mardi 20 avril 2021

Le gardien de son frère

 



        Tu as vu ça. Quoi ? Assia lève la tête de son milk-shake et se tord le cou pour regarder l'écran. Les inondations à la télé, des quartiers entiers de la ville sont sous l'eau, le métro est inondé, la police et la marine ont dû intervenir, on parle de centaines de disparus… Assia et moi nous taisons pour écouter la suite des informations ; la présentatrice, placide, énumère les conséquences des intempéries qui s'abattent sur Mumbai depuis plusieurs jours : écoles et administrations fermées, axes routiers coupés, lignes de train paralysées. La météo prévoit de nouvelles précipitations pour demain, les autorités redoutent un alourdissement du bilan humain, des épidémies dues à la contamination de l'eau par les déchets. Des images de sinistrés, luttant dans le mouvement des eaux pour tenter de sauver leur vie ou leur maigre bien, se succèdent ; l'une d'elles, celle d'une petite fille accrochée à une planche, pleurant et criant à l'aide, me serre le cœur et la gorge, me renvoyant d'un coup dix-huit mois en arrière, quand les premières vidéos provenant de l'Océan Indien sont parvenues en Occident, donnant la mesure du tsunami qui venait s'abattre sur l'Indonésie, la Thaïlande, le Sri-Lanka et l'Inde et qui avait, le lendemain de Noël, anéanti la vie de deux cent cinquante mille personnes en quelques instants. 

    Était-ce parce que je connaissais les lieux et les personnes qui avaient été touchés en partie par la catastrophe que j'ai été à ce point bouleversé ? Par le fait que les images et les commentaires ne provenaient pas tout d'abord de professionnels de l'information, mais de témoins directs et de victimes, vacanciers ou expatriés, ayant filmé eux-mêmes le drame ? Il est rare que les journalistes prennent la mesure réelle d'une tragédie, qu'ils parviennent à saisir l'émotion qu'elle suscite, sa vérité ; comme pour le 11 septembre ou le tsunami, le ton juste et les bonnes paroles ne tiennent pas longtemps, à peine quelques heures, au mieux un jour ou deux ; la pub s'arrête, des reporters pleurent avec les victimes, avant que leur naturel ne revienne au galop, avec la pression des annonceurs, la course à l'audience et les luttes de parts de marché. Pour la première fois de ma vie, j'ai envoyé un chèque, d'une somme dérisoire, à la Croix-Rouge et j'ai prié pour les morts, les blessés et les millions de sans-abris, sans demander au Seigneur pourquoi. C'en était donc fini de l'indifférence, de l'habitude et de la résignation dont j'avais fait mon pain quotidien depuis l'adolescence ? La Croix-Rouge appellerait bientôt à l'arrêt des dons – l'argent ne fait pas tout – et des témoignages continueraient d'affluer, toujours plus poignants, l'envie d'y aller pour aider m'aura pris plus d'une fois. 

    Des survivants insistent, encore aujourd'hui, pour dire à quel point c'est dur, non pas tant d'avoir vécu ça, mais précisément d'y avoir survécu. Ils répètent tous, pourquoi moi ? Pour quelle raison m'en suis-je sorti et pas les autres ? La culpabilité du survivant est connue, identifiée comme telle par les psychologues et les psychiatres, elle n'en demeure pas moins énigmatique. Qu'il est étrange qu'une personne, au lieu de se dire quelle chance j'ai eu de m'en sortir alors que tant d'autres sont morts, en arrive à penser le contraire et se laisse envahir par un sentiment d'injustice, dont elle ne sortira d'ailleurs – comme d'autres victimes de catastrophes le soutiennent – qu'en prenant la décision de mener dès lors une vie qui a du sens, une vie qui vaille la peine, une vie bonne qui, selon leurs propres mots, pourrait racheter celles des disparus. Il est toujours dommage d'attendre de connaître le pire pour se décider, enfin, à vivre pleinement sa vie ; il n'est jamais trop tard pour se découvrir le gardien de son frère, et pas seulement dans la souffrance et la mort.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay