mardi 6 avril 2021

Tits 'n Clit and Elephant Dick

 



        Au second étage, après avoir contemplé les bronzes et les ornements de temples tibétains conservant en eux toute la profondeur et l'intensité de la foi, je me surprends à admirer les arts décoratifs des dynasties chinoises et mogholes, les raffinements de la jade, de l'argent et de l'ivoire ciselés, les motifs des paravents japonais, l'éclat des porcelaines et des coraux du XVIIIème siècle, l'élégance définitive des sabres et des poignards. Le beau et l'utile peuvent donc s'unir pour échapper à jamais à la mode et au temps ? Plus on se rapproche de notre époque et plus les choses se gâtent. Le XIXème siècle est une catastrophe : le raffinement et le luxe aristocratique se transforment en pompe et en apparat bourgeois ; les portraits de la famille royale deviennent des sommets d'ostentation ridicule et les plein-pieds académiques de notables des concentrés d'orgueil infatué. Les hommes ont remplacé les dieux et le moins que l'on puisse dire est qu'ils ont du mal à tenir la pose. Je me réjouis devant Assia, les tableaux sont piqués et l'odeur de moisi qui s'en dégage est tenace ; dans un siècle ou deux, une humidité invisible et des champignons microscopiques auront achevé de détruire ces vanités. En fin de visite, un Rubens inespéré, un Titien caché et des Gainsborough dispersés font toute notre joie et nous lavent les yeux.

    Quand nous sortons, la pluie a cessé. L'art des siècles passés, c'est très bien, mais qu'en est-il de l'art aujourd'hui, en Inde ? Rien de tel qu'un musée d'art contemporain pour savoir où en est exactement un pays avec ses libertés, mais aussi avec la vérité, indépendamment de ses velléités politiques ou de ses prétentions morales. Là où l'art est censuré, il n'est pas rare que les corps soient emprisonnés et torturés. La plus grande démocratie du monde – un milliard de citoyens – autorise-t-elle toutes les formes d'expression, y compris les plus avant-gardistes ? Nous n'avons qu'à traverser la rue pour nous rendre à la Jehangir Art Gallery, qui a l'immense avantage de présenter une exposition d'artistes indiens vivants. La première salle nous déçoit, les artistes exposés sont effectivement contemporains mais la plupart utilisent un langage pictural qui date, au mieux, du XIXème siècle et qu'ils associent avec plus ou moins de bonheur aux codes religieux de leur culture : cela donne du Cézanne dans le meilleur des cas, du Bernard Buffet dans le pire ; seul un Christ rouge en marionnette m'arrête un instant. 

    La deuxième salle dévoile un artiste beaucoup plus intéressant, Janjeev Khandekar, dont les toiles font s'interpénétrer des corps dénudés, des avions, des virus et des sites internet, exprimant assez bien la modernité, les limites et les impasses d'un plaisir instantané. Une de ses installations montre un homme nu, bandant, tenant les fils de ses addictions – sexe, alcool, drogues, écrans en tout genre –, s'imaginant peut-être maîtriser son environnement alors qu'il est de toute évidence tiraillé par lui, pour ne pas dire aliéné. Du temps où le désir était sous tutelle spirituelle, jouissait-on moins ? Maintenant que son assouvissement est devenu une injonction sociale, jouissons-nous davantage ? Sommes-nous plus libres ? Voilà ce que semble se demander l'artiste, non sans pertinence, avec des modes d'expression d'aujourd'hui, à défaut d'être ceux de demain. Titres des oeuvres ? À la recherche de ma meilleure baise. Première pisse du matin. Intitulé de l'exposition ? Tits 'n Clit and Elephant Dick. Mais que fait la police morale de Mumbai ?



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay