Les
murs vibrent, les fenêtres tremblent, Estelle me crie de mettre plus
fort, vas-y on est le 31, on s’en fout des voisins ! Au milieu
de la pièce, elle danse comme les filles des clips de ragga, épaules
en arrière, torse bombé, cuisses écartées et zone pelvienne en
avant dessinant des huit hypnotiques, la tête haute, l’expression
altière, détachée du reste par un cou tenu toujours droit ;
ce n’est pas du peep-show, plutôt une danse du ventre des îles,
ou du flamenco antillais sur de la jungle poussée à fond. Elle
refuse le verre de champagne que je lui tends, me désigne le punch
trop fort que je lui ai préparé avant le repas et qu’elle n’a
pas fini, j’ai pas besoin de ça pour m’éclater. Moi si, je vide
la coupe à sa place et à sa santé, puis le punch, me colle à
elle, essaye de suivre les ondulations de son bassin. Elle me
félicite en créole, vas-y
timal, bougé é bougé,
si ça ne tenait qu’à moi on passerait le reste de la soirée
comme ça, sans voir personne, elle continuerait de danser et moi de
boire, elle resterait à dormir et je pourrais plonger entre ses
cuisses sans qu’elle puisse vraiment dire non, mais Estelle tient
absolument à sortir ce soir, à aller à Bastille ou aux
Champs-Élysées, à voir du monde. J’ai toujours détesté les
Premiers de l'an, c’est comme sortir le samedi soir, je laisse ça
aux provinciaux et aux banlieusards, aux personnes qui travaillent.
Il m’est arrivé plusieurs fois de passer le réveillon seul, comme
pas mal de samedis soirs, à me remettre des excès de la semaine, et
ce soir j’en ferais bien autant avec Estelle. Il est bientôt
minuit, elle me presse, on va rater le feu d’artifice, t’es sûr
que y’en a un ? moi j’ai lu ça nulle part, la tour Eiffel
illuminée et la grande roue, ouais ouais, je prends une bouteille ?
t’as pas assez bu comme ça ? Dans l’ascenseur je l’embrasse
dans le cou, lui passe une main sur les fesses, elle n’apprécie
qu’à moitié, et Jade, qu’est-ce qu’elle va penser de tout
ça ? mais c’est fini avec Jade, tu m’avais dit que t’étais
encore sorti avec elle l’autre soir, c’était en boîte, ça
compte pas. Sur le trottoir, je cherche des yeux un épicier ouvert
pour pouvoir acheter à boire, Estelle ne me laisse pas le temps de
sortir l'argent, allez viens, j’entends le métro qui arrive, on va
le rater.
Dans la rame, debout devant nous un couple s’embrasse, la
fille, la main sur la nuque de son mec, me jette par-dessus l'épaule
des regards que je n’arrive pas à interpréter, l’effet
ricochet ? le crâne nouvellement rasé ? une marque sur le
front ? Je mets un temps à décrocher mon regard du sien,
m’efforce de me tourner vers Estelle quand je lui parle, et toi
t’en es où avec ce mec rencontré en salle de sport ? coucher
pour coucher ça ne m’intéresse pas, moi non plus, ah bon, on
dirait pas, je cherche c’est tout, comme tout le monde, et bien moi
je ne trouve pas. Estelle est partie dans ses pensées, quand c’est
comme ça, c’est comme si je n’existais plus, comme si plus rien
n’existait autour d’elle, je pourrais faire le pitre, tomber
raide mort à ses pieds, elle le remarquerait à peine, il faut que
je me mette en face d’elle et que je l’appelle Estelle
pour qu’elle sorte d’elle-même et me réponde sèchement
qu’est-ce qu’il y a Frédéric,
sachant qu’on ne s’appelle jamais ainsi. Depuis qu’on n’est
plus ensemble on a bien arrêté les diminutifs affectueux et autres
sobriquets amoureux, mais on n’arrive toujours pas à s’appeler
par le prénom, comme de vieux amis, en fait la plupart du temps, on
ne s’appelle pas, c’est le tu
directement, sans dénomination particulière. J’observe pendant ce
temps-là la fille avec son mec, elle l’embrasse avec fougue,
relève la tête vers moi, soutient mon regard. Je ne sais pas ce
qu’elle me veut, ça doit l’exciter d’embrasser un mec en en
allumant un autre, lui de dos ne peut rien deviner du petit manège,
s’il était complice il se retournerait de temps à autre, elle
prend bien soin à ce qu’il ne change pas de position, elle lui
tient littéralement la tête. Qu’est-ce qu’elle s’imagine ?
que je vais aller la brancher pour lui proposer un plan à trois, ou
lui glisser discrètement mon numéro de téléphone dans la poche ?
Elle sait que je suis accompagné, qu’il y a peu de chance que je
bouge, elle se sent protégée par son mec, à l’abri du danger ;
c’est comme ces filles aperçues sur le quai d’en face, avec
lesquelles vous sentez qu’il se passe quelque chose, dans l’échange
furtif de regards ou dans l’obstination trop marquée à ne pas
vouloir vous voir, et qui une fois le métro arrivé lâche tout
derrière la vitre, le grand sourire avec les yeux plongés droits
dans les vôtres.
Estelle reprend à voix haute le cours de son
monologue intérieur, en fait je te préférais vraiment les cheveux
longs, pas moi, signe de vanité, il faut absolument que tu
voies Fight
Club,
c’est bien ? on ira le voir ensemble, les singes de l’espace,
toi qu’es lancée dans la muscu, ça va te parler, j’en fais pas
tant que ça, tu déconnes, t’as un cul en acier, des abdos
plaquette de chocolat et tes épaules seront bientôt plus balaises
que les miennes, écoute Frédéric,
chacun son propre rapport au corps, moi en ce moment c’est la
diététique et la salle de sport, ça vaut bien l’alcool et les
filles, non ? Elle referme la bouche sur une expression de
mépris, son écoute
Frédéric
résonne
à mes oreilles, cette fois-ci elle y a ajouté un ton de maîtresse
d’école exaspérée ou de mère courroucée que je ne supporte
pas, je pourrais lui arracher les lèvres de mes mains pour ces deux
mots qui me renvoient d’un seul coup à ce qui nous sépare. À
croire que l’on n’a jamais été ensemble, ou qu’intimes nous
n’ayons fait que nous détester. Je ne me suis jamais battu avec
Estelle, ni avec aucune autre fille d’ailleurs, je ne vais pas
commencer pour la nouvelle année, vu la musculature qu'elle a en ce
moment, je ne suis même pas sûr d’avoir le dessus. Je suis
toujours dans ma colère froide et Estelle dans sa bouderie
dédaigneuse quand je vois le couple quitter la rame, la fille a
l’audace de se retourner et de me sourire avant de disparaître
sous le bras de son mec ; je n’en reviens pas, elle n’a pas
remarqué que je venais de me prendre le chou avec Estelle, à moins
que ce ne soit ça qui l’ait fait sourire si largement. On va pas
se faire la gueule toute la soirée, je fais pas la gueule, bon
d’accord, on descend à la prochaine, on fera le reste à pied.
Une
fois dehors c’est la cohue des corps, rue de Rivoli il y a foule
pour voir la grande roue et la tour Eiffel illuminée avec le compte
à rebours géant, on se tient par la main pour ne pas se perdre dans
le flot humain aux courants contraires ; certains descendent,
d’autres remontent, beaucoup veulent traverser pour aller aux
Jardins des Tuileries. On n’a pas d’heure sur nous, mais on
devine qu’il doit être bientôt minuit car tout le monde
s’immobilise et regarde vers la tour Eiffel, le décompte des
secondes commence à s’élever, en cœur de plus en plus fort, on
lève les talons et on tend le cou pour tenter de voir quelque chose,
on entrevoit le compteur qui se bloque au chiffre quatre, puis
s’éteint. Un silence immense se fait, personne ne comprend ce qui
se passe, chacun se tourne vers son voisin incrédule, des rires
railleurs, dont les nôtres, commencent à fuser, on a volé le
temps ! au voleur, rendez-le-nous ; un mec devant nous, il
paraît que cette année le Nouvel An sera en retard, une petite
fille à ses côtés, alors elle va pas décoller ce soir la tour
Eiffel ? Le décompte du temps officiel qui s’enraille, si
c’est pas significatif de notre époque ça. Des bouchons de
champagne sautent, donnant le vrai signal du passage du temps, les
personnes crient, se prennent dans les bras. Je me tourne vers
Estelle pour l’embrasser sur la bouche, ses lèvres s’entrouvrent
à peine, bonne année, à toi aussi, la tour Eiffel se rallume avec
quelques secondes de retard en scintillant de mille feux argentés,
les premières explosions de couleur retentissent dans le ciel sans
nuit de Paris, des klaxons et des cornes de brume se mêlent aux
détonations.
Extrait du Mal-aimant, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible