mercredi 26 août 2015

Maman - Second extrait






T’as vu comment André s’habillait et comment toi tu t’attifes, lui semblait toujours frais sorti du pressing et toi, t’as l’air de sortir d’une poubelle. Vous avez autant de ressemblance qu’un chien pure race et un corniaud des rues. Tu ne connais même pas ta propre pointure de chaussures !

En deux opérations, on a enlevé à Heaulme douze dents. Il a vingt-sept ans et soudain il en parait cinquante. Moi aussi, on m’a enlevé toutes les dents qui me restaient en une seule fois. J’ai dû me cloîtrer pendant  une semaine entière. Mais depuis j’ai un dentier et ça c’est quand même très pratique.

Ça doit être terrible cette angoisse que tu as de faire, de ne pas faire, de comment faire, de toujours vouloir faire autre chose que ce que tu es en train de faire. En faire le moins possible, ça oui ! Cette éternelle impression que tu donnes de ne rien faire. Au moins, tu as ça de bien, c’est que tu ne fais pas semblant.

Tu traitais Le Corbusier de fasciste. C’est insensé. Ce bienfaiteur de l’humanité ! L’homme qui a inventé la douche ! Tu disais : il piétine les usagers. C’est un technocrate.

 Martine Matias, championne de boxe française, est retrouvée arquée. On lui a attaché les mains aux chevilles. Elle a des brûlures électriques à l’anus. Les flics concluent au suicide !

Avec Jacques, je ne savais pas que cela allait se passer comme ça. Je croyais que c’était pour toujours, je l’aimais, à vrai dire je voulais surtout partir de chez moi…

Tu n’as rien mais tu n’as jamais pris aucun risque. T’es toujours resté planqué dans tes trous à rats. Pourquoi t’aurais quelque chose ?

Le 5 novembre 1984, Heaulme étrangle et égorge Lyonelle Gineste, dix-sept ans, près de Pont-à-Mousson. Avant un complice a violé l’adolescente. Lui ne peut pas. C’est justement ça son drame.

T’as une tache sur le devant de ton pull. T’es toujours aussi crade. Et ses pellicules sur ton col ! Mais arrête de regarder tes genoux. T’es dépressif ou quoi ? Tu te frottes le cul contre les murs ? Dans la rue, on te bouscule, tu t’excuses. Je t’ai vu souvent le faire. C’est incroyable ça. On bouscule Monsieur et il s’excuse.

Heaulme a les bourses de la taille d’un petit pois, un corps blanc, le thorax rentré, la silhouette molle. Un vrai cadeau ! En fait, il souffre d’une anomalie génétique rare, un chromosome féminin supplémentaire, le syndrome de je-ne-sais-plus-quoi, d’où l’air de tante que lui reprochait son vieux !

Tu défendais tout et n’importe quoi, le désordre contre l’ordre, les petites boutonneuses contre les filles de Playboy, Bob Dylan, le cinéma suédois en version originale…

Ma mère était douillette, ironique,  discrète. Gourmande ! Soumise…  Ah ça pour ce qui était d’être soumise, elle en connaissait un bout.

Il y a des journalistes qui croient que c’est impossible qu’on moleste, qu’on viole une pute dans le cabinet d’un juge. Je rêve ! Ils vivent où ces journalistes? Sur quelle planète ?

Et quand tu étais avec Véronique, cette mégère te cravachait. Ça te plaisait ça hein ? Te faire engueuler. T’as jamais réussi à monter la moindre arnaque. T’es même pas assez futé pour toucher le RMI… Si tu venais habiter ici, crois-moi qu’en moins de trois jours, je te le ferais avoir, moi, notre RMI à nous.

Pourquoi tu ne me fais pas des petits-enfants ? J’adorerai tellement être grand-mère ! Je te les gâterais tes bébés, tu verrais ça, personne n’en reviendrait. Mais qu’est-ce que t’as ? C’est ta respiration qui siffle comme ça ? Tu stridules !

Souvent maintenant, je rêvasse. Dans ces moments-là, les larmes me viennent facilement aux yeux. Je t’imagine faisant scandale à mon enterrement ! J’ai pris une assurance obsèques ; tu n’auras rien à payer pour mon inhumation. Avec toi, tout est possible. Je te connais, tu serais capable d’abandonner mon cadavre sur le trottoir…

A la fin, j’ai rencontré André… Il me protégeait, me rassurait. On est resté ensemble. Ses parents avaient un resto chic. Il était barman ; je suis devenue serveuse. Et toi tu restais sans arrêt dans mes jambes. Ce que tu étais collant ! Fallait faire quelque chose. On m’a parlé d’un pensionnat-ferme à Gembloux. Nous sommes allés vérifier que ce n’était pas un bagne, un endroit à la Dickens. C’était convenable et nous, on a enfin pu respirer un peu.

À ta naissance, tu étais donné pour mort, la question était réglée, c’est ton père qui insisté, et le mien, ton grand-père, Parrain, qui est allé voir la vieille voisine du haut, une espèce de sorcière, qui a conseillé un truc archi simple, un jus de poires fraîches…

Tu dis que tu préfères perdre, que l’échec est infini. Mais perdre quoi ? Tu n’as rien à perdre. Qu’est-ce que tu pourrais perdre ? Tu n’as même pas une mauvaise réputation à perdre. Ha, ha, ha !

Reste ici, vis avec moi, j’ai changé tu sais ; je ne suis plus du tout comme avant. Je sais bien que depuis trois ans t’es prof. Mais ils ne vont sûrement pas te garder. Et cette pauvre petite que tu entretiens avec les trois sous que tu gagnes dès qu’elle aura repérer un paroissien convenable, tu me peux faire confiance qu’elle va prendre ses clic et ses claques et bonsoir la compagnie !

Regarde-moi ! Je connais tous les gens qui habitent dans cette maison, leur vie intime, leurs revenus, leurs vices.

Le Corbusier s’est toujours adressé aux maîtres du moment, disais-tu. Tu voulais qu’il s’adresse à qui ? À sa concierge ? Comment voulais-tu moderniser un pays sans passer par les gens les plus importants ?

De toute la famille, c’est mon père qui a eu la première bagnole, une VW, le premier appareil photo, allemand aussi, la première salle de bain, la première télévision, encore une marque allemande. Pour ça, il appréciait les boches.

J’avais 17 ans ; tu te rends compte, j’avais un moutard avant d’avoir vécu ! Tes reins se sont remis à travailler. J’étais sans malice… De marrant, ton père m’a vite paru minable.

Tu te prends pour un révolté mais ça non plus, tu ne sais pas ce que c’est. Pour toi la révolte, c’est juste ne pas se lever le matin et passer son temps à ne rien foutre…

Dans cette maison, tout le monde me respecte. Marie sait que ses parents me font confiance et que moi je ne la trahirai pas. Roger me fait du rentre dedans, m’offre des bouteilles d’apéros. Etc., etc. T’en connais beaucoup des sexagénaires à qui ça arrive ?

Un jeune appelé passe. Le barbu l’appelle. Didier Gentil l’oblige à lui tailler une pipe. Pour finir, Heaulme le massacre à coups d’extincteur…


La plupart du temps, il n’était pas là. Tu te plains que je ne t’ai jamais touché mais moi je détestais que ma mère me touche ; et encore bien plus mon père ! Lui, soit il me tapait, soit il me pelotait.




Extrait de Maman, roman d'Yves Tenret 
paru aux éditions de la Différence


mercredi 19 août 2015

Maman - Premier extrait






Je ne discute pas l’hospitalité. Tu es de mon sang. Mais tu viens chaque fois sans rien, habillé comme un chiffonnier. Ça ne va pas ça ; ça ne va pas du tout.

T’as vu ces photos de moi à poil ? Ce sont celles que j’envoyais à Dany  en tôle. Pourquoi tu fais cette tête ? Ce que tu peux être coincé !

En ce moment je suis à fond dans les serials killer. Je collectionne tout ce que je trouve sur eux et je le colle dans des cahiers. Heaulme a beau avoir dix ans de moins que toi, il a quand même tué 70 personnes avec son Opinel. Et il aurait pu ne jamais se faire prendre…

À 16 ans, tu répétais sans arrêt à ton oncle Walter que Le Corbusier était un facho. C’était son maître mais ça le faisait beaucoup rire quand même.

En 1945, à Evere, à la Libération, des partisans ont voulu me tondre à cause de ma chevalière. Elle était à mes initiales : SS !

Les Arméniens ont un sens de la famille bien plus fort que nous. Et évidemment, André, tu n’as jamais voulu l’appeler papa… Pourtant, tu n’avais que quatre ans quand je me suis collée avec lui.

Alègre, qui l’a protégé ? Baudis passe pour une victime mais dans son livre il ne mentionne même pas les femmes qu’Alègre a tué. Parce que c’étaient des putes ? Moi aussi j’en suis une et je l’emmerde ! Tout ça est loin d’être net ; je te le dis moi.

André a tout de suite plu à mon père alors que Jacques, ton père, il le détestait. Mon père : soit tu travaillais et tu étais quelqu’un de bien, soit tu ne travaillais pas, et tu étais la dernière des fripouilles.

Tu voulais faire l’acteur ; je t’ai payé des cours. Même des cours de chant ! Tu gagnais ta vie en faisant de la figuration mais comme d’habitude, au bout d’un an, tu as tout laissé tomber. Soi-disant parce que tous les acteurs étaient des pédés ou des crétins. Mais quelle importance ça avait, hein ? Personne ne t’obligeait à coucher avec eux, non ?

Ça fait combien de temps qu’on ne s’est pas vu, quatre ou cinq ans ? Tu me trouves changée ? Je suis restée assez bien non ? De toute façon j’ai toujours fait plus jeune que mon âge. Il n’y a pas de raison que ça bouge maintenant.

Ici, c’est un sous-sol, ok, mais c’est deux fois moins cher qu’en haut et grâce au soupirail et aux vitres de la cour j’ai autant de lumière qu’aux étages. Avec mon grand congélateur et avec les produits blancs que je prends, je ne me débrouille pas trop mal.

Ses parents avaient un restaurant décoré avec des samovars, des châles épinglés aux murs, des grandes photos des anciens quartiers arméniens d’Istanbul. Si on n’avait pas connu André, on en serait encore aux macaronis à la cassonade.

À Toulouse, on trouve une femme avec un bâillon enfoncé dans la bouche, les mains liées sur le ventre, la tête en équilibre sur une casserole et les flics concluent à un suicide !

Ma mère aimait Jacques. Il était doux comme toi et lui en plus avait beaucoup d’humour. Il lui racontait toutes les pitreries qu’il faisait et elle ça lui plaisait ! Tu sais, une fois, il est même revenu pour te voir. Tu devais avoir huit ans.  Il avait acheté un manteau pour toi mais mon père a refusé de le laisser monter.

Ah, ce que tu m’agaces, ce que tu m’agaces ! C’est vrai tu m’agaces toujours autant…

Je n’ai jamais fait de tort à personne. On fait ce qu’on veut de son corps, non ? C’est la loi qui a tort.

Dany, tu ne le verras plus. Il a été abattu de sept balles 357 Magnum. Il avait quarante-quatre ans. À Liège, on raconte qu’il aurait balancé. Sûr, qu’il n’avait pas envie de retourner en tôle mais de là à donner les autres.

Heaulme, toi, tu serais bien capable de lui trouver des circonstances atténuantes. Il a grandi dans du Corbusier !

Au pensionnat, les bonnes sœurs nous obligeaient à nous laver sous la chemise de nuit, sans l’enlever ! Les salopes, ce qu’elles étaient mauvaises ! Et tordues !

Je ne demande pas qu’on mette Baudis en tôle. S’il aime les putes de luxe, c’est son problème et ça ne fait de tort à personne. Un Outreau suffit. Mais ça reste inadmissible que cela soit classé en suicide. Une pute ça ne se suicide pas, c’est acharné à la survie.

Vers dix-huit, dix-neuf ans, tu t’es mis à dire du mal de Sartre et de Camus, et puis même de Van Gogh, à ce moment-là j’ai pensé : il va se suicider, ce con. Et tu l’as fait !

Je vais mieux, sauf que si je bouge trente minutes, je dois me reposer une heure. Mais ce n’est rien, je sens que je récupère, en tout cas, je lutte, j’ai un horaire de bébé, au lit à huit heure, épuisée, mais ça va. Je dois t’avouer que l’orage est le seul truc qui de toute mon existence m’a foutu le trac, sinon ni les hommes ni la vie et ni la maladie ne m’effraient, mais l’orage oui, c’est bête, non ?

Un commissaire est venu me questionner plusieurs fois sur Dany. Il croyait qu’il m’avait filé une part du magot et il voulait savoir où je l’avais planqué. Comme si avec du chicon, je continuerai à vivre dans ce taudis !

Heaulme, pour lui faire passer ses airs efféminés, son papa le suspend avec du fil de fer dans la cave de la cité. À l’école, il est mauvais dans toutes les matières et lorsqu’il va travailler son turfiste de père lui confisque sa paye.

Walter c’était un vrai chef barbare ; il faisait 1 m 95 pour 100 kilos. Il les portait bien.

C’est à cause d’André que tu n’as pas une seule photo de ton père. Jaloux maladif, il les a toutes déchirées en mille morceaux puis jetées dans les chiottes…  Quelle passion ! Dans les chiottes ! Il pensait peut-être que j’allais les recoller…

Admettons qu’Alègre soit un indic. Est-ce que les flics laissent les indics tuer des putes ? Donnant/donnant ? Tu me donnes des renseignements et je te laisse te défouler de temps en temps sur une fille ? C’est comme ça que ça marche ? Pourquoi tous les crimes qu’il a commis ont-ils été classés en suicides ? Ça m’obsède vraiment ça.

Jacques, ton père, était un peu effacé, comme toi…

Qu’est-ce qui a bien pu te rendre si mortellement sérieux ? Comment, toi mon fils, as-tu pu devenir chiant à ce point là ? Pourquoi tu fréquentes si peu de gens ? Tu as peur ? Qu’est-ce que tu préserves ? Ta torpeur ?

Quand en 1984, sa maman, entre parenthèses, tout aussi alcoolique que son papa, meurt d’un cancer, l’univers de Heaulme s’effondre. Il change du tout au tout. Il dépense son RMI à boire, se met à fréquenter n’importe quel vagabond, mélange spiritueux et tranquillisants. Il essaye à plusieurs reprises de se suicider en s’ouvrant le ventre avec des tessons de bouteille mais comme toi, il se rate à chaque fois. À vingt-six ans, orphelin, il abandonne sa collection de timbre-poste et saute sur son vélo pour partir droit devant lui…

Mon père me cognait dessus, puis dans son ivrognerie chialait et c’est moi qui devais le consoler. Un week-end, il m’avait mis une telle raclée que je me suis retrouvée avec un œil au beurre noir. Le lundi, je devais retourner au pensionnat à la Côte et à ma mère son seul problème c’était : Qu’est-ce qu’ils vont penser de nous là-bas ? Tu leur diras bien que c’était un accident, que tu es tombée dans les escaliers.

Et des gens calomniés qui passent à TF1 pour se défendre comme l’a fait Baudis, il n’y en a pas des masses non plus. En général, Monsieur Tout Le Monde, quand il est accusé de quelque chose, innocent ou coupable, il rase les murs ; il ne va pas transpirer et se pavaner devant dix millions de spectateurs…


Je ne voulais pas avoir de mioche, tu es un accident ; quand je suis tombée enceinte, j’ai voulu avorter mais je ne savais pas comment faire ; Jacques était à l’armée ; nous n’avions pas un kopeck et en Belgique, pays cent-pour-cent catho… Fallait aller en Hollande, mais sans oseille, c’était bien sûr impensable.





Extrait de Maman, roman d'Yves Tenret 
paru aux éditions de la Différence


mercredi 12 août 2015

Comment j'ai tué la Troisième internationale situationniste - Nouvel extrait





     Il n'y a pas de porche dans la rue des Archives et dans les rues avoisinantes sous lequel Rébecca ne m'ait sucé. Elle y mettait une telle grâce, un tel naturel... Charnue comme une olive au sel, brunette à la peau mate et au pubis noir et dru, aimant rester au lit des journées entières en peignoir de soie sauvage, grosses chaussettes, oreillers superposés et bouillotte, elle était si désirable ! L'ayant aperçue dans un café, je l'avais suivie, espionnée et j'avais glissé dans sa boîte aux lettres ces deux lignes : Tu seras aimable comme Rachel, sage comme Rébecca et patiente et fidèle comme Sarah. Lors de notre première nuit, je m'étais jeté sur elle comme un nuage de sauterelles sur un champ africain. Cela lui avait paru de bon augure.
    Je n'écoutais que France-Musique. Cela lui convenait. J'avais trente-deux ans, elle en avait dix de moins. Elle était habitée par cent mille démons. Imaginant sans cesse des complots contre elle, souvent déprimée, envieuse jusqu'au délire, n'ayant aucun rapport tiède, elle était affable avec les garçons de café et méprisante avec les employés de banque. La moindre réflexion désagréable sur son physique l'affectait intensément mais son intelligence lui semblait au-dessus de toute critique. Elle avait souvent peur de mourir comme ça d'un coup ou alors d'une longue et horrible maladie. Elle sortait rarement le soir, préférant se réserver, faire de chaque sortie un événement – plutôt que d'être dans un besoin perpétuel de voix humaines et de ressassements. Elle avait un sens de l'excès qui me dépassait complètement. Elle plongeait toute sa langue dans les parties les plus intimes de mon corps, au fondement même et cela tenait plus de la transe que de la baise. Elle était capable de se couvrir entièrement de caca. Pas moi. Dès que nous sommes arrivés à Paris, elle s'est relâchée, profitant immédiatement de l'anonymat bienveillant que cette ville nous offrait, se faisant complice des exhibitionnistes et abandonnant son corps gracile à tout ce que la cité offrait de corsé.
   Nous étions candides, libres de toute dette et de toute honte. J'aimais les phrases ronflantes et elle finit par les aimer aussi. Je pesais 50 kilos pour 1,72 mètre, possédais trois chemises et un jean de rechange. J'allais deux fois par semaine prendre une douche aux bains de la piscine municipale. Se laver et se changer, quelle volupté quand on vit dans une chambre de bonne avec l'eau sur le palier ! Je me défonçais à l'angoisse et je n'étais pas capable de rendre cette angoisse féconde. Le mot harmonie ne faisait pas partie de mon vocabulaire. Pour elle, ce stress n'était qu'impuissance et peur d'affronter la réalité mais prendre du recul lui aurait paru de la lâcheté. Elle acceptait ce qui lui arrivait. Je n'étais que promesses mais qu'est-ce que l'art sinon une promesse de bonheur ? Je lui avais offert La Chartreuse de Parme et elle l'avait souvent relu.
 Quand nous avions un peu de sous, nous allions souper en tête-à-tête au Petit Gavroche, rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, puis boire au Modem Bar, chez Mme Suzanne, un rade discret mélangeant déclassés et bourgeois.
 « Tu ne crois pas que M. Philippe est un peu amoureux de moi ? » me demandait-elle à propos du patron du bistrot que nous fréquentions le jour. Ou encore : « Je suis allée porter des draps à la blanchisserie. Le type là-bas, c'est un vicieux, il m'a dit : il y a de drôles de taches sur vos draps. » Nous avions un intérêt constant, perpétuel pour les choses du sexe mais ce qui nous liait vraiment, c'était la modestie de nos vies et de nos aspirations. Nous n'avions aucun désir de posséder des choses et cela nous laissait disponibles pour une dernière grande flambée de rapports juvéniles, un potlatch somptueux.
Je l'ai désirée à genoux, quand on se frappait, quand on se haïssait, quand on se dévorait, quand elle était à moi, quand elle était aux autres, quand elle était saine et quand elle était malade. Elle appréciait le flirt, les compliments et même les plus basses flatteries. Bavarde, elle adorait téléphoner longtemps. Elle ne mentait ni ne frimait jamais. Elle croyait à ses histoires. Son musicien favori était Gustav Mahler. Elle aurait adoré rencontrer ce vieux chat sensuel d'Arthur Rubinstein, plaisantait-elle. Elle était vitaliste. Elle avait le foie et les poumons très fragiles. Elle partageait sa vie avec deux chats, un mâle et une femelle. Elle avait très peur des chiens. Elle recherchait ce qui est fort, exotique, les expériences jusqu'au-boutistes et la vie tranquille. Friande des ragots du quartier, elle posait à tout le monde des questions indiscrètes, croyait à la divination par les astres et en la métempsycose.
Elle détestait les gens qui usent de la force. Son humour était gai et vif. Habillée avec discrétion et goût, elle semblait aussi à l'aise dans la fidélité que dans l'infidélité.
  Je lisais interminablement Le Monde. J'errais souvent seul dans les rues mais quand elle sortait cela se remarquait et ma vie allait soudain plus vite. Tout devenait plus intense. J'ai couché avec toutes ses copines. C'était comme ça. Elle voulait tellement que je ne le fasse pas ! Toutes sauf Martine. Elle l'avait prévenue. Il va t'inviter à boire un thé chez lui. N'y va pas. Il n'a pas de thé !
Après et pendant, elle me racontait ses aventures : Alonay, le jeune Danois, le Brésilien, le mec qui s'était mis tout nu dans le Marais, l'exhibo d'en face, un Arabe hygiéniste, deux taulards, Boujidard, le clodo, etc.
Je ne louais ni ne vendais mon temps. Tous les jours et le dimanche également, jusqu' à midi minimum, je dormais. Je n'achetais rien. Je ne possédais rien. Je ne faisais rien. Je pensais que l'art devait terroriser le quotidien. Parfois, j'en avais les cheveux dressés sur la tête et le corps traversé de méchants frissons. Le glauque, le sordide et l'obscène m'étaient nécessaires. Rébecca était la prêtresse de mon culte personnel.
Je voulais l'amour, la gloire, tous les luxes possibles et imaginables. J'avais des éclairs de gaieté, je fusais de mots d'esprit, je me laissais dériver.



Yves Tenret Comment j’ai tué la Troisième internationale situationniste
Éditions de la Différence


mercredi 5 août 2015

La course aux étoiles - Nouvel extrait





        Le corps découpe le bloc compact des chairs, on avance en sectionnant du coude, en tranchant du bras, le dos casse les résistances, le genou vient en aide, les membres enchevêtrés ne cèdent qu’en poussant plus fort. La porte des loges est à dix mètres, une distance quasi infranchissable vu la densité de la foule, mon frère suit derrière avec Estelle et François, Marc n’est pas loin, à moins qu’il ne se soit encore parti à la recherche d’une clope, d’une bière ou d’une fille ; l’escalier qui mène à la salle de concert est saturé, le public déborde de toute part, aucun espace libre ne subsiste, les personnes s’accrochent aux rambardes, montent aux rebords des fenêtres, sur les radiateurs, les plantes ; Alain qui a tenu la caisse un moment prétend qu’il y a plus de deux mille personnes, c’est impossible, cette salle n’a jamais été prévue pour accueillir autant de monde. Les Supersuckers terminent leur set, j’entrevois Sacha dans les marches, prostré, il ne me voit pas, je pousse encore, parviens à me faire identifier par le roadie qui fait office de vigile, il râle du monde qui m’accompagne, laisse entrer, Marc se faufile in extremis avant que la porte ne se referme. Un peu plus d’air, d’espace, je retrouve Aurélien qui discute avec le bassiste des Mad Pop X, où sont les bières ? j’sais pas s’il en reste, le grand frigo au fond, ça été ? pour un premier concert, t’as assuré, les retours, j’entendais rien, c’est pas grave, j’ai croisé Sacha, qu’est-ce qu’il a ? laisse-le, il est toujours comme ça après les concerts, jamais content, il a cassé deux cordes de suite, ça l’a foutu un peu en l’air, Kader a déchiré il paraît, dès l’intro, les Thugs vont commencer, les Supersuckers putain, ces gars-là ont tourné avec Nirvana, t’as vu le monde ? Je me tourne vers mon frère, comment c’était ? vous avez pas joué les morceaux que je préfère, c’est dommage, Estelle ? on n’entendait pas très bien, le son était bizarre, François ? Super bien, non, sérieux, su-per-bien, je descends une Kro tiède, Marc roule un joint, François fait rigoler Estelle en faisant une tête de fou. En fait, ce concert, je n’en ai aucun souvenir, si ce n’est que j’ai eu du mal sur ce foutu morceau pop, que j’étais à contretemps sur Duende, j’entendais pas la guitare, sinon, ça a défilé à une vitesse folle, quelques frissons, un cœur à fond, le public déjà nombreux, une multitude de visages. Envie d’avoir l’avis de Kader, quelqu’un l’a vu ? en bas je crois. Le premier morceau des Thugs résonne, les escaliers et les couloirs se vident, tout le monde pousse, veut entrer à tout prix dans la salle comble, un son lourd et épais traverse les murs, je descends, croise Sacha, regard perdu, c’était nul, on a fait n’importe quoi, j’esquive, loge du bas, Kader descend du whisky avec les autres membres de Mad Pop X, bouteille personnelle qu’il s’est bien gardé de ramener là-haut, gorgées échangées, t’as bien joué, laisse Sacha, faut qu’il se fasse autopsier, non Kader, psychanalyser ; le batteur des Mad est là, une brute, avec une technique impressionnante, puissant et précis, une dégaine pas possible, casquette vissée sur la tête et mégot au coin de la bouche, des grimaces à la Popeye quand il joue, lui aussi laisse du sang sur la caisse-claire, j’ai joué sur ses fûts, le remercie, ah faut travailler, y ’a pas de secret, une autre rasade de whisky ? On m’indique l'escalier dérobé qui monte directement aux coulisses, couloirs enfumés, chaleur suffocante, la même densité que dans la salle, les proches, les fans, je joue des épaules, me place derrière l’ampli basse. Les Thugs m’ont toujours laissé indifférent, mais là, à les regarder jouer, c’est autre chose, rarement vu des gars aussi ensemble, le batteur a limité son kit au minimum, pas de toms, une seule cymbale ; le bassiste, penché sur ses retours, la basse sur les genoux, se contente de deux cordes ; le chanteur et le guitariste de trois accords, toujours les mêmes, chacun appliqué à saturer la mélodie de bruit, à pousser le son à son maximum ; jamais de démonstration, ni d’intention, leur jeu transpire la modestie et la sincérité, l’engagement total et dévoué, de vrais jansénistes à la Fugazi ou à la Shellac, même si c’est pas le même son. C’est peut-être ça qui m’ennuie, ce côté moral même quand ils jouent, ils leur manquent ce côté un peu dégueulasse, vicieux, le mauvais goût propre au rock, le musicalement incorrect, ou je suis trop dans mon concert, c’est moi qui n’arrive pas à prendre mon plaisir. Où est Estelle ? Mon frère et François doivent être avec elle, je replonge dans la salle, rencontre Annabella, a failli se battre tout à l’heure avec deux mecs qui avaient osé dire à la fin de notre prestation « Allez jouer ailleurs », les avait copieusement insultés, les gars voulaient simplement qu’on continue dans un autre endroit après, ils avaient aimé, voulaient nous suivre, à moins qu’ils n’aient brusquement retourné leur avis devant cette blonde vénitienne furibarde tout à fait disposée à leur en coller une. Annabella est vraiment jolie, Aurélien a de la chance, ses yeux bleus me retiennent, ses taches de rousseur m'égarent, il fait trop chaud, on étouffe, la salle est pleine à ras bord, les backstages saturés, le bar inaccessible, les loges sont le seul endroit vivable, j’y retrouve les autres ; les bouteilles et les joints circulent, on ne tarde pas à être tous dans un bel état, sauf Estelle, elle ne boit pas, ne fume pas, elle s’ennuie un peu, je vois les yeux mi-clos de mon frère, on ne va pas tarder, c’est lui qui conduit, je récupère les cymbales et ma caisse-claire, cherche indéfiniment mes baguettes sans les trouver ; dehors, la neige fondue a verglacé. Devant la voiture, François nous dit au revoir, il va rentrer à pied, n’habite pas loin, c’était vraiment très bien, pas vu Sacha ? parti avec Hanna, Marc est resté, toujours le dernier couché, tu le connais. Derrière les portes vitrées de l’entrée, Kader nous fait de grands signes, on ne lui a pas dit qu’on partait, il est en tee-shirt, ne veut pas sortir, ne tient pas à prendre froid pour sa gorge, j’appose ma bouche à la vitre, signe que je l’embrasse, il s’approche à son tour, colle à travers le verre ses lèvres aux miennes, sourit, articule un muet « à bientôt. »

Extrait de La course aux étoiles, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible