mardi 29 décembre 2020

Jack Frusciante a largué le groupe




        Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai rêvé que je jouais avec John Frusciante, toutes les chansons que nous avons composées ensemble – magnifiques, bien-sûr – dont au réveil me revenaient des bribes de ponts ou de refrains… Comment cet artiste n'aurait-il pas eu toute mon admiration, et plus encore ? Blood Sugar Sex Magik, dont il a composé plus de 60% de la musique, a changé ma vie quand il est sorti, et son premier album solo paru trois ans plus tard, Niandra Lades and Usually Just A T-shirt – dont il a écrit, joué et interprété tous les morceaux – a bouleversé à jamais ma vision de la création, demeurant pour moi un idéal artistique poursuivi jusque dans l'écriture. Dire que toutes ces chansons ont été composées par Frusciante en l'espace de deux mois, durant l'enregistrement du cinquième album des Red Hot, entre mai et juin de la même année. Comment peut-on transmettre autant de pulsions vitales et d'énergie sexuelle, la force même de la création, dans une œuvre unique, tel que Blood Sugar Sex Magik ? Comment réussit-on à mettre le monde entier dans un album, la vie elle-même dans une chanson, avec toute sa beauté tragique, en seulement quelques notes – jouées sans accords –, comme celles qui ouvrent le As can Be du Niandra Lades 

    Je me rappelle du choc esthétique que j'ai ressenti en voyant Frusciante, non pas la première fois à l'Élysée-Montmartre durant la tournée Mother's Milk, mais au festival Pinkpop en Hollande ; d'une beauté et d'une aisance insolentes, il livrait une performance aussi impressionnante que les autres membres du groupe, lorsque seul à la guitare, entre deux morceaux, il s'est mis à entonner le refrain de Tiny Dancer d'Elton John ; la reprise durait tout juste une minute, mais ça a suffi à me marquer à vie. On pouvait donc jouer et chanter comme ça ? Désormais c'était lui mon héros, bien plus que Flea ou Chad – pourtant redoutable batteur celui-là, que j'ai tant cherché à imiter –, c'est sur ce gamin de vingt ans à la guitare que j'ai parié. Les Red Hot n'étaient pas les Beatles ni les Stones, Frusciante n'était pas Hendrix c'est sûr, mais quel mérite y a-t-il à admirer des groupes séparés ou des artistes disparus depuis longtemps, enterrés morts ou vifs par les médias et le public, éviscérés, décérébrés et momifiés pour le pathétique Rock'n'Roll Hall of Fame, ce musée Grévin des stars du rock ? Sur quoi misaient mes potes à la même époque ? New Model Army, Lords of the New Church, The Cult… Que des trucs qui sentaient le cul et la vieille chaussette ; pour les plus audacieux, Happy Mondays et Stone Roses, le grand gloubi-boulga. 

    Il ne fallait pas compter sur les journalistes français pour découvrir les Red Hot, qu'ils ont toujours pris de haut, les trouvant trop vulgaires à leur goût et pas assez politically correct, passant à côté du Blood Sugar Sex Magik, comme ils se révéleraient incapables de dire ce ce que vaudrait exactement le Niandra Lades quand il sortirait. Embarrassés, ils ont invoqué l'héroïne, la déchéance physique et morale d'un ancien guitariste célèbre qui avait plongé dans la dépendance, la misère et la solitude pour tenter d'expliquer cette musique dissonante au chant à demi hurlé, ce qui était la plus belle des âneries. John Frusciante, au moment d'enregistrer sur quatre pistes dans sa salle de bain toutes les chansons de Niandra Lades, en même temps que la plupart des morceaux du disque suivant, Smile from the Streets You Hold, vivait la période la plus intense de sa vie ; il mettait en boîte avec ses meilleurs amis, Anthony, Flea et Chad, dans un manoir de Laurel Canyon sur les auteurs de Los Angeles, un album qui deviendrait l'un des meilleurs des années 90 ; il était amoureux et il n'avait pas encore touché au moindre gramme d'héroïne – même si on l'entend distinctement fumer de l'herbe au shoobang pendant l'intro de Enter a Uh, morceau grandiose du deuxième album qui dure huit minutes et qu'aucun de mes amis ne peut écouter jusqu'au bout, pas même Marc. 

    Depuis quand la drogue explique-t-elle quoi que ce soit ? Il est vrai que de ce côté-là, après avoir abandonné les Red Hot, Frusciante est allé aussi loin qu'il était allé en musique : à l'extrême limite, au-delà de laquelle on ne revient pas. Johnny Deep, en bon vampire humant le sang frais et un sacrifice dont il a toujours su se tenir à distance, viendra avec un ami le filmer dans sa maison de Los Angeles, où il a vécu dans des conditions sordides, au milieu des peintures, des graffitis, des détritus et de ses propres excréments. Un clip, réalisé il y a dix ans et resté inédit, vient de faire son apparition sur le net, il accompagne Life's A Bath, l'une de ses plus belles chansons – la préférée d'Assia –, les images sont insoutenables. On y voit Frusciante, au milieu d'ordures, défaire ses pansements et gratter ses croûtes, tel un Job de la défonce, pour trouver une veine dans laquelle se piquer. Johnny n'a jamais su se piquer, dira plus tard Anthony Keidis, en connaisseur, dans son autobiographie, Scar Tissue, sortie l'année dernière, révélant qu'il redoutait à cette époque que Frusciante ne soit atteint de la gangrène et ne soit amputé d'un bras – comme Harry, le personnage de Requiem for a dream de Hubert Selby Jr. –, lui interdisant à jamais de rejouer de la guitare. Quatre années après avoir quitté les Red Hot Chili Peppers, Frusciante n'est plus qu'un squelette ambulant qui a perdu la plupart de ses dents, et son meilleur ami, River Phoenix, est mort d'overdose. La sortie de son deuxième album solo, Smile From the Streets You Hold, aujourd'hui considéré aussi inécoutable qu'introuvable – et que j'aime autant que le premier – n'était destinée selon le propre aveu de Frusciante qu'à régler ses dettes auprès de dealers qui le menaçaient de mort, ces derniers ne pouvant lui casser, comme pour Chet Baker, des dents qu'il n'avait plus.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 22 décembre 2020

Pèlerins de Tanger




        Assia et moi avons quitté Essaouira pour Tanger, au bout de trois jours seulement. Fuir serait plus approprié. Pas plus elle que moi n'avons aimé celle que l'on appelait autrefois Mogador, ville surfaite à la bohème de pacotille, avec ses ruelles remplies de boutiques de souvenirs et sa plage vidée de plaisanciers ; nous n'avons pas su goûter les charmes du Saint Malo du sud-ouest marocain, son eau glaciale, ses courants retors, son vent froid et ses rafales de sable. Le Guide du Routard vendait pourtant ses attraits, le passé glorieux, le cosmopolitisme, les figures emblématiques qui y avaient séjourné ; pensez donc : Orson Wells, Cat Stevens, Jimi Hendrix et Matthieu Chédid. Matthieu qui ? Que faut-il avoir entre les oreilles pour placer dans le même paragraphe un génie du cinéma, deux immenses musiciens et M., cet écouillé coiffé comme un chat mouillé – mélange grotesque de Wolverine d'opérette et de Klaus Nomi de parodie – pompeur éhonté de talents qui n'a jamais rien su créer de lui-même ? De l'eau salée ? Du vent ? Du sable ? De la merde des égouts d'Essaouira ? Voilà le nouveau tourisme : le pèlerinage laïque. On ne se rend plus dans des lieux saints, à la recherche de destins hors du commun qui ont changé la face de l'humanité, mais sur les traces de célébrités des arts et de la mode qui ont façonné l'époque. Encore à Tanger, le Routard a essayé de nous refaire le coup, quand on songe à tous ceux qui y ont vécu : Delacroix, Matisse, Paul Morand, Tennessee Williams, Samuel Beckett, Paul Bowles, Jean Genet, Francis Bacon, Brian Jones, Yves Saint-Laurent, Jean-Louis Scherrer… Jean-Louis Scherrer qui a tant fait, c'est vrai, pour l'humanité parisienne. Assia n'y échappe pas, notre hôtel est juste à côté de celui où vécut William Burroughs, elle a absolument voulu me prendre en photo devant. J'ai accepté de mauvaise grâce, me persuadant qu'elle me voyait ainsi, peut-être, comme un écrivain. Je suis passé devant hier soir ; un junkie, le garrot dénoué au bras, flageolant sur ses jambes pliées, menaçait de tomber tête la première sur le bitume. Pouvait-on rendre un meilleur hommage à l'auteur du Festin nu ? À chacun ses pèlerins. 

    On a dit de Burroughs qu'il a été de son vivant une rock star pour les rocks stars, nombreux étant les musiciens qui ont cherché à collaborer avec lui ou à lui rendre hommage, parfois avec autant de classe que le junkie que j'ai croisé hier soir. Là aussi la liste est longue : Frank Zappa, Mick Jagger, Jimmy Page, David Bowie, Deborah Harry, Patti Smith, Joe Strummer, Tom Waits, Kurt Cobain… John Frusciante, lui aussi, n'a longtemps juré que par lui, le citant à longueur d'interviews, poussant l'idolâtrie jusqu'à devenir junkie comme lui. À moins qu'il ne se soit identifié au premier guitariste des Red Hot Chili Peppers, Hillel Slovak, mort d'overdose et qu'il a remplacé dans le groupe, à l'âge de dix-huit ans seulement ? Ou à Chet Baker que Flea, bassiste du groupe, connaissait personnellement, apparaissant à ses côtés dans le très beau film de Bruce Weber, Let's get lost ? Ou aux idoles de son enfance et de son adolescence, qu'ont été Hendrix, Bowie, Iggy Pop et Lou Reed ? Sans même parler de Syd Barrett, Brian Jones, Keith Moon, Bon Scott, Sid Vicious… Là encore, la liste est longue et non-exhaustive. Qu'est-ce qui pousse un musicien reconnu à quitter son statut de demi-dieu, ayant le monde à ses pieds, pour celui de loque ruinée, toujours prête à suffoquer d'overdose ou à s'étouffer dans son vomi ? C'est quoi le problème, au juste ? La musique ou le succès ? L'inspiration ou la reconnaissance ? Dans l'addiction, quelle est la part de l'expérimentation et celle de l'identification ? Après tout, les rock stars ne faisaient elles-mêmes que reprendre la voie – ou l'impasse – qu'avaient pris avant elles les jazzmen, tous plus ou moins junkies comme Dexter Gordon, Lester Young, Charlie Parker, John Coltrane, Elvin Jones, Ornette Coleman, et avec eux beaucoup de la beat generation. En ce sens, Burroughs représente à leurs yeux à tous, au royaume des paradis artificiels, Dieu le père. 

    William Burroughs serait-il responsable de l'égarement et de la perdition de générations entières de musiciens, comme Bukowski serait coupable d'avoir précipité des cohortes d'écrivains dans les stérilités et les abrutissements de l'alcool ? Ce serait lui accorder, pour le coup, un pouvoir réellement surhumain. Suffit-il de prendre de la drogue pour connaître les éclairs du génie ? Non à l'évidence, pas plus que la toxicomanie n'est la rançon nécessaire de la gloire. La plupart des junkies ne font pas œuvre et l'on a connu des musicos toxicos, pourtant géniaux, ne pas connaître de succès autre que d'estime, comme Dee Dee Ramone, Johnny Thunders, Richard Hell – autres idoles absolues de John Frusciante –, modèles dont en France seul Daniel Darc, l'ancien chanteur de Taxi Girl, s'est montré digne – et non pas Téléphone ou Trust –, prétendant avoir toujours rêvé d'être un guitariste junkie, échouant dans la première de ses vocations, parvenant à un meilleur résultat pour la seconde. Peut-on revenir des enfers de la drogue, n'y passer qu'une saison, et recouvrer les mystères de la grâce ? Darc comme Frusciante semblent le prouver, le premier venant de sortir un album magnifique intitulé Crève-coeur, le second réussissant l'exploit de sortir au même moment six albums solos en six mois, après avoir rejoint à nouveau les Red Hot Chili Peppers et leur apportant, avec Californication et By the way, leurs plus grands hits. Des retours en grâce, celui de John Frusciante est le plus spectaculaire, pour ne pas dire miraculeux. Il n'y a que pour lui que je me sentirais capable de me faire pèlerin. Fan définitif, je rêve toujours de le rencontrer, je me vois partir pour Los Angeles à cette fin, ou le croisant ici, à l'hôtel de Burroughs auquel il serait descendu, suivant lui-même peut-être, à travers le monde, les pas de son idole.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 15 décembre 2020

À Fès, fais-toi Soufi




        Un homme en blanc, turban sur la tête et barbe en éventail, les yeux ronds et le nez aquilin, s'approche de moi et m'observe sans dire un mot. Je lui souris, il me sourit, je retourne à mes pensées qu'inspire la beauté de l'architecture et de la décoration de la mosquée Qaraouiyyîn, jalousant en secret Assia qui, elle, peut en admirer le cœur. Se posera-t-elle la question de Dieu ? Formulera-t-elle une sorte de prière ? Que pourra-t-elle bien demander ? À moins que le voile et le cantonnement ne produisent sur elle tout l'effet contraire. L'homme s'approche un peu plus et rompt le premier le silence que nous respections. Les motifs que tu admires ont été faits par des artisans religieux, c'est une confrérie très importante ici, dont l'histoire remonte au Moyen-âge, un peu comme les compagnons en France, à la différence près que son pouvoir était considérable ; elle s'occupait de tout, d'éducation, de formation, de sécurité sociale, de police, c'était en quelque sorte le maillage de la société à Fès, sur laquelle tout reposait et dont les membres les plus éminents étaient comparés à des saints. Aucun pouvoir en place ne pouvait tenir sans leur soutien. Je te remercie pour l'historique, mais comment tu as su que j'étais Français ? Oh je t'ai entendu parler tout à l'heure avec ton amie. Tu aimerais entrer, n'est-ce pas ? J'avoue. Fais-toi musulman, sourit-il, soufi de préférence. Tu es toi-même soufi ? Oui, depuis vingt ans maintenant. Comme les derviches-tourneurs ? Il y a plusieurs branches dans le soufisme, le tronc étant l'Islam, mais c'est ça, cela demande une initiation, des rites où la musique et la danse ont leur importance, afin de pouvoir trouver la voie intérieure, débarrassée de l'ego, qui mène à l'amour et à la contemplation de Dieu. Dans le soufisme, Dieu, l'amour et la poésie ne se distinguent pas. Tu vois les motifs de la mosquée ? Il n'y a que la géométrie qui peut exprimer l'inexprimable, à savoir l'infini, l'image étant bien trop limitée. Ses phrases me plongent dans des abîmes de réflexions, par rapport à nos sociétés de représentations et d'idoles. Le divin, l'amour et la création qui ne font qu'un, n'est-ce pas la révélation de Venise, le mantra que je me répète quand je viens à douter de tout ? Le Bien, le Bon et le Beau enfin retrouvés ? Avec la transe, qu'ai-je cherché d'autre en musique ? Je connais un peu le soufisme, depuis la Turquie et la confrérie Mawlawiya, à laquelle appartiennent les fameux derviches-tourneurs, j'ai un peu étudié la chose et j'ai lu Ibn Arabi, ce penseur génial si méconnu de l'Occident, surnommé le fils de Platon et sans lequel Dante n'aurait jamais pu concevoir sa Divine comédie. J'ose la question, tu connais Ibn Arabi ? Mon interlocuteur sourit de plus belle, il ferme les yeux, si je connais Muhyi-d-dîn Ibn 'Arabi ? Le soufisme, c'est lui, c'est notre maître à tous, après Dieu, bien entendu. C'est à Fès, en 1196, que Ibn 'Arabi a eu la révélation du sceau de la sainteté, Mahomet l'ayant réveillé dans la nuit pour lui remettre les gemmes de la sagesse. La sagesse est une pierre unique, seule sa forme qui représente la tradition diffère, selon qu'elle est remise à Abraham, à Jésus ou à Mahomet. Toi, l'as-tu lu ? Un peu. 

    Il voit Assia revenir, retirant le voile qu'une femme lui avait prêté. Sais-tu que Ibn 'Arabi a été initié spirituellement par des femmes ? La meilleure amie de sa mère, Fâtima de Cordoue, et Shams Umm Al-Fuqarâ, de Marchena, qu'il a toujours considérées comme ses mères spirituelles, sans parler de sa propre femme, Maryam bint 'Abdun, qui représentait pour lui l'idéal de la vie spirituelle, et bien sûr la jeune Nizhâm, Harmonie en français, qui fut sa plus grande inspiratrice. Il faut savoir que Ibn Arabi a écrit plus de huit cent quarante livres ; aucun penseur, à la fois métaphysicien, juriste et poète n'a composé une œuvre aussi considérable, pas même en Occident. D'un signe de la tête, il salue poliment Assia, qui n'ose interrompre la conversation, tu connais Le maître d'amour ? C'est traduit en français, mais si tu aimes voyager, comme je le crois, alors tu dois absolument lire Le dévoilement des effets du voyage. Dieu est un océan, il faut choisir le bon bateau. Je vais te raconter une anecdote, ce matin j'étais au cimetière avec mes enfants et mon beau-père pour nous recueillir sur la tombe d'un Saint. À la fin de la prière, j'ai entendu le Saint dire Inch'Allah. Un peu plus tard, j'ai demandé à mes enfants s'ils avaient entendu la réponse du Saint, ils m'ont dit que oui, le beau-père, non. Il sourit, s'incline et repart, levant le doigt, fais des recherches sur internet sur Les Noms Divins, j'ai signé la préface d'un gros livre sur le sujet. Je le regarde s'éloigner et disparaître. J'ai l'impression que le retour d'Assia l'a fait fuir. N'a-t-il pas attendu qu'elle soit entrée dans la mosquée pour venir me parler ? Les soufis accordent pourtant une place centrale à la femme, figure privilégiée de théophanie. Mépris ? Respect infini ? J'ai oublié de lui parler de René Guénon ; j'aurais voulu lui poser des questions sur les Gens du Blâme, cette étrange confrérie soufie dont les membres passent leur vie à essayer de passer pour ce qu'ils ne sont pas, cachant le bien qu'ils font et ne dissimulant rien du mal qu'ils pourraient faire. Chercher à faire le bien tout en voulant passant pour un salaud, n'est-ce pas là un sommet d'humilité ? N'est-ce pas cela, au fond, qu'a cherché toute sa vie Céline ? Se surnommant lui-même le mandarin de l'opprobre ? La trahison, décidément, est une affaire sérieuse. 




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 8 décembre 2020

Les Piétons




        Revoir Philippe ici, en plein Rif, à des milliers de kilomètres de Paris, me fait quelque chose. Pur hasard ? Comment s'en convaincre ? Je crois de plus en plus à la providence ; c'est comme Bertrand sur le pont Charles à Prague, ou Marc sur le Pont Saint-Michel à Paris ; en pleine fête de la musique, on avait réussi à se rentrer dedans, au milieu de dizaines de milliers de personnes ; on se serait donné rendez-vous on ne se serait pas retrouvé ; j'avais perdu tout contact avec lui, c'était juste avant que Nina ne soit virée du groupe et qu'il ne la remplace au chant ; nos retrouvailles c'était une chance sur des millions. Était-elle vraie cette histoire qu'il m'avait racontée à propos de Philippe et qui était censée expliquer son exil à l'étranger ? Une sale affaire, baston ou règlement de comptes on ne savait pas trop, ce qui était sûr c'est qu'un mec était resté sur le carreau, Philippe avait dû se faire oublier pendant quelques temps ; fini de faire l'acteur, de la figuration ou de la pub, du théâtre porno sur Paname, il avait ramassé quelques affaires et s'était envolé pour une destination inconnue. Je me garde bien de lui poser des questions, surtout devant Assia qui s'amuse de l'amitié retrouvée. Avec lui, ce sont des pans entiers d'une vie passée qui réapparaissent, ceux des années Piétons, rue des Lombards, le bar interlope où se retrouvaient les petites frappes, les maquereaux de peu d'envergure, les putes du coin, les entraîneuses des autres bars, les lesbiennes tatouées, les artistes en tout genre, comme Hugo, Yves, Aménophis, Tina, Xaver, Philippe et où je me rendais presque tous les soirs, après les répétitions rue Michel-le-Comte, derrière Beaubourg. C'était avant que le quartier ne soit gagné par le Marais, les homos friqués et les bars à tapas ; j'y buvais une bonne partie de mon argent, laissant des ardoises que je mettais parfois des plombes à rembourser ; je rentrais chez moi à demi-sourd et complètement ivre. Pour les anciens amis comme Pierre, Ben et Patrice que j'emmenais quelquefois dans le bar, ces habitués n'étaient que des ratés, ils n'osaient pas me le dire en face mais je le devinais ; pour moi c'étaient des héros, peut-être les derniers du genre, ils vivaient toujours sur le fil, se mettant sans cesse en danger, souvent à deux doigts de la catastrophe. C'est vrai qu'ils en rataient des choses, ils fuyaient le salariat comme la peste ; ils manquaient des coups de fil, des rendez-vous, des dîners, des concerts, des expos, des spectacles ; c'est difficile de réussir le jour quand on a pris l'habitude de vivre la nuit. Ils vivaient à l'envers de la fausse vie, celle bourgeoise et prévisible qui attendait mes prétendus amis ; que ce soit Pierre ou Patrice, quand je voyais leur peu de passion, la petitesse de leurs sentiments, leur peur du vide, leur trouille de tout perdre, de mourir tout simplement… je trouvais aux amitiés des Piétons davantage de beauté. Je n'étais pas un touriste, j'ai vécu les choses à fond avec ces gars-là. Encore aujourd'hui, je ne me sens pas meilleur qu'eux. J'espère être toujours digne de leur estime. D'une certaine manière, je leur suis resté fidèle jusque dans l'échec. Hugo a sorti un livre, Tina a dansé pour Découflé, Philippe est apparu dans un film ou deux, Xaver a fait des expos… Et moi ? Qu'ai-je réalisé ? Pas un disque de sorti, pas un roman de publié ; ma participation à une revue littéraire ? Un fanzine dont je viens de me faire virer. 

    Quand j'y repense, à ce goût plus que prononcé pour le sabotage systématique de toute forme de réussite… Ça a commencé tôt, déjà au collège, au lycée, renvoyé de tous les bahuts, ensuite les premières piges, les rares places de journaliste, les refus d'écrire certains articles, les dégoûts sélectifs, l'intransigeance butée érigée en valeur suprême, comment aurais-je pu faire carrière ? À bien y réfléchir, les concours, la musique, pas sûr que je n'y aie mis aussi du mien… Il n'y avait pas que les autres qui avaient peur de réussir. La moindre des choses lorsque l'on refuse toutes les valeurs de la société n'est-elle pas d'y échouer du mieux qu'on peut ? De ce côté-là, il faut le reconnaître, j'ai assuré. Nul doute que les anciens amis, avec lesquels je suis fâché, doivent désormais se réjouir de mes échecs présents, qui légitiment a posteriori leurs appels répétés au compromis, la douce invitation au partage de la compromission. Alors, la musique c'est fini ? s'étonne Philippe, plongeant à nouveau le regard au loin, sur Chefchaouen. Il ne faut jamais dire jamais, mais oui, ça semble mort. Dommage, tu savais taper, toi au moins tu cognais. Philippe me rappelle qu'il avait auditionné pour nous, je l'avais oublié, Hugo nous avait lâché avant qu'on ne le vire, étant plus fidèle au zinc du comptoir qu'au liège des studios ; Philippe avait fait la répète la lèvre éclatée, il s'était battu la veille avec des Blacks, il avait chanté avec les points de suture… Ses textes étaient pas mal, je crois me souvenir. Vaguement acteur, vaguement chanteur, vrai bagarreur et authentique baiseur, il sortait avec la plus belle entraîneuse de tout le quartier, une brune d'origine algérienne qui affolait tout le monde. Qu'elle tapine la journée ne rendait pas leur relation facile. Il en était fou amoureux. Elle a disparu un jour, avec un mec plein d'argent sans doute, ça lui a brisé le cœur. Et si c'était ça plutôt, la raison de son brusque départ à l'étranger ? Ça et d'autres ratages accumulés… Pas besoin de tuer un mec pour foutre le camp et vouloir tout recommencer ailleurs.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 1 décembre 2020

Révélation chérifienne




        Hasard ou coïncidence ? La fièvre acheteuse d'Assia est tombée à Chefchaouen. Comme moi, se promener dans les ruelles liquides et colorées de la ville la contente. Effets insoupçonnés du bleu ? Ondes spirituelles ? Les restaurants l'attirent moins ; un sandwich nous suffit, comme ce midi où nous nous délectons d'un sandwich au œufs, aux petits pois et aux crevettes, partageant une bouteille d'eau. Je n'ai pas bu une goutte d'alcool depuis des semaines, je n'ai pas fumé depuis des mois ; il me semble ne jamais avoir été aussi lucide. J'ai eu ce matin ma sœur au téléphone, qui m'a donné des nouvelles rassurantes ; papa s'est remis à manger, s'est-elle réjouie, l'espoir est à nouveau permis. Ici, je suis rempli d'une étrange sérénité. Est-ce que je la porte sur mon visage ? Ai-je l'air extasié ? Ou est-ce le crâne rasé qui me donne un air de pèlerin ? Ou alors une tête de flic ? Personne ne me propose de haschich – c'en est presque vexant –, contrairement aux autres Occidentaux, principalement espagnols, qui se font régulièrement relancer. Comme le rappelle judicieusement le Routard à ses lecteurs, on trouve facilement à Chefchaouen du cannabis sous toutes ses formes, que les Marocains du Rif appelle le kif, ce qui ne fait pas pour autant de la ville une capitale de la défonce, même si de nombreux narco-touristes s'y rendent effectivement durant leurs vacances, comme à Amsterdam : pour y consommer bien plus que les habitants eux-mêmes. Je ne fume pas mais c'est moi qui ris aux éclats quand je vois des jeunes aux yeux rouges, collés aux bancs, avachis près des fontaines, abrutis aux tables ; incapables de lire un menu, une fois qu'ils l'ont déchiffré de choisir un plat, de se souvenir de leur choix quand le serveur vient prendre la commande et de se rappeler de leur commande une fois que le serveur revient avec les assiettes ; le plus grand comique, que je ne manque jamais de signaler à Assia, étant sans doute quand le serveur est aussi défoncé : des écheveaux de quiproquos se tissent alors et ne se défont, entre ahurissements et gloussements, qu'au terme de longues discussions décousues. Le règlement de l'addition est souvent une apothéose du genre, moment où le serveur, sermonné par son patron, perd généralement tout humour. Je me suis revu à Amsterdam, à dix huit ans, courant les coffee shops à la place des musées et des églises, le regard au niveau des canaux, manquant toujours de me faire renverser par un vélo, une voiture ou un tramway, incapable de lever la tête pour parler à un habitant, pour admirer l'architecture ou pour regarder le ciel. 

    Assia le sait, je ne suis pas venu à Chefchaouen pour faire du narco-tourisme, ni même du tourisme tout court. Je tenais absolument à voir la ville sainte, interdite aux chrétiens jusqu'en 1920, où Charles de Foucauld, déguisé en rabbin et au péril de sa vie, fut le premier Occidental à entrer. Un Américain, William Summers – orthographié Saumers par le très scrupuleux Routard –, tentera quelques années plus tard de renouveler l'exploit, avec moins de prudence ou de chance, on l'ignore : démasqué, il mourra empoisonné par ses hôtes. Ce que ne sait pas Assia en revanche, c'est que l'itinéraire que nous avons choisi de faire ensemble suit, en grande partie et à rebours, le parcours que Foucault a accompli à la fin du XIXème siècle comme explorateur – Meknès, Fès, Chefchaouen, Essaouira, Tanger –, dans un pays alors presque entièrement inconnu des Occidentaux et interdit aux Français – soupçonnés, à raison, de vouloir l'envahir –, dans ce Maroc où il a retrouvé la foi et envisagé de se convertir à l'Islam. Charles de Foucauld, le vénérable en passe d'être béatifié, il devrait être déclaré saint par le nouveau pape Benoît XVI d'un jour à l'autre : encore un enfant taciturne, souvent malade, puis jeune homme débauché, qui se perdra dans tous les excès avant de retrouver, dans les déserts d'Afrique, le chemin vers Dieu. Saint Augustin, Saint Antoine, Rimbaud, Charles de Foucauld… Étrangement, c'est à lui que j'ai pensé d'abord, quand Assia et moi avons évoqué le Maghreb comme destination ; Assia rêvait d'Algérie, de désert saharien, de trek en compagnie des Touaregs : j'ai fantasmé l'Assekrem, les hauts plateaux désertiques où Foucauld a fondé son ermitage. La guerre civile en Algérie vient à peine de se terminer, coûtant la vie à plus de cent mille personnes ; malgré les accords de paix, beaucoup de régions demeurent encore dangereuses, à commencer par le Sahara ; nous nous sommes résolus au Maroc. Pour moi c'était logique : avant l'Assekrem il y a le Rif, avant l'engagement érémitique du Sacré-Cœur il y a la révélation chérifienne. Que peut venir faire un Occidental en Afrique ? Que peut bien chercher un chrétien en terre d'Islam ? Les voyages à l'étranger sont autant de voyages intérieurs… Jusqu'où peuvent-ils mener ? Pour Foucauld, le Maroc sera le départ vers la sainteté, la plus grande des aventures humaines. Comme celles de Blaise Cendrars, de Henry de Monfreid ou de Laurence d'Arabie, auteurs surestimés et mythomanes, paraissent en comparaison étroites, répétitives, laborieuses et pour tout dire inutiles.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay