mercredi 30 septembre 2015

Gauguin le sauvage - Extrait


Lorsque Gauguin embarque à bord d’un navire marchant en 1891 pour une traversée de deux mois à destination de la Polynésie française, il laisse derrière lui femme et enfants, travail, amis, camarades, compagnons de création et de misère. Mais ce qu’il fuit avant tout, plus que la pauvreté accablante de la Métropole, c’est la société elle-même, son travail aliénant, ses valeurs familiales réactionnaires, son conformisme affligeant, son mauvais goût absolu pour la pompe et les bains de sang – cette société qui vient de traîner Flaubert et Baudelaire en procès, qui ignore tout encore de Rimbaud et de Lautréamont, et qui va bientôt railler avec la même fatuité Manet, Van Gogh et Cézanne. Bien plus, c’est à la civilisation tout entière que Gauguin tourne le dos, et à sa grande édificatrice, la religion judéo-chrétienne, responsable à ses yeux, avec son labeur rédempteur, son ressentiment chevillé au corps et sa conscience honteuse, de la décadence de l’homme occidental.
Comme d’autres avant lui, Gauguin part à la recherche d’un paradis terrestre, celui perdu, peut-être, de son enfance péruvienne (cinq années à Lima de trois à huit ans), de la genèse d’avant la chute d’Adam, ou de ceux qu’il a entrevus au cours des sept années passées avant son mariage à naviguer pour le compte de la marine marchande. Il ne sait pas encore ce qu’il va trouver mais il sait ce qu’il quitte : un continent braillard, sourd et aveugle à son art et à celui de ses amis, qu’ils s’appellent Émile Bernard, Camille Pissaro ou Vincent Van Gogh. L’art ici, tout simplement, est impossible, que ce soit en Normandie, en Bretagne ou à Arles ; les communautés d’artistes qu’il y a fondées avec plus ou moins de réussite ne l’ont mené nulle part, il le sait, aucune reconnaissance ni considération ne sont plus à attendre de ce pays qui célèbre les Pompiers pour mieux mépriser les « Fauves » en devenir. « Impressionnisme », « cloisonnisme », « synthétisme », rien n’y fait, la France reste « académique. » Avant le grand départ pour la Polynésie, il y a eu plusieurs tentatives : le Danemark, le Panama avec le peintre Charles Laval, la Martinique ; il a songé au Tonkin, à Madagascar, ce sera finalement Tahiti. Gauguin l’asocial est toujours en quête d’une communauté d’hommes capables de l’accepter tel qu’il est, c’est-à-dire hors norme, violent, immoral, imprévisible, unique, sauvage dans l'art comme dans la vie.
Imitation puérile et grotesque
Gauguin part sans prévention, « sans esprit de comparaison », il arrive à Papeete, la déception ne se fait guère attendre, à peine débarqué il assiste à l’enterrement expédié du dernier roi indigène de l’île ; l’administration locale bâcle la cérémonie, les fonctionnaires s’en détournent aussi rapidement qu’ils en sont venus, les natifs eux-mêmes semblent désabusés ou indifférents. Gauguin comprend tout de suite que c’est la culture maorie que l’on vient d’inhumer sous ses yeux. « Avec lui, la tradition maorie était morte. C’était bien fini. La civilisation, hélas ! triomphait – soldatesque, négoce et fonctionnarisme.» La veille Europe dont il pensait s’affranchir en venant ici est partout présente « – Sous les espèces aggravantes encore du snobisme colonial, d’une imitation puérile et grotesque jusqu’à la caricature. » Dépité, il s’efforce de trouver encore quelques valeurs et quelque grâce aux derniers représentants de cette tradition fantasmée. Il essaye de faire abstraction de la réalité triviale et sordide de la colonisation, y arrive par moment ; des visages, un profil, une tenue, un sourire évoquent vaguement en lui ce qu’a pu être autrefois la grandeur et la magnificence de cette peuplade aujourd’hui soumise. « Écoeuré par toute cette trivialité européenne, trop récemment débarqué pour avoir pu démêler ce qui persiste de national dans cette race vaincue, de réel et de beau sous le factice et désobligeant placage de nos importations, j’étais en quelque sorte aveugle. » Il travaille à se déciller les yeux, à se défaire de ses préjugés, de ses a priori d’Occidental en quête d’exotisme.
La princesse était délicieuse
Il y parvient peu à peu, il évite de fréquenter les fonctionnaires de l’île, se trouve une vahiné, se met au dialecte local. Il n’est pas dupe de sa jeune compagne, ni de leur relation biaisée d’emblée, « Je savais bien que son amour, très intéressé, n’eut guère pesé plus lourd dans des esprits strictement européens, que la complaisance vénale d’une fille. » À travers elle cependant, et malgré l’intéressement légitiment supposé, il commence à percevoir une fierté, un orgueil, une pose altière qui le fascinent, quelque chose de féodal et d’aristocratique demeure chez cette jeune fille qui le toise et se moque parfois de lui. Mais il sait qu’en restant à Papeete, auprès de cette « demi-blanche », corrompue par le contact des hommes du continent, il ne découvrira rien de ce qu’il cherche ; il s’est fait une raison, « Les Européens ont dans ce pays rabaissé tout à leur niveau. » Avant son déménagement pour un coin plus reculé de l’île, une prétendue princesse lui rend visite, il est malade, alité, retardé dans son départ par un reste de bronchite contractée en France. Gauguin n’est pas encore débarrassé totalement de sa vision d’Européen, de ses représentations étroites d’homme blanc nouvellement arrivé, mais quelque chose va se passer au contact de la « princesse » et lui permettre de changer de regard sur la beauté maorie. « Sa légère robe transparente se tendit sur les reins, des reins à supporter un monde : il n’y avait pas d’erreur, c’était bien une princesse ; ses aïeux ? des géants braves et forts. Sur ses puissantes épaules la tête était solidement plantée. Je ne vis un instant que sa mâchoire d’anthropophage, ses dents prêtes à me déchirer, son regard fuyant de rusé animal, et malgré un très beau front noble, je la trouvai tout à fait laide. » Gauguin a malgré tout le sens du rang et de l’hospitalité (ne descend-il pas lui-même par sa mère d’un vice-roi du Pérou ?), il lui propose de l’absinthe, qu’ils boivent ensemble, lui allongé, elle assise, sur le lit. La bouteille file, et les yeux de Gauguin découvrent peu à peu son hôte sous une autre lumière ; elle roule une cigarette tahitienne, s’allonge auprès de lui, « Ses deux pieds caressaient le bois d’extrémité, telle la langue d’un tigre sur son crâne. Son visage s’était singulièrement radouci et animé. Je m’imaginai entendre le ronron d’un félin méditant une horrible sensualité. Comme l’homme est changeant! Voilà que je la trouvai belle, très belle. Et quand elle me dit de la saccade dans la voix : “ Tu es joli ”, un grand trouble m’envahit. Décidément, décidément… la princesse était délicieuse. » Elle lui récite une fable de La Fontaine, La Cigale et la fourmi, souvenir d’un passage chez les bonnes sœurs, Gauguin va saisir d’un coup tout ce qui peut séparer deux cultures et ce qui peut rapprocher deux êtres sur un même lit. « Les fourmis ! (Et sa bouche indiquait le dégoût.) Les cigales ! comme je les aime. C’est si beau, si bon de chanter. Chanter toujours. Donner toujours… toujours. » Avec fierté, elle clôt l’entrevue, « Quel beau royaume était le nôtre, celui où l’homme comme la terre prodiguait ses bienfaits, nous chantions toute l’année. » Elle se lève et l’abandonne à ses rêveries. Gauguin sait désormais que son destin est lié à cet archipel et à ces femmes, dépositaires selon lui, bien plus que les hommes, de la tradition ancestrale dont il veut percer le mystère.
La flamme intense d’une force contenue
Le voilà installé entre mer et montagnes, dans une case ouverte sur le ciel, « J’étais bien loin de ces prisons, les maisons européennes. » Il apprend qu’il ne sait rien, qu’ici son argent ne sert à rien, que ses mains d’artistes lui sont d’aucune utilité pour subvenir à ses besoins. Il meurt de faim, de honte, un reste d’orgueil l’oblige à refuser la charité de ses voisins bienveillants, avant de l’accepter. « J’étais donc, moi, l’homme civilisé, inférieur, pour l’instant, aux sauvages vivants heureux autour de moi, dans un lieu où l’argent, qui ne vient pas de la nature, ne peut servir à l’acquisition des biens essentiels que la nature produit. » Les enfants les premiers font le lien, puis les femmes, presque aussi curieuses que lui, enfin les hommes ; débute alors entre eux un apprivoisement commun, fait d’attentions patientes et d’échanges respectueux. La relativité des points de vue ne tarde pas à s’imposer à son esprit comme une évidence, « Comme eux pour moi, j’étais pour eux le “ sauvage ”. Et c’est moi qui avais tort peut-être. » Il se met au travail, la sculpture, la peinture, ça ne vient pas, quelque chose le dérange toujours. « … Cela était si simple pourtant de peindre comme je voyais, de mettre sur ma toile, sans tant de calculs, un rouge, un bleu ! Dans les ruisseaux, des formes dorées m’enchantaient ; pourquoi hésitais-je à faire couler sur ma toile tout cet or et toute cette joie du soleil ? – Veilles routines d’Europe, timidités d’expression de races dégénérées !... » Gauguin doit se défaire de sa dépouille usée d’homme civilisé s’il veut parvenir à créer, à rendre compte de la nature et des individus qui l’entourent. Quelques semaines de plus, à vivre avec eux, à vivre comme eux, à moitié nu, partageant leur nourriture, leur indolence, leur joie et leurs moments de gravité, et la transformation s’effectue (« Depuis des mois que je ne parlais plus le français »), il se sent enfin prêt pour un portrait. C’est encore une femme qui va être à l’origine du déclic artistique de Gauguin, une des voisines venue lui rendre visite qui a refusé de poser pour lui avant de changer d’avis. Devant elle, tout devient clair et évident. « J’eus conscience que mon examen de peintre comportait, avec une profonde étude de la vie intérieure du modèle, comme une prise de possession physique, comme une sollicitation tacite et pressante, comme une conquête absolue et définitive. » Ce n’est pas son regard qui voit autrement, ses yeux qui apercevraient quelque chose qui aurait été caché, non, tout est là, c’est lui qui a changé. « J’ai mis dans ce portrait ce que mon cœur a permis à mes yeux de voir, et surtout peut-être ce que les yeux, seuls, n’eussent pas vu ». Il s’empresse de fixer sa beauté sur la toile, ce mélange de mélancolie et d’amertume mêlée au plaisir, « ce don de la passivité », il veut absolument retranscrire ça, ce qui vibre dans son visage, « cette flamme intense d’une force contenue » qui l’obsède.
Profonde philosophie

Il est libéré, travaille mieux, ses journées sont pleines d’entrain et d’espoir, ses voisins sont devenus des amis, il décrit de mieux en mieux, dans son journal comme sur la toile, les Tahitiens qu’il apprend à connaître chaque jour davantage, et avec quel style : « Les tons mats de leur corps font une belle harmonie avec le velours du feuillage, et de leur poitrines cuivrées sortent de vibrantes mélodies qui s’atténuent en s’y heurtant au tronc rugueux des cocotiers. » Des habitudes et du confort européens, il ne lui reste plus rien, la relation au temps elle-même a changée, il vit au jour le jour, goûtant la sagesse des insulaires, « Demain ? Peut-être ! Et demain le soleil, en tout cas, se lèvera comme il s’est levé aujourd’hui, bienfaisant et serein. Est-ce là de l’insouciance, de la légèreté ou – qui sait? – de la plus profonde philosophie. Prends garde au luxe, prends garde d’en contracter le goût sous prétexte de prévoyance !... » Gauguin effectue le chemin inverse de l’humanité occidentale, il se « décivilise », apprend à désapprendre, comme le Rimbaud d’Une saison en enfer, il se veut sauvage, une « brute » en opposition à la race inférieure et dégénérée dont il est issu, en révolte contre le « peuple », la « raison », la « nation » et la « science », tous ces succédanés modernes et réversibles de la religion. « La civilisation s’en va petit à petit de moi. Je commence à penser simplement, à n’avoir que peu de haine pour mon prochain – mieux, à l’aimer. » ...



Extrait de Portraits de social-traîtres paru aux éditions de l'Irrémissible http://www.frederic-gournay.com


mercredi 23 septembre 2015

Un Normand en Orient - Extrait


«  Voyager (bien que ce soit un triste plaisir) est encore la plus tolérable chose de l’existence, puisque tout est impossible ici-bas, l’art, l’amour, l’argent, tous nos rêves, tout ce qu’on désire. » (Lettre à Aglaé Sabatier, 4 décembre 1859.)
Flaubert n’aimait pas la vie. À vrai dire, peu de choses trouvaient grâce à ses yeux, ni la vie, ni l’amour, encore moins son époque et ses contemporains. Seuls l’amitié et le voyage semblent l’avoir sorti un temps — avec la littérature — de son dégoût irrévocable pour l’existence. En 1849, alors qu’il se cherche encore en tant qu’écrivain, il entreprend avec son ami Ducamp un long voyage à travers l’Égypte, la Palestine, Rhodes, l’Asie Mineure, Constantinople, la Grèce et l’Italie. Il y expérimentera un autre rapport à l’espace, au temps et au corps qui bouleversera son projet d’écriture.
Flaubert faillit bien ne jamais quitter sa Normandie natale, ses habitants rougeauds, ses vaches nonchalantes et ses bocages fleuris. Jeune homme solitaire, casanier, un brin timoré, dernier fils surprotégé par sa mère et trop bien nourri, il n’a pas exactement le profil de l’aventurier prêt à parcourir le monde. Sujet à des crises d’épilepsie, dont une provoqua un accident en carriole qui manqua de lui coûter la vie, il a dû renoncer à ses études de droit à Paris pour se consacrer tout entier à la carrière d’écrivain qu’il s’est juré, loin de toute mondanité, d’embrasser. Mais à vingt-sept ans passés, reclus dans la demeure familiale de Croisset, c’est encore un velléitaire mélancolique qui aspire à la grande œuvre tout en se dépitant de son talent. Quelques textes sans importance, une Tentation de saint Antoine ratée, quelques déplacements ici ou là en France et en Italie et surgit la possibilité d’un périple de dix-huit mois avec son ami Maxime Ducamp pour le compte des ministères de l’Instruction publique et du Commerce, une «mission» — lui aux carnets de notes, Ducamp à la photo — qui les emmènera de l’Afrique au Moyen-Orient durant un périple d’un an et demi. Sans le savoir, ce voyage faisant resurgir ses rêves d’enfants les plus enfouis fera de lui, enfin, un écrivain.
Franchement, c’était chouette
C’est d’abord l’Égypte. Le Caire, le souk, la chaleur du climat et des hommes, le Nil en bateau. Le temps et l’espace se dilatent, Flaubert le blasé s’éveille; les formes et les couleurs se révèlent à lui dans une orgie de sens perpétuelle. Sa physionomie change rapidement, la métamorphose est en cours, un autre usage du corps l’attend. Le Normand empoté se transforme peu à peu en baroudeur des sables. Il écrit à sa mère, « Le soleil s’est enfin décidé à me culotter la peau, je passe au bronze antique (ce qui me satisfait), j’engraisse (ce qui me désole), ma barbe pousse comme une savane d’Amérique. » Il découvre le désert, tombe en adoration, les hommes y sont rares, le spectacle absolu, le misanthrope de Croisset s’y sent comme chez lui; ce sont les courses à cheval à travers les dunes (« nous dévorions l’espace »), les pyramides («  franchement, c’était chouette  »), les rives de ce fleuve «  cocasse et magnifique » qu’il voit plus vertes que la campagne normande. Ce sont surtout les habitants, les Bédouins, qu’il trouve très gais, «  les meilleurs gens du monde. » Il apprécie leur hospitalité, s’entraîne à leurs mœurs avec plus ou moins de bonheur. «  À votre arrivée, le sheik chez lequel vous logez fait tuer un mouton, les principaux du pays viennent vous faire une visite, et vous baiser les mains l’un après l’autre. On se laisse faire avec un aplomb de grand sultan, puis on se met à table, c’est-à-dire le cul par terre tous en rond autour du plat commun, dans lequel on plonge les mains, déchiquetant, mâchant et rotant à qui mieux mieux. C’est une politesse du pays, il faut roter après les repas. Je m’en acquitte mal. En revanche je pète beaucoup et vesse encore plus. » Derrière des récits encore empreints d’un certain esprit colonial apparaît chez Flaubert une estime grandissante pour les peuples arabes et un mépris toujours plus affiché de toute forme d’ethnocentrisme européen (il ne manque d’ailleurs jamais dans son abondante correspondance une occasion de railler leurs représentants en France, tel que Béranger). Les autochtones d’Afrique du Nord ne veulent toujours rien entendre des vérités bourgeoises et catholiques enseignées — de gré ou de force — par le Vieux Continent? Cela le ravit et l’enthousiasme pour la suite de ce prétendu voyage d’études.
Si j’eusse baisé
Écrire ? Travailler ? Rien n’est plus assommant en voyage. Flaubert préfère se laisser aller, contemple plus qu’il ne réfléchit, regarde sans juger. «  Les premiers jours je m’étais mis à écrire un peu, mais j’en ai, Dieu merci, bien vite reconnu l’ineptie. Il vaut mieux être un œil, tout bonnement.  » Mais déjà se révèle dans le regard distancié l’étrange rapport qu’entretient Flaubert avec la vie. Il arrive à Keneh, dans le «  quartier des garces », là, de magnifiques «  négresses », larges habits au vent, colliers brillants et parfums entêtants l’interpellent languissantes, «  leurs dents blanches luisent sous leurs lèvres rouges et noires; leurs yeux d’étain roulent comme des roues qui tournent. » Il hésite, se laisse tenter, puis se ravise. Il explique plus tard dans une lettre à son ami Louis Bouilhet sa surprenante démarche esthétique. « Je me suis promené en ces lieux et repromené, leur donnant à toutes des batchis, me faisant appeler et raccrocher, elles me prenaient à bras le corps et voulaient m’entraîner dans leurs maisons… Mets du soleil par là-dessus. Eh bien! je n’ai pas baisé (le jeune Ducamp ne fit pas ainsi), exprès, par parti pris, afin de garder la mélancolie de ce tableau et faire qu’il restât plus profondément en moi. Aussi je suis parti avec un grand éblouissement, et que j’ai gardé. Il n’y a rien de plus beau que ces femmes vous appelant. Si j’eusse baisé, une autre image serait venue par-dessus celle-là et en aurait atténué la splendeur. » C’est là tout Flaubert, observant, recueillant, saisissant la sensation à vif, mais avec le recul nécessaire, comme en retrait, pour mieux la retranscrire après coup. Flaubert serait-il un voyeur impuissant  ? Incapable de vivre les choses — comme le voudrait plus ou moins le cliché populiste à l’égard de tout écrivain —, ne s’intéressant à elles que pour autant qu’elles se laissent raconter à travers l’écriture ? On en est loin. «  Je n’ai pas toujours mené avec moi un artistisme si stoïque. À Esneh j’ai en un jour tiré cinq coups et gamahuché trois fois. Je le dis sans ambage ni circonlocution. J’ajoute que ça m’a fait plaisir.  » On voit avec lui que le problème n’est pas de faire ou de ne pas faire, de vivre ou non les événements dont on parle, mais bien plutôt de savoir se placer à la bonne distance, afin de pouvoir restituer telle quelle la vérité de la sensation première. En littérature, la justesse de la transcription sensible, sans égard pour des principes quels qu’ils soient — idéologiques ou moraux — relève d’une justice esthétique supérieure, qui dépasse toutes les autres. À Mouglah il note : «  Dans les environs du Golfe de Cos, Maxime s’est fait polluer par un enfant (femelle) qui ignorait presque ce que c’était. C’était une petite fille de 12 à 13 ans environ. Il s’est branlé avec les mains de l’enfant posé sur son vit .»
Des intensités rêveuses infinies

Flaubert découvre donc un autre temps, celui du voyage, élastique et fluctuant, s’ouvre à des espaces sans cesse renouvelés, expérimente un autre usage de son corps, tantôt contemplatif, tantôt actif et réactif, entrevoit d’autres systèmes de valeurs radicalement différents, relativise le sien, bref, se perd dans l’Orient pour mieux retrouver son Nord intérieur. Une remise en cause sentimentale va même le traverser l’espace d’une nuit. Lui, le solitaire, l’ours, incapable d’aimer, ne croyant pas à ce sentiment vulgaire et surfait, doute au petit matin dans les bras d’une prostituée. Pas n’importe laquelle, c’est Kuchuk-Hanem, une courtisane célèbre de Esneh, qui l’envoûte littéralement. «  C’est une impériale bougresse, tétonneuse, viandée, avec des narines fendues, des yeux démesurés, des genoux magnifiques, et qui avait en dansant de crânes plis de chair sur son ventre.  » Elle les accueille comme on ne reçoit plus, à sa sortie du bain, habillé de gaze, d’or et d’encens, entourée de ses confidentes et de ses servantes. La scène est digne d’un tableau de Ingres ou de Delacroix. « Il y avait quatre femmes danseuses et chanteuses almées. La feste a duré depuis 6 heures jusqu’à 10 heures ½, le tout entremêlé de coups pendant les entractes. Deux joueurs de rebeks assis par terre ne discontinuaient pas de faire crier leur instrument. Quand Kuchuk s’est déshabillée pour danser, on leur a descendu sur les yeux un pli de leur turban afin qu’ils ne vissent rien. » Il repense aux bordels de Paris, aux autres femmes qu’il a connues, pas une à l’évidence ne soutient la comparaison. Le charme de l’exotisme, son étrangeté et son mystère jouent, c’est certain, ils ne parlent pas la même langue mais les corps savent rapidement trouver un langage dépourvu de toute ambiguïté. « Je l’ai sucée avec rage  », «  Quant aux coups, ils ont été bons. Le troisième surtout a été féroce, et le dernier sentimental. » Il se surprend à passer toute la nuit avec elle, à la contempler pendant qu’elle dort dans ses bras, «  J’ai passé la nuit dans des intensités rêveuses infinies. C’est pour cela que j’étais resté. » Au matin, il repart pourtant «  Nous nous sommes dit là beaucoup de choses tendres, nous nous serrâmes vers la fin d’une façon triste et amoureuse.  » ... 
Extrait de Portraits de social-traîtres paru aux éditions de l'Irrémissible http://www.frederic-gournay.com


mercredi 16 septembre 2015

Les Invendus - Extrait





« Il avait l’impression d’une chair pleine et tiède pesant sur son cerveau. Son cerveau céda. Un parfum d’embrassements l’envahissait. De toute sa chair humble et affamée montait une muette imploration vers l’amour. » James Joyce



JEUNE, je voulais inventer de nouveaux sentiments comparables en puissance à la haine et à l’amour. Ou, triste pitre, être maître du monde. Ou bien, un chanteur de rock... J’étais bien décidé à ne jamais aller travailler !
Je voulais faire la guerre de la liberté avec générosité et colère. Je désirais une poignée de femmes et je haïssais déjà toutes les voitures. Je voulais rester pauvre et insouciant, ne rien posséder. J’y suis arrivé... Je voulais détruire l’idée bourgeoise du bonheur. Je voulais être l’émeute pour elle-même. Bouffon ! Je croyais que l’art allait s’emparer du pouvoir pour le détruire. J’étais un voyou. Que suis-je devenu ?

Dernièrement, je disais à un type : Je suis un petit bourgeois. Il m’a répondu : Arrête de te vanter !

Je voulais réinventer la révolution, être le révolté le plus artistique de tous les temps et le bohème le plus révolutionnaire de l’histoire occidentale. Je voulais être libre et mettre la vie quotidienne à l’ordre du jour. Parfois, je rêvais même carrément d’une nouvelle civilisation.
Je voulais n’être au service de rien ni de personne. Je voulais réactualiser Dada, détruire. Je voulais remplacer la valeur d’échange par la valeur d’usage. Je voulais transformer mes activités artistiques en critique et mes critiques en œuvres d’art. Je voulais en finir avec le pessimisme de la redite, m’arracher toutes les vieilles peaux mortes, les formalismes.
Je voulais lutter contre la banalisation du monde, multiplier les découvertes subversives, aimer et défendre toute la confusion et le malaise qu’il y avait en moi, déchaîner une inflation mortelle dans le monde des concepts, abolir toutes les spécialités et tous les spécialistes. Je voulais déconstruire le système. Je voulais, en le dépassant, réaliser l’art ! Je voulais être maître de mon temps et ne pas être asservi aux choses... Je rêvais de produire des bouleversements tellement subtils que personne ne les remarquerait. J’étais fanatique. Je voulais découvrir une nouvelle manière de vivre. Je voulais que la vie soit enfin plus intéressante que l’art.
Je désirais de toute mon âme la hiérarchie mobile. Je voulais créer un corps antihiérarchique d’anti-spécialistes. Je voulais le potlatch. J’essayais, jusqu’à l’oubli de moi-même, de me perdre dans la contemplation de nymphettes. Je voulais le jeu sans la compétition et sans le gain. Je préparerais sans cesse mon corps (et mon âme !) aux infinies possibilités ludiques à venir.
J’étais un viveur et je voulais une vie à la mesure de mes désirs. Je détournais tout ce qui pouvait l’être et je me croyais au-delà de toute récupération. Je voulais que la tâche de l’art ne soit plus de traduire la vie mais de l’étendre. Je voulais délivrer l’art de l’artistique, être le premier artiste d’une société sans classe. Je voulais transformer la pratique de l’art en activités délictueuses. Ah ! Être désinvolte ! Je voulais en finir avec le roman, tourner définitivement la page de la rédemption par l’œuvre.
Je voulais plus que tout dissoudre en moi-même le désir d’être aimé par les autorités. Je voulais le paradis sur terre sinon rien ! Je voulais transformer mon époque. Je ne voulais pas me satisfaire de peu. Je voulais modeler directement la vie. Je voulais réaliser ce que les artistes n’avaient fait que rêver. Je voulais balayer la résignation et je voulais mettre fin à l’inévitable servilité de l’artiste...

Avec qui ? Avec Jeannot Tapin et Tijean Tarin et Jihad Marin et Willie Wharin et Nibard Narin et Finaud Lapin et Bimbo Barin et Pineau Parain et Minable Malin et Hirsute Harin et Rinbad Robbin et Dindon Dondin et Pijak Pajin et Vinbad Varin et Linbad Yarin et Xinbad Phtharin.

Le résultat fut nettement supérieur au point de départ. Je fus essentiellement une entreprise de resacralisation. Du quotidien entre autres. Un mythe, une légende ! Le plus extrémiste, le plus infréquentable des marginaux, connu de tous de par son style provocateur, intransigeant, élitiste.
J’étais un as du verbiage, un tapeur effronté, un escroc. Comme tous les inorganisés, les autodidactes, j’avais une gueule, des comportements et des idées de flic (en civil — les cheveux aux fesses...). Je fumais comme un salaud, buvais peu, essayais tout ce qui passait. Je me tapais n’importe qui et même n’importe quoi. Quel bonheur ! Merci les frangines. Je faisais appel à la soumission, à la révolte, aux passions. Je phrasais de près, de très près.
J’ai été le dernier authentique artiste d’avant-garde. Il y a une justice : je me prenais pour un dieu et je n’étais rien... J’ai en vain dénoncé l’anéantissement de tout élan vital et fini par faire de l’absorption de vinasse un art. Mon dieu ce que j’ai bu. Et comme alors je parlais bien le désesperanto !
Bloqué au stade esthétique, j’ai fait de la promenade sans but précis un art. J’ai été vandale. Et comment ! J’ai transformé l’art en culture, et la culture en marchandise. J’ai combattu de toutes mes forces le fonctionnalisme. Je n’ai légitimé comme comportements révolutionnaires que les actions les plus radicales. J’ai eu des comportements sectaires. J’ai été pressé, très pressé.
J’ai été hippie, contre-cultureux, américain. J’ai fait reculer les bornes du narcissisme.


J’ai fait de la fermeture sur moi-même une qualité. Et à cause de mes irrépressibles aspirations à la pureté, j’ai beaucoup contribué à l’extension de la passivité. Faisant de la pose un usage nouveau et de l’esprit de sérieux un emploi constant, j’ai souvent manqué d’humour. J’ai accentué le désenchantement dans lequel baigne notre monde.
J’ai introduit le doute dans la lutte des classes. Si j’ai certainement vu juste en critiquant dans le militant une forme de masochisme chrétien, j’ai eu tort en n’accordant de valeur exemplaire qu’à ce qui transgressait l’ordre bourgeois: les mœurs. 

J’ai posé une exigence de cohérence entre la vie réelle et les idées proclamées. Je suis devenu le plus avancé des loosers. Apôtre d’un militantisme idéologique tourmenté, j’ai usé d’un style provocateur, intransigeant, élitiste. J’ai taggué des slogans dans les rues de Lausanne, de Paris et d’ailleurs. Je me suis servi du scandale à des fins personnelles. J’ai été. J’ai perdu toutes les guerres que j’ai menées. J’ai plus souvent qu’à mon tour renvoyé au lendemain ce que j’aurais pu accomplir le jour même.

Cela m’a maintenu en marge de tout. Je me suis perdu dans mon idéologie du dernier mot à tout prix. J’ai été par excellence la victime de mes illusions biographiques rétrospectives. J’ai rencontré de très jeunes filles. J’ai eu une vraie passion pour les borderlines. Je l’ai moins.

J’ai manqué d’intériorité avec une constance incroyable. J’ai créé un ton distancié, cynique qui a été extrêmement contre-productif au vu de mes propres objectifs. J’ai été d’un radicalisme mal intentionné. J’ai eu une confiance messianique en la capacité révolutionnaire des masses. Je me suis volontairement autodissous. Je suis resté bloqué dans la pire des illusions : les avant-gardes. J’ai inventé la contestation comme bien de consommation comme un autre. J’ai toujours été mimétique. J’ai eu beau pratiquer la parodie, la dérision, je suis resté d’un sérieux à faire périr n’importe qui d’ennui. Quelle plaie !

J’ai estimé mon ennemi plus que je ne m’estime moi-même. N’est-ce pas lui qui me rendait si beau, si vaillant, si léger ? J’ai aimé la femme à genoux, j’ai aimé la femme debout. J’ai aimé la femme de face, j’ai aimé la femme de dos. J’ai aimé la vieille fille, son désarroi, son côté mission impossible. J’ai mélangé espoir et désespoir, violence et ingénuité. J’ai été et je suis resté la vile multitude. J’ai abusé d’un jargon déclamatoire et dissimulé toutes mes incertitudes. J’ai tant et trop aimé me faire du cinéma, les histoires, les héros pour les gamins. J’ai été cyclothymique, mélancolique, braillard. J’ai constamment dû lutter contre l’envie de m’achever. Ça vient de loin ça. Paix sur la terre aux femmes de bonne volonté ! Aimez-moi les unes les autres... J’ai désiré tout et rien. Le beurre et l’endroit où le mettre.


En tout cas, con, mon ratage, je l’ai réussi. Faire l’impasse sur la guerre des acariens et toute la vie sauvage de la moquette ! Donner un coup de Javel là-dedans. Me teindre en blond... Je ne vois plus qu’une solution, changer de nom, partir très loin, tout recommencer à zéro…



Extrait du livre Les invendus d'Yves Tenret




mercredi 9 septembre 2015

Céline, le salaud absolu - Extrait


        Peu d’auteurs comme Céline se seront employés avec une telle opiniâtreté à se faire détester, et aucun – à part peut-être Genet – n’aura eu à ce point le courage de la lâcheté et de la trahison. Vil, méprisable, couard, raciste et nihiliste, Céline aura joué tous les rôles pour tenter d’échapper à l’esprit grégaire et si stupidement guerrier de son siècle atroce. Au terme d'une fuite effarée, au bout de l’humanité et de sa nuit sans fin, il aura finalement rejoint le destin de son personnage des débuts, le Ferdinand Bardamu du Voyage, recherchant comme lui à travers l’Histoire une impossible expiation au crime universel des hommes.
Fils indigne
    Céline a passé son temps à déformer, à exagérer, à mentir et à se plaindre. Cette mauvaise foi considérable s’est exercée dès la sortie en 1932 du Voyage au bout de la nuit et les premières interviews. À des journalistes qui n’ont encore aucune raison de mettre sa parole en doute, il laisse entendre qu’il est issu d’un milieu populaire, qu’il a connu une enfance difficile, qu’il a décroché après la guerre son diplôme de médecin tout en travaillant et qu’il s’est installé en banlieue pour soigner les pauvres, embrassant en quelque sorte, dans le métier comme dans l'œuvre (« du communisme avec une âme ») leur condition et leur cause. En vérité, Céline, Louis-Ferdinand Destouches de son vrai nom, est issu de la petite noblesse breto-normande dont la devise sur le blason familial était Plus d’honneur que d’honneurs ; les grands-parents étaient propriétaires à Asnières, percevaient des loyers, possédaient un magasin et un appartement à Paris ainsi que des bons au porteur. Son père était cadre d’assurance, sa mère commerçante. Après une première faillite en banlieue, et grâce à l’argent de la grand-mère, les parents se sont installés passage Choiseul à Paris où ils ont ouvert un commerce de « dentelles et curiosités ». C’est là que Céline passe la plus grande partie de son enfance, il va à l’école privée, prend des cours de piano, fait sa première communion à Saint-Roch. On est loin des descriptions larmoyantes et pathétiques de Mort à crédit. Le jeudi après-midi sa grand-mère l’emmène au musée Grévin, au cinéma voir les premiers Méliès. Pour son avenir professionnel que ses parents souhaitent dans le commerce international, il est envoyé en séjours linguistiques, l’Allemagne d’abord, où sa pratique de l’allemand se révèle très vite satisfaisante (ça lui servira plus tard), puis l’Angleterre, dans un pensionnaire bourgeois d’une station balnéaire, où il apprend l’anglais en pratiquant le sport et en découvrant les filles. Il y a, en 1909 en France, des enfances plus difficiles que celle-là. Le certificat d’étude en poche, le voilà faisant des stages parmi les grands commerçants parisiens, dont le célèbre joaillier Lacloche… à qui il donne entière satisfaction et qui lui promet une place définitive s’il devance l’appel pour faire son service militaire.
Petit-bourgeois malhonnête
    Si Céline a si effrontément menti sur son enfance, c’est qu’elle fût pour lui, en dépit des faits et des privilèges, véritablement malheureuse. Il déteste son milieu, la méchanceté bornée de son père, le fatalisme bigot de sa mère, la mesquinerie comptable de l’esprit petit-bourgeois, avec ses travers coutumiers : l’envie, la médisance, la hantise du jugement des autres, la crainte perpétuelle de l’avenir et de l’ailleurs. En secret, le petit Louis-Ferdinand aspire à autre chose, il rêve de voyages, d’aventures, de conquêtes et de grandes épopées, il imagine des récits épiques inspirés des illustrés que sa grand-mère lui offre. Il haïra avec la même intensité l’école et ses camarades de classe, retrouvant chez eux la même bêtise et la même cruauté qui président aux relations entre adultes. Les différents stages ne lui apprendront que le dégoût du travail et la haine des patrons, qu’il gardera toute sa vie. Et puis, par-dessus tout ça, il y a l’armée, la Première Guerre mondiale qui éclate, sa jeunesse – parmi des millions d’autres – sacrifiée aux intérêts des marchands et des politiciens. Pour ce qui est du voyage et de l’aventure il est servi, pour l’épopée et l’héroïsme il repassera, il est aux premières loges pour assister à l’une des plus grandes boucheries de l’Histoire, la première d’un siècle qui en comptera décidément beaucoup. Mais Céline n’est pas seulement un spectateur effrayé et incrédule, il est aussi un acteur du conflit, brigadier maréchal des logis du 12e cuirassier, blessé au bras lors d’une mission de transmission où il s’est porté volontaire.
Mauvais patriote
    Voyage au bout de la nuit ouvre sur le conflit de 14-18, le départ la fleur au fusil de son héros et le retour au bord de la folie. Si le Ferdinand Bardamu du roman se révèle beaucoup plus lâche que ne l’a été Céline durant les combats – il a été récompensé de la médaille militaire pour sa bravoure au front – les nombreuses considérations qui émaillent le livre sur la guerre et la conduite absurde des hommes viennent bel et bien de Céline, devenu après le retour à la vie civile un pacifiste convaincu doublé d’un anarchiste forcené. « Jamais je ne m’étais senti aussi inutile parmi toutes ces balles et les lumières de ce soleil. Une immense, universelle moquerie. » Rien ne justifie pour lui une telle sauvagerie, même civilisée et industrielle. La haine des Allemands ? Il ne la partage pas, il a été à l’école avec eux, il a parlé leur langue. La défense de la France, des Français ? Un leurre, une illusion à laquelle il ne croit pas, « La race, ce que t’appelles comme ça, c’est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C’est ça la France et puis c’est ça les Français. » De cette expérience limite – la mort fréquentée au quotidien, la folie meurtrière élevée au rang de raison d’État – naît une vocation d’écrivain et la morale esthétique qui va avec : « La grande défaite, en tout, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever, et de crever sans comprendre jamais jusqu’à quel point les hommes sont vaches. Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu’on a vu de plus vicieux chez l’homme et puis poser sa chique et puis descendre. Ça suffit comme boulot pour une vie tout entière. » Après avoir plongé dans l’abîme de la mort en masse et le néant dans lequel s’engouffre tout sens, Céline ne revient qu’avec une seule conviction : « Cette espèce d’agonie différée, lucide, bien portante, pendant laquelle il est impossible de comprendre autre chose que des vérités absolues, il faut l’avoir endurée pour savoir à jamais ce qu’on dit. »
Mari déserteur
    Après sa convalescence en 1915, Céline est envoyé en Angleterre au consulat général de France au service du contre-espionnage. Là il s’adonne à la lecture de Hegel, de Fichte, de Schopenhauer et de Nietzsche. Il fréquente les cabarets, se lie avec des prostituées, partage le bar et la table des maquereaux locaux. Nietzsche, la société du crime : Céline continue l'exploration de la face cachée de l’homme, sa part d’ombre, qui lui paraît – par-delà des beaux discours trompeurs sur sa prétendue nature – la seule digne d’intérêt. C’est dans la nuit que l’on distingue le mieux l’âme vraie des êtres. « Tout ce qui est intéressant se passe dans l’ombre, décidément. On ne sait rien de la véritable histoire des hommes. » À Londres, Céline fait un étrange mariage avec une Française, sans sa famille ni déclaration au consulat. D’aucuns pensent qu’il a réalisé cette alliance sans valeur légale en France pour transformer son exemption provisoire en réforme définitive, ou pour obtenir quelques avantages sur le territoire Anglais, toujours est-il que c’est seul qu’il rentre en France l’année suivante – il ne reverra jamais cette femme –, déclaré invalide de guerre à 70 %  ; il repart aussitôt pour l’Afrique comme directeur de plantation pour le compte d’une compagnie forestière. Que va faire Céline au Congo ? Cherche-t-il à échapper à ses engagements anglais ? À des souvenirs encore trop vifs d’un conflit qui ne veut pas finir ? À la perspective d’une vie de représentant de commerce qui d’avance l’afflige ? Comme Rimbaud, comme Gauguin avant lui, Céline fuit avant tout une société qu’il ne supporte plus, où la haine déguisée en sens de l’honneur et le mensonge en croyance délirante se sont faits les meilleurs complices du grand suicide collectif en cours. « Tout ce qu’on touchait était truqué, le sucre, les avions, les sandales, les confitures, les photos  ; tout ce qu’on lisait, avalait, suçait, admirait, proclamait, réfutait, défendait, tout cela n’était que fantôme haineux, truquages et mascarades. Les traîtres eux-mêmes étaient faux. Le délire de mentir et de croire s’attrape comme la gale. »
Colon chiasseux
    En Afrique, Céline ne tarde pas à être confronté à la triste réalité de la colonisation. L’exploitation de l’homme par l’homme y atteint un niveau d’infamie qu’il ne soupçonnait pas. Pas de racisme chez Céline (du moins, pas encore) à la Gobineau, mais plutôt un renversement nietzschéen des valeurs raciales : les Noirs sont des êtres forts, simples et gais (« de braves gens » écrira-t-il même plus tard dans l’un de ses pamphlets) et c’est la race blanche dégénérée, oisive et profiteuse qui lui inspire le plus de dégoût, dans la solitude et la chaleur étouffante de l’exil. « Dans le froid d’Europe, sous les grisailles pudiques du Nord, on ne fait, hors carnages, que soupçonner la grouillante cruauté de nos frères, mais leur pourriture envahit la surface dès que les émoustille la fièvre ignoble des tropiques. C’est alors qu’on se déboutonne éperdument et que la saloperie triomphe et nous recouvre entiers. C’est l’aveu biologique. » Il découvre l’incroyable ennui, bien plus nocif que les maladies tropicales, fléaux dérisoires au regard de l’alcoolisme et de l’incommensurable veulerie qui font des ravages parmi ses compatriotes. Il en tira, toujours dans le Voyage, des sentences définitives sur le colonialisme ainsi que d’étranges jugements sur sa « civilisation » : « Les indigènes eux ne fonctionnent guère qu’à coups de trique, ils gardent cette dignité, tandis que les blancs, perfectionnés par l’instruction publique, ils marchent tout seuls. » C’est en Afrique que Céline commence véritablement à écrire (Des vagues, premier texte connu) et qu’il s’initie à la médecine, soignant sans formation particulière et avec les moyens du coin des Africains de la colonie. Dire le mal et soigner les hommes, sans attendre d’eux de reconnaissance particulière, tel semble être désormais le double destin de Louis-Ferdinand Destouches. Lui-même malade, il ne tient pas longtemps au Cameroun (malaria, dysenterie, séquelles de sa blessure de guerre), il est rapatrié sanitaire au bout d’un an, alors que le contrat en prévoyait trois.
Gendre intéressé
    Rentré en France en 1917, sans argent ni diplôme, Céline vit à Paris de petits boulots, livreur, correcteur, traducteur pour une revue scientifique un peu farfelue (le Génitron de Mort à crédit). Par son intermédiaire, il contacte la fondation Rockfeller où il réussit à se faire employer comme conférencier. Le travail consiste à sillonner la France pour mener des campagnes de sensibilisation contre la tuberculose. En Bretagne, il rencontre le professeur Follet et sa fille unique Édith ; orateur brillant, Céline séduit la fille autant que le père, après quelques mois de relations passionnées avec Edith Follet, le professeur accepte que sa fille l’épouse à condition que le jeune homme se trouve une situation. Il n’aura pas à chercher très loin, la guerre terminée, le futur beau-père l’encourage à décrocher son bachot et à entreprendre des études de médecine, de récentes dispositions légales autorisent en effet les anciens combattants à passer leur bac avec un programme allégé et les études médicales peuvent s’effectuer en deux ans au lieu de cinq. Céline passe donc son bac à 24 ans et se marie avec Édith Follet. Entretenu par la belle famille et logé dans les beaux quartiers de Rennes, ayant libre accès à la bibliothèque du beau-père, il peut se consacrer entièrement à l’obtention du diplôme de médecin. Là encore, la phrase du Voyage ne semble pas vraiment autobiographique : « Elle est bien défendue la Science, je vous le dis, la Faculté c’est une armoire bien fermée. Des pots en masse, peu de confiture. » Jeune papa d’une petite Colette, il passe en 1922 les examens de médecine avec succès, poursuit des études d’interne à Paris. Une fois la thèse soutenue, grâce à de judicieuses relations et à son passé de voyageur polyglotte, il obtient un poste de médecin pour la Société Des Nations. Fort de cette promotion sociale inespérée, Céline s’installe à Genève, sans sa fille et sa femme, et s’apprête à parcourir le monde pour de nombreuses missions internationales.
Médecin désinvolte et coureur de jupons
    Ce nouveau poste permet à Céline d’assouvir sa passion du voyage et sa curiosité intellectuelle, de scientifique comme d’écrivain en devenir. Les missions médicales le conduisent aux États-Unis, en Europe, en Afrique. Absent du domicile conjugal qu’il a abandonné, le divorce est prononcé à ses torts en 1926. Céline oublie bien vite sa femme et sa fille, la même année à Genève, il fait la rencontre d’Élisabeth Craig, une jeune danseuse américaine, dont il tombe amoureux et qui deviendra la destinataire de la dédicace du Voyage au bout de la nuit. Si Céline remplit plus ou moins bien les missions qui lui sont confiées, la direction de la SDN finit par se plaindre de ce médecin original, un peu trop désinvolte et coureur de jupons à son goût. L’année suivante, son contrat n’est pas renouvelé, les « voyages d’études » grassement payés s’arrêtent. Céline se consacre alors à l’écriture, du théâtre pour commencer, L’église, puis une autre pièce intitulée Progrès, toutes deux refusées par les éditeurs. Revenu en France avec sa danseuse américaine, il ouvre un cabinet à Clichy ; après le luxe et le confort de Rennes et de Genève, c’est le retour à la Banlieue désolée de la petite enfance. Le docteur Destouches a bien du mal à se faire payer, les clients sont pauvres, peu nombreux, le médecin a des scrupules. « J’ai consulté à l’œil, surtout par curiosité. C’est un tort. Les gens se vengent des services qu’on leur rend. »

Extrait de Portraits de social-traîtres paru aux éditions de l'Irrémissible http://www.frederic-gournay.com

mercredi 2 septembre 2015

Maman - troisième extrait






Bien sûr le tas de merde prétentieuse, président de ceci et grand responsable de cela, des filles cannées, il n’en parle jamais. C’est lui la victime. On a voulu briser sa carrière. Les putes qui sont mortes, rien à foutre !

On ne peut pas vivre d’amour et d’eau fraîche ! Ton père n’était pas  bagarreur. Je l’ai foutu dehors… Je ne supportais plus son sens de l’humour ; cette façon qu’il avait de tout prendre à la légère.

J’imagine que tu as raconté à tous tes copains que ta mère était pute.

Tu crachais sur Walt Disney et tu défendais Lumumba. Mon père, ça le rendait mûr. Lumumba et Mulélé ! Mon père te disait que Lumumba avait volé un vélo à la poste où il travaillait, et toi tu lui répondais que les Belges avaient volé au Congo de quoi fabriquer des millions de vélos…

En 1986, à Montigny-lès-Metz, des gosses lui jettent des pierres ; Heaulme leur fracasse le crâne. Patrick Dils, seize ans au moment des faits, est condamné à la prison à perpétuité. 

Les hommes, suffit de les flatter. Si tu suces, fais-le devant un miroir ! Plus tu la joues impressionnée, plus ils jouissent vite et sont contents.  S’il bande, s’il ne bande pas, s’il jouit trop vite, s’il ne jouit pas, s’il se cramponne, c’est à toi de trouver la faille et de la reboucher. Faut les rassurer. Bien sûr vaut toujours mieux les laver avant ; l’hygiène c’est pas leur fort…

A la veille du Nouvel An 1986, dans la banlieue de Metz, Heaulme est en cure de désintoxication, il  trouve deux complices dans l’institution, complices qui  violent Annick Maurice, vingt-six ans, avant que lui ne la frappe et l’étrangle.

La vie est mal faite, toi tu te plains de ne pas avoir eu de père et moi j’ai si souvent rêvé de ne pas en avoir un. Il m’a envoyé travailler à l’âge de seize ans ; je ne sais pas si tu te rends compte. Et à l’Innovation, dans le grand magasin où ils travaillaient tous les deux ! La joie que c’était. Il me fliquait à la maison et au boulot !

Dany avait un regard à la Robert Mitchum qui me liquéfiait sur place.

En 1988, à Charleville-Mézières, surpris en train de fouiller une maison, Heaulme tue Georgette Manesse, 86 ans, et poignarde cinquante fois sa voisine, Ghislaine Ponsard, 81 ans. Pour lui, jeune ou vieux, ça ne fait aucune différence. Il est énervé, il est mal à l’aise, il tue…

Walter aimait les grandes tablées mais il fallait que tout le monde soit impeccable. Les ongles noirs, sales, lui coupaient l’appétit, comme moi pour le bruit que tu fais avec ta fourchette contre tes dents quand tu baffres comme un malpropre.

Ma mère répétait qu’elle aurait aimé être institutrice. Comme toutes les petites filles… Eh oui, toute sa vie elle restée une gamine terrorisée.

Et Djamel, le travelo qui se suicide en prison, comment y croire ?  Ce que Patricia raconte, le collier étrangleur et les canettes dans le derche, qu’est-ce que ça a d’exceptionnel ? Rien ! C’est ce qui fait fantasmer un mec sur deux. Comment cela a-t-il pu finir comme ça en eau de boudin. Pour une fois que des gendarmes croyaient des putes !

En avril 1989, à Port-Grimaud, il sort d’un HP avec un infirmier qui viole Joris Viville, dix ans. Heaulme assassine ensuite le petit de quatre-vingt coups de tournevis. L’infirmier, connu des services de police, est toujours en liberté. Ils n’ont aucune preuve contre lui…

On a eu le Tabouret,  le Memphis,  le New York, mais on voulait vivre comme les autres alors j’ai pris une place d’entraîneuse à Erps-Kwerps comme ça je ne travaillais pas le week-end et on pouvait enfin se voir un peu. C’est à ce moment-là que tu t’es barré pour vivre avec Nicole.

En rentrant, Heaulme avoue ce meurtre à une infirmière. Elle le note sur la main courante. Secret professionnel  et routine aidant, il n’y aura aucune suite à cet aveu ! Alors, il continue…

À chaque manifestation qu’elle croisait, ma mère pleurait toutes les larmes de son corps. Ça lui rappelait sa jeunesse… Les grandes grèves. Pas moi. Je ne montre pas mes sentiments en public. 

Hadja, vingt-six ans, est retrouvée avec une couche culotte pliée dans la bouche, une corde à rideau nouée autour de son cou. Sa carotide a été tranchée par un couteau de cuisine. Le médecin légiste conclut au suicide !

Toi, tu avais planté et repiqué des salades, tu les offrais à Mamy et Parrain. Tu en étais si fier ! C’était sain : vous étiez tous égaux, tous pareils, tous traités de la même façon, en uniforme, en pantalon de velours bleu et en chemise de coton bleu foncé. Mamy cousait ton nom sur chacune de tes affaires. Sur ton béret basque, sur ta pèlerine, sur tes grosses chaussettes grises.

Je nourris tous les chats du voisinage. J’achète un gros carton de boîtes et un maxi sac de croquettes par semaine. Attention, pour eux, je ne prends que l’excellent, du Whiskas ou du Ronron, jamais rien en dessous de cela. Je les soigne mieux que je me soigne moi-même ; pour eux pas de produits blancs !

Chaque fois qu’on croisait un fourgon blindé, Dany me répétait : - Si je m’étais fait celui-là, Yves ne rentrerait pas en stop à Paris. Dès la première fois, tu lui avais bien plu. Il avait ouvert la porte et tu lui avais dit : Salut ! Je suis le fils de ma mère…

En juillet 1989, Sylvie, trente ans, le prend en stop. Elle est saoule, elle roule à gauche, le ton monte. Heaulme se met en colère, la gifle puis la tue à coups de pieds et à coups de poings.

Tu faisais des dessins d’architecture utopique, des villes qui marchaient, des villes sur l’eau, des villes sous l’eau, des bâtiments-rues, des mondes souterrains, des villes spatiales, des villes mobiles, des villes-pont, des villes flottantes, des villes automatiques, des villes informatiques. Tu ne plagiais plus Vlaminck, tu étais devenu situationnistique !

J’ai commencé à bosser à l’Innovation à seize ans. J’en suis partie un an plus tard, un jour qu’ils me chiaient tout un bahut Henri IV pour dix centimes qui manquaient dans la caisse. Mon père a eu beau me menacer tout un week-end, je n’y suis pas retourné. Là, je peux te dire que ça a bardé sec !



Yves Tenret, Maman, Éditions de la Différence