nuit. Je me réveille, je me tâte, y a un moment de doute... Ça vibre ! À gauche ou droite ? En haut ou en bas ? Et la bouche ? Et les mains ? Bref, au moindre picotement, je m’affole, je me lève, je tourne en rond... La mort ! Oui, mon corps et moi sommes séparés, nous dansons et tout l’exercice consiste en cette obligation vitale que nous avons dorénavant : nous devons nous oublier mutuellement. Sans ça, nous ne pouvons pas vivre. La confiance s’est dissoute, la confiance en soi, j’avais confiance en moi et il s’est avéré que moi n’était pas moi et qu’il pouvait me lâcher, m’abandonner, me laisser là. La moitié gauche de mon corps n’a pas la même vibration que celle de droite... La Mort ! Pause. C’est trop dur...

Profitons de cette pause pour se raconter une histoire, l’histoire de quand j’étais une fille. Rapprochez-vous, taisez-vous, cessez de vous agiter comme des puces sur un chien galeux et écoutez-moi bien. Vous verrez, vous ne serez pas déçu, c’est une histoire qui vaut le coup. Cette histoire, je ne l’ai jamais racontée à personne. C’était en 1967, j’avais 19 ans et j’étais barman à Bruxelles, dans une petite rue en face de la Bourse. Mes collègues, dans la rue Jules Van Praet, se tapaient qui ils voulaient et moi je n’y arrivais jamais. J’étais trop mignon, j’avais l’air d’une gonzesse et ça, avec ces gens-là, ça ne pardonne pas. Si vous saviez tout ce à quoi j’ai assisté au Baccara : des maquereaux dansant enlacés, des putes suçant pour rien, une clodo se faisant lécher par son berger allemand... Gilbert le gérant qui avait un air veule à la Alain Delon, soupirait quand une drôlesse lui proposait la botte. Il soupirait !
Du soir au matin, avec ma tronche de bébé, je m’essuyais des tonnes de conseils : comment je devais arnaquer, qui je devais arnaquer, comment ne pas me faire chopper, et aussi économiser car tout cela ne durerait pas...
En général, je finissais mes nuits au bowling de la place de Brouckère. Quand elle me dit : « Oui, je veux bien venir avec toi », c’est donc là que je l’emmenai. De toute la nuit, j’avais été le seul à lui parler. Faut dire qu’elle faisait dans les 1m85, était franchement maigre, un peu crade, pas peignée, habillée tout en jeans ce qui n’était pas vraiment le genre de l’endroit. Je sentais que les autres souriaient dans mon dos mais je n’en avais rien à foutre. Je lui filais de temps en temps une Carlsberg en douce, m’intéressait à tout ce qu’elle racontait et j’essayais d’avoir l’air d’un mec à la cool. En chemin, elle me répéta plusieurs fois qu’elle avait un truc absolument spécial, tuant, qui allait me renverser. De quoi s’agissait-il ? Je n’en avais aucune idée. Un tigre tatoué sur les fesses ? Au bowling, elle avait dévoré un steak frites et deux parts de tarte chantilly banane. Après, dans la rue, j’avais essayé de lui prendre la main mais elle m’avait repoussé. Ce n’était pas une sentimentale. Juste une paumée qui cherchait un endroit sûr pour dormir. Chez moi, par contre, sur mon matelas, malgré le froid, elle s’était laissé déshabiller. Je tremblais, essayant de ne pas être trop brusque, trop maladroit, sans réellement y arriver. C’est là qu’elle prit l’initiative. Elle me dit de reculer, d’arrêter de la peloter comme un sauvage, d’attendre, de me contenter de juste la regarder. J’obtempérais et elle se mit à se caresser doucement. J’étais stupéfait : tant de bonheur !
Au bout d’un moment, elle me sortit de ma stupeur en m’interpellant frénétiquement: « Tu le vois ? Il te plaît ? » Mon expression ahurie la fit éclater de rire. « Mon clito, tu ne vois pas comme il est grand ? » Putain, elle avait un clito géant ! Et, de ses longues mains osseuses couvertes de bagues en argent, elle me bourrait la tête à petits coups secs en gémissant : «Suce! Suce!»



Premières pages de Mon AVC d'Yves Tenret
Paru aux éditions Médiapop


mardi 17 mars 2020

L'armée fantôme de Guy Debord - suite




    Mon écrit sur Guy Debord m'a valu une lettre de l'un de ses meilleurs biographes, qui a vu Debord, rencontré Michèle Berstein et correspondu avec Alice Becker-Ho – article au-dessus de tout éloge m'a-t-il écrit, ce gros malin auteur d'un livre menu – et pas mal de messages d'insultes de la part de ses partisans sectaires, hélas assez nombreux, qui souvent n'ont lu que Debord et ne jurent que par lui. Je n'ai fait pourtant que suivre ce que Debord reconnaissait lui-même à demi-mots, toujours dans Panégyrique, à propos de son addiction : Je n'ai pas un instant songé à dissimuler ce côté peut-être contestable de ma personnalité… Certaines de mes raisons de boire sont d'ailleurs estimables. C'est donc qu'il y en avait d'autres contestables, ou méprisables ? Voilà ce que je me suis efforcé de comprendre, puisque personne ne s'en était préoccupé avant – ce gros bêta de Bourseiller n'ayant fait qu'une biographie psychologique obsédée de prémonitions et ce gros con d'Apostolidès d'en préparer une bien pire – tiens, j'y pense, tous les biographes de Debord sont gros, comme leur sujet, débordés d'eux-mêmes. Quand comprendront-ils que la psychologie n'enseigne jamais rien ? L'un de ses thuriféraires me traite d'abstinent et de moralisateur – j'ai bien failli ne jamais m'en remettre –, le pauvre s'il savait, à quel point j'ai été loin dans l'alcool et plus encore dans le dépassement de la morale. Il attend pour sa part, dans le calme, mes œuvres dont il doute qu'elles arrivent à éblouir le siècle – et ta sœur ? devrait être la réponse appropriée, ou l'encore plus enfantin c'est celui qui l'dit qui y est !, le soupçon personnel et l'insulte étant les seules choses que peuvent comprendre ce genre d'individus dépourvus de métaphysique, d'ontologie et, pour tout dire, de pensée, fidèles en cela à leur maître auprès duquel ils ont abandonné leur libre-arbitre, prétendu théoricien qui n'a jamais su fonder la moindre ontologie, ce qui l'a condamné à dériver toute sa vie, de on en on, dans le labyrinthe miroité de son anthropologie politique noyée d'ivresse. 
    
    Qu'est-ce que l'alcoolisme d'un point de vue métaphysique ? est la seule question qui importe, tout comme pour la drogue, le sexe ou le rock'n'roll dont les explications historiques, sociologiques ou psychologiques ne sont toujours que des justifications a posteriori. De quoi Debord a-t-il souffert, comme tant de ses contemporains pour lesquels il avait si peu d'indulgence et qu'il a cherché à guérir dans l'alcool, si ce n'est de désespérer des autres et de lui-même ? Son rapport au temps donne la mesure, dans son œuvre comme dans sa vie, de ce désespoir, inconsolable qu'il resta – et qu'il fut dès le plus jeune âge – du passage fugace des êtres et des choses sur la Terre. Pour exprimer cette sombre nostalgie qui semble ne l'avoir jamais quitté, il n'hésite pas, dans Panégyrique, à faire siennes les paroles d'un célèbre roi de Perse qui justifiait ses larmes devant le passage de son armée : J’ai pensé au temps si court de la vie des hommes, puisque, de cette multitude sous nos yeux, pas un homme ne sera encore en vie dans cent ans. Plus inattendu, il cite aussi, dans In girum imus nocte, la Bible : Toutes choses ont leur temps, et tout passe sous le ciel après le terme qui lui a été prescrit […] Il vaut mieux voir ce que l’on désire, que de souhaiter ce que l’on ignore : mais même cela est une vanité et une présomption de l’esprit… Qu’est-il nécessaire à un homme de rechercher ce qui est au-dessus de lui, lui qui ignore ce qui lui est avantageux en sa vie pendant les jours qu’il est étranger sur la terre, et durant le temps qui passe comme une ombre  ? Si Debord avait poursuivi sa lecture de la Bible, sans doute aurait-il trouvé le moyen de se guérir de cette maladie si commune que Lacan a caractérisée pathologiquement comme mélancolie, que Nietzsche, en parfait connaisseur du nihilisme, avait déjà diagnostiquée comme ressentiment contre le temps et que Kierkegaard, premier punk chrétien, a si parfaitement définie : Désespérer du temporel ou d’une chose temporelle, si c’est vraiment du désespoir, revient au fond au même que désespérer quant à l’éternel et de soi-même, formule de tout désespoir, montrant par là que tout désespoir regarde l'éternité. 
    
    Ainsi, toute l'existence de Guy Debord – alcoolisme compris – peut être vue comme une insurrection permanente contre l'accompli et le révolu, qu'il soit temporel, historique, politique ou social, et son utilisation récurrente du cui prodest comme une tentative désespérée de retourner le temps lui-même, en inversant sans cesse les causes et les effets – comme si se demander à qui profite le crime suffisait à identifier son auteur. Mao profite de la découverte des statues du mausolée de Qin Shi Huang ? C'est donc que Mao les a fait enterrer. L'enlèvement d'Aldo Moro sert le pouvoir réactionnaire italien ? C'est donc que le gouvernement l'a fait enlever et le détient. Faire des conséquences l'origine des choses, n'est-ce pas là concevoir une formidable machine à remonter le temps ? Plus tordu encore : les idées que je défends suscitent le scandale et sont attaquées a priori ? C'est donc qu'elles dérangent et qu'elles sont vraies a fortiori – délire habituel de tous les complotistes qui voient dans la réfutation de leur raisonnement la preuve de sa vérité. On me traite de paranoïaque ? C'est donc qu'on m'en veut ! D'autres pousseront le complotisme et le négationnisme, ces frères siamois, beaucoup plus loin. Les camps de concentration prouvent aux Israéliens qu'ils ont eu raison de fonder leur État et de créer leur armée ? C'est donc que les Juifs ont inventé les chambres à gaz. Pourquoi s'arrêter à si peu ? Ça ne colle pas ? C'est trop gros ? Le cours des choses ne permet pas qu'on le torde si outrageusement ? Il n'y a plus qu'à nier dans un même mouvement et le temps et l'Histoire : on n'a jamais marché sur la Lune et aucun avion ne s'est jamais écrasé sur le Word Trade Center.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay


mardi 10 mars 2020

L'armée fantôme de Guy Debord






      Il fallait que je la voie, cette armée de terre-cuite, bien que la mégalomanie et la paranoïa des hommes d'État m'indiffèrent habituellement, surtout quand elles causent l'esclavage ou la mort de centaines de milliers d'individus – tels les pharaons d'Égypte –, je voulais admirer cette légion de gardiens se tenant impassible dans le lit du fleuve du temps, reproduction réduite d'une véritable armée pouvant compter jusqu'à un million de combattants, censée défendre le mausolée d'un empereur devenu fou face à la mort – tel un petit enfant effrayé par la nuit de ses cauchemars – et qui mourut empoisonné par des pilules de mercure qui devaient, selon son magicien, prolonger sa vie indéfiniment. Je tenais surtout à vérifier de mes propres yeux ce à quoi Guy Debord n'a jamais cru, à savoir l'authenticité de ces soldats de l'éternité, déclarant péremptoirement dans ses Commentaires sur la société du spectacle qu'en matière de falsification le point culminant avait été atteint par le risible faux bureaucratique chinois des grandes statues de la vaste armée industrielle du premier empereur, laissant entendre par là que ces dernières auraient été fabriquées, non pas au troisième siècle avant Jésus Christ, mais au XXème dans les années 60 sous le règne de Mao, soucieux de réaffirmer l'unité de la Chine en reprenant Qin Shi Huang comme modèle pour mener à bien sa révolution culturelle. Si seulement cet alcoolique de Debord avait bougé son gros cul pour se faire une idée par lui-même ; il est vrai que l'homme n'a pas beaucoup voyagé, dans quelques villes européennes et encore, si peu. Voulait-il illustrer sa thèse par son propre exemple, lui qui soutenait qu'à l'époque mystificatrice qui est la nôtre, sans vraie compétence, n'importe qui pouvait faire désormais n'importe quoi ? Ainsi un théoricien de la révolution se prenant pour un archéologue… à distance. S'il s'était déplacé, s'il s'était un peu mieux renseigné – a-t-il été abusé par son beau-frère d'origine chinoise, antiquaire s'y connaissant peut-être en faussaire ? –, il aurait pu admirer, comme moi aujourd'hui en compagnie d'Assia, l'incroyable travail des archéologues au fond des fosses, aussi fascinants que les statues qu'ils découvrent et reconstituent, la minutie et la patience de leurs efforts – toute œuvre d'art devrait être considérée avec un même tact – et l'immense réserve d'informations accumulée depuis sur cette trouvaille archéologique hors-norme, consultable en partie dans les galeries adjacentes. Était-ce parce que cette découverte était à ce point incroyable qu'il n'a pas voulu y croire ? A-t-il été bluffé par l'industrialisation du processus de fabrication ? Eh oui, les Chinois ont aussi inventé le taylorisme il y a 2300 ans, avant la poudre et le billet de banque – l'humanité doit-elle leur en être, à ce titre, éternellement reconnaissante ?

    Cela, soyons honnête, Debord ne pouvait le savoir, quatorze ans seulement après la mise à jour des premières statues par des fermiers ; reconstitutions archéologiques, analyses chimiques, rayons X et recherches d'ADN ont depuis révélé l'organisation résolument moderne qui a présidé à la production pièce par pièce de ces artefacts, comprenant ateliers autonomes de montage et chaînes d'assemblage. Pour Debord, le critère de jugement était avant tout esthétique et ne se référait qu'à la seule Histoire de l'art – ce qui est une bien étrange limite en matière d'antiquité. Depuis quand en création ce qui est esthétiquement improbable est-il décrété a priori impossible ? Des soldats mortuaires de cette taille n'avaient jamais existé avant en Chine ? Il n'y en avait pas eu d'autres après ? C'est donc que ceux présents étaient des faux. Quelle démonstration ! De celles qui auraient dû le mener à douter également de l'authenticité de pyramides d'Égypte, puisqu'elles restaient uniques en leur genre : n'était-ce pas la preuve flagrante qu'elles n'étaient pas œuvres des mains de l'homme, incapables au demeurant d'édifier de tels blocs de pierre, mais – pourquoi pas ? – d'extraterrestres venus d'une lointaine galaxie, ouvrages dont la pointe indiquerait les coordonnées et qui ne tarderaient pas à revenir pour nous punir de notre incrédulité ? 
    
    Debord devait être encore bourré quand il a écrit ça dans ses Commentaires. N'a-t-il donc jamais dessoûlé de sa vie, comme il le prétend dans Panégyrique, avec une fierté de pochtron un peu pathétique ? Quoique ayant beaucoup lu, j’ai bu davantage. J’ai écrit beaucoup moins que la plupart des gens qui écrivent; mais j’ai bu beaucoup plus que la plupart des gens qui boivent. Reprenant Baltasar Gracián – il y en a qui ne se sont soûlés qu’une seule fois, mais elle leur a duré toute la vie. Négationnisme, complotisme et alcoolisme vont-ils nécessairement ensemble ? Si Debord s'est trompé sur ça, sur quoi s'est-il aussi trompé ? Sur le conseillisme ouvrier ? Sur le terrorisme en général ? Sur l'affaire Aldo Moro en particulier ? Sur la chute du mur de Berlin et l'effondrement soudain de l'URSS ? Sur l'art, la nourriture et les rapports humains ? Sur cette société toxique qui empoisonnerait lentement mais sûrement ses citoyens depuis plus d'un siècle – alors que leur espérance de vie, sur la même période, a doublé ? –, sur l'ironie de son propre destin, finissant chez un éditeur institutionnel et à la télévision, tenants du spectacle avec lesquels il avait pourtant juré, plus jeune, de ne jamais se compromettre – traitant à l'occasion Antoine Gallimard de débile, de con et de raclure de bidet ? Sur quoi d'autre encore ? Sur le jazz, sur le rock ? Sur tout alors ? J'ai écrit un article dans le premier numéro de la revue sur l'alcoolisme de Debord, qui l'a mené au suicide et qui s'avère pour moi la plus grande objection à sa théorie et à sa pratique. Comment peut-on prétendre affranchir les autres de quoi que ce soit si l'on est soi-même incapable de se libérer de sa dépendance ? J'avais retenu ça du straight edge, ce mouvement hard-core venu de Washington dans les années 80, dont faisaient partie Minor Throat, Fugazi et Rollins Band, ces jansénistes du punk – groupes adorés que j'écoute toujours – qui refusaient toute forme d'aliénation, à commencer par l'alcool et les drogues, considérant qu'il fallait se révolutionner soi-même avant de vouloir faire la révolution, idée que Confucius lui-même n'aurait pas reniée – le plus vertueux étant, définitivement, le plus dangereux.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay


mardi 3 mars 2020

Voyage au pays des arsouilles polygraphes





    Cela fait au moins 15 jours que je médite sur cette question : ces Minc, ces Attali, BHL ou Bourseiller, comment font-ils pour survivre à la révélation publique de leurs plagiats, du côté bâclé de leurs pseudo enquêtes, de leurs mensonges ?
En fait, la réponse est simple : ils s’en foutent complètement. Pour eux, dans cette activité, l’écriture et sa publication, il n’y a aucun enjeu. Leur pouvoir est ailleurs. Nous, nous y mettons tout, eux, ils n’y mettent rien. Juste, ils chantent la gloire de ce qui nous domine et ce qui nous domine le leur rend bien en les invitant à pérorer à l’image, sur les ondes et par écrit dans tout ce qui existe de quotidien, d’hebdomadaire et de mensuel présents sur la place publique.
Ernst Jünger ayant signalé que plusieurs passages de son Essai sur le temps avaient été recopiés tel quel dans l’un de ses opuscules, pris la main dans le sac, ce petit voyou d’Attali, ne s’est pas dégonflé, et a répondu : Je ne compte pas mes emprunts, je les pèse. Vous savez tous que BHL raconte qu’il a rencontré Massoud en 1981 alors que ce n’est qu’en 1998 qu’il l’a rencontré pour la première fois et qu’il s’est aussi fait piéger par une grossière potacherie de Frédéric Pagès à propos de la supposée vie sexuelle d’Emmanuel Kant.
Minc, commet un ouvrage sur Spinoza, constellé d’emprunts massifs au Spinoza, le masque de la sagesse, de Patrick Rödel. En 2001, le Tribunal de Grande Instance de Paris le condamne pour ces emprunts allant de la reproduction servile d’expressions au plagiat de l’économie générale des passages en passant par la reprise des mêmes citations ou des mêmes anachronismes. Entre autres, et là c’est génial, la lettre d’un ami donnant à Spinoza la recette de la confiture de roses rouges, cette lettre étant fictive. C’était justement une ruse de Rödel pour piéger les plagiaires !!! La note est salée : 100 000 francs qu’éditeur et pseudo auteur ont été condamnés à payer solidairement. 12 ans plus tard, il remet ça ! En juillet 2013, il est reconnu coupable d’avoir à nouveau emprunté  dans son dernier livre pas moins de 47 passages à l’ouvrage sur René Bousquet de l’historienne Pascale Froment. 
30, 40, 50 emprunts ! Et vas-y que je te fais les poches ! Pourquoi se gêner ?
Et enfin, ce n’est pas tout-à-fait la même chose mais c’est quand même la même chose, il s’avère que par hasard et comme sans le vouloir, dans une émission de radio que j’anime, j’ai renouvelé l’exploit de Gérard Guégan en mouchant l’un des biographes de Guy Debord, le dénommé Christophe Bourseiller.
Ce pisse-copies graphomane a publié au minimum 30 livres traitant très souvent de militantisme politique, syndical, féministe, franc-maçon, extrême et même débile dans le cas de Carlos Castanedas.
En 1999, dans une émission de télé d'Ardisson, Guégan révèle qu’il lui a raconté qu’une poignée d’ultragauchistes s’était réunie à Ribieran pour y annoncer la naissance des Éditions Champ-Libres. Las ! Le bled n’existe pas et la réunion non plus. La démonstration est faite : Bourseiller ne vérifie rien, croit ce qu’on lui dit, n’est rien d’autre qu’une piètre baudruche qui phantasme une vie ou des vies auxquelles il n’a et n’aura jamais accès.
Rebelote. En 2017, les Éditions du Lombard publient une bd intitulée Les Situationnistes
dont il est le scénariste et notre échange en direct à son sujet donne à peu près ceci :

C. Bourseiller : - Il y a une ressemblance indéniable entre le Pop art et l’esthétique situationniste.
Y. Tenret : - Oui, Debord pensait que parmi les nombreuses concepts qu’il avait inventés, il avait aussi le Pop art.
C.B. : - J’ai essayé d’écrire une histoire des situationnistes la moins passionnée possible, de bien poser les choses, en me disant : je m’adresse à des gens qui ont 18-20 ans, en lisant une bd, ils vont découvrir l’un des mouvements les plus intéressants du XXe siècle.
Y.T. : - Étant un peu déçu par ce petit livre, j’ai demandé l’avis de l’un des participants au Scandale de Strasbourg. Il regrette, m’a-t-il écrit, la panthéonisation de Debord qui y est pratiquée. Et c’est bizarre, parce que vous-même dans Archives & documents situationnistes, vous aviez réalisé une interview de Gérard Béréby qui y critiquait la personnalisation du mouvement autour de la personne de Debord. Et moi, ce que j’aime, c’est tout le mouvement, l’ensemble de ces gens. Je suis donc partisan d’en faire l’histoire contre Debord.
C.B. : - C’est comme si on disait : - J’aime les surréalistes contre Breton.
Y.T. : - Étant plutôt dadaïste, je ne tiens pas à intervenir dans les querelles internes propres au mouvement surréaliste. L’idée, c’est le groupe comme œuvre d’art ! Dans votre ouvrage, il n’y a ni Jorn, ni Vienet, ni Riesel, ni Vaneigem, le biographe de Debord a tout emporté.
C.B. : - Oui, mais vous présentez l’I. S. comme un groupe de Free Jazz alors qu’il s’agissait d’une formation classique avec son chef d’orchestre.
Y.T. : Eux l’ont plutôt vécu comme étant du Free Jazz, une conjuration des égaux et je ne suis pas du tout convaincu par la ligne que vous avez adoptée. Il manque dans votre livre le flux de la vie. Oui, c’est ça : vous muséifiez tout ce que vous touchez...



Yves Tenret



Dernier ouvrage paru: L'année de tous les baisers