Je
n’ai pas le droit de penser ça mais je le pense quand même. Si ça
se trouve, c’est ça qui me nique la vie, juste une idéologie à
la con, c’est-à-dire une vérité partielle qui veut passer pour
la
vérité,
ma manière à moi de vouloir imposer aux autres mon intérêt. Mais
je ne peux pas m’en empêcher, de penser que le capitalisme est un
nazisme, qui sélectionne les plus forts et élimine les plus
faibles, que ce système étend partout la misère et l’ignorance,
que cela fait autant de morts si ce n’est plus, même si c’est
impossible de quantifier le mal que ça peut faire, le nombre de
personnes broyées, anéanties par cette logique délirante. Les
autres camps de la mort dans lesquels nous vivons, les vrais qu’on
laisse tourner à nos portes. Le calvaire de la conscience, tu ne
peux aider personne et personne ne peut t’aider. La désespérance
qui nourrit la consommation, la consommation qui augmente la
désespérance. Les gamins qui en demandent toujours plus à leurs
parents à bout, à qui ceux-ci ne manqueront pas de faire payer en
retour leurs innombrables renoncements. La fatigue, le dégoût, la
conscience plus ou moins tue de l’absurdité de tout ça, les
maladies toujours plus nombreuses, les remèdes toujours moins
efficaces, les dépressions, les cancers, les suicides et les
meurtres sur les routes, le commerce assassin, les guerres à
distance, les peuples qu’on affame. Au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale, c’est un autre fascisme qui l’a emporté, c’est
aberrant de penser ça, d’oser penser ça, mais je ne peux m’en
empêcher. Je fous ma vie en l’air à penser comme ça,
l’idéologie, c’est ça le plus grand danger, ce qui cause le
plus de dégâts, qui donne envie d’éliminer, physiquement,
son voisin. Il n’y a que l’idéologie qui arrive à ça. Mais le
capitalisme ne montre pas son vrai visage, il ne laisse pas paraître
l’enfance avortée, l’adolescence à se dévorer soi-même, l’âge
adulte où l’on ne se souvient plus si un jour on a eu le choix, et
si oui c’était à quel moment ? Les heures à penser à
la fin de journée, les journées à penser au week-end, les semaines
entières à penser aux vacances, les vacances à ne penser à rien.
Les années à détester son travail, à haïr ceux que l’on devait
aimer, à ne plus attendre que la retraite et son enfer médicalisé
où l’on regrettera au contact quotidien de la mort de ne pas avoir
été un jour plus vivant. Je délire complètement, penser des
choses pareilles, le nazisme, ce n’est pas le capitalisme, les
Juifs, les Tziganes, les Homosexuels, ce ne sont pas nos vies, eux
c’était la mort pour de bon, sans aucune chance d’en réchapper.
Mais nous, c’est pire, on pourrait se sauver, on y passe quand
même, avec notre complicité, on renie tout et on solde sa propre
descendance. On collabore, on se dénonce. Pas besoin de capos,
chacun surveille chacun, à ce qu’il ne s’évade pas, et si vous
vous évadez, de toute façon, vous ne faites plus partie de la
communauté des sous-hommes, c’est une autre forme de mort, comme
fuir en refusant de combattre, ça ne donne pas de sens à la vie, on
en crève tout autant. Je vais où comme ça avec cette idéologie ?
Combien de temps vais-je continuer à penser de telles pensées ?
Le faux luxe qui dissimule la vraie misère, la folie qui simule la
raison, les intérêts particuliers la volonté générale, la fin
qui justifie les moyens ? Partout des calculs de mort, la vie
abstraite, la non-vie, la fausse vie, et par-dessus le marché le
masque de la comédie. Il n’y a plus de maîtres, mais tout le
monde est esclave de tout le monde, le fils au sortir de l’école
exploite le père, la mère prostitue la fille et les frères se
déchirent entre eux pour avoir la meilleure place. Je refuse de
travailler, je veux dire vraiment, à temps plein et avec tout mon
talent, de mettre mon écriture au service de l’esclavage
généralisé. Combien de temps vais-je tenir ? Comment vais-je
m’en sortir ? Mais je ne veux pas m’en sortir. S’en
sortir, ça ne veut rien dire. Le plus dur, c’est d'y retourner, de
revenir dans la caverne, pas d’en sortir, pour ça, il faut juste
être un peu plus malin que les autres. Mais y retourner, c’est
autre chose, délivrer les autres qui sont enchaînés. Je deviens
complètement fou, à me prendre pour Platon, à citer la Bible que
je lis tous les matins depuis un an, ou Hegel. Impuissance entêtée,
poussière de particules, dépaysé dans le monde réel, banalité
amère, conscience vile et vilaine, écho mourant, vanité vaine. Moi
et mon idéologie, on creuse le dénuement. Moi et mon idéologie, on
touche le fond. On va au bout des choses. Je n’ai rien eu et ça
aurait été tout.
Extrait de Contradictions, roman de Frédéric Gournay
Paru aux éditions de L'irrémissible