La
catégorie, en philosophie, c'est l'a
priori,
ce qui est avant l'expérience, avant le temps. Les catégories, ce
sont aussi les premiers principes, l'inconditionné : la
métaphysique elle-même.
Pour
Platon, c'est ce qu'aucune expérience ne saurait jamais nous
apprendre, puisqu'il s'agit de ce qui détermine précisément toute
expérience : c'est le Bien en soi, le Juste, ou
encore l'Egalité. Les catégories platoniciennes reposent sur
les essences, immuables et éternelles, même si elles peuvent
admettre le mouvement, le repos, le même et l'autre
(cf. le Ménon, Le
Sophiste.)
C'est
avec Aristote que se détermine, pour la première fois, une
véritable théorie des catégories. Dans l'Organon, « l'être
se dit de multiples façons » et ces multiples façons peuvent
se dire par accident, par essence, selon la qualité,
la quantité, le lieu et le temps,
en puissance et en acte. L'essence continue d'exprimer
l'être, même s'il est reconnu que l'être n'a pas d'essence.
Les
Stoïciens reprennent en partie la théorie de la signification
d'Aristote, mais pour y porter une critique radicale qui retiendra
tout particulièrement notre attention. Pour les Stoïciens, les
catégories du discours n'expriment rien d'essentiel : elles ne
saisissent jamais que des accidents ; il n'y a pas de sujet
« essentiel » et des qualités elles-mêmes
« substantielles » ou « générales ». S'il y
a du sens dans le discours, et un certain accès à l'être qui
empêche l'arbitraire ou l'absurde, c'est que la logique parvient à
saisir des corps, et seulement des corps, avec des attributs
certes, mais qui ne sont que des implications de relations
temporelles. Ainsi les catégories de la logique, du temps et du
lieu, qui chez Aristote réussissaient à exprimer l'être, ne sont
plus pour les Stoïciens que des incorporels qui ne
parviennent jamais à contenir l'être ; ils peuvent certes
atteindre dans un discours propositionnel le vrai ou le faux, mais
pas la vérité elle-même.
Kant,
d'une certaine manière, considère lui-aussi que les catégories ne
disent rien des choses en soi : ce sont des concepts purs
de l'entendement, autrement dit des lois de l'esprit qui s'appliquent
à la connaissance, à la constitution des phénomènes. Dans La
critique de la raison pure, Kant
détaille douze catégories : la quantité (unité,
pluralité, totalité), la qualité (réalité, négation,
limitation), la relation (inhérence et subsistance,
causalité et dépendance, communauté) et la modalité (possibilité
et impossibilité, existence et non-existence, nécessité et
contingence). Il est important de noter que ces catégories ne
s'appliquent pas à la liberté – attestée par la loi morale –
ou alors celles, dynamiques, de relation et de modalité (en
changeant la possibilité d'une causalité en réalité.)
Hegel
s'inscrit en faux évidemment contre ces visions subjectives et
« psychologiques » des catégories. Pourquoi les
catégories de notre connaissance ne révèleraient-elle pas en
même temps les propriétés réelles des choses qu'elles
saisissent ?, demande Hegel dans la Petite
logique. Ce
qui fait la vraie objectivité de la pensée pour lui, c'est que les
pensées ne sont pas simplement nos pensées, mais qu'elles
constituent aussi l'ensoi des
choses et du monde objectif en général. L'objectivité, c'est donc
l'ensoi pensé,
c'est-à-dire tout à la fois la détermination de l'objet et la
connaissance objective. L'absolu, peut être atteint par l'esprit, il
n'est pas séparé de lui. Les catégories de Kant ne sont donc pas
seulement superflues, elles sont pusillanimes et ne permettent aucune
connaissance nouvelle. Hegel a-t-il posé pour autant de nouvelles
catégories ? Ou s'est-il contenté d'en reprendre d'anciennes,
pour en faire un autre usage, comme l'universel et le particulier ?
Qu'en est-il de l'application de ses catégories à l'histoire, tels
le maître et l'esclave, l'homme et la femme, l'état et la famille,
etc. ?
C'est
à ce moment, dans l'opposition entre Kant et Hegel, qu'il s'agira de
poser la première grande question – qui déterminera en grande
partie les autres de notre recherche – à savoir : les
catégories sont-elles en nous ou dans les choses ?
Révèlent-elles quelque chose de la réalité ou seulement une
vision de notre esprit ? La question est-elle seulement
pertinente ? En d'autres termes : de quel point de vue
pouvons-nous nous placer – à la fois au-dessus de la
réalité et au-dessus de l'esprit, ou alors à la
fois dans la réalité et dans l'esprit – pour
pouvoir y répondre ?
Pour
Freud, les catégories sont des schémas phylogénétiques que
l'enfant « apporte » en naissant, et dans lesquels il va
classer par la suite les impressions de la vie, ce sont pour Freud
comme des « précipités » de l'histoire de la
civilisation. Ainsi être et avoir, le sujet et
l'objet, pour prendre les catégories les plus fondamentales de la
pensée humaine, sont le résultat de l'identification au père et du
désir pour la mère : du complexe d'Oedipe. Elles relèvent
donc du domaine de l'inconscient.
Chez
Lacan, les catégories fondamentales du sujet sont celles
de l'Imaginaire, du Symbolique et du Réel, elles découlent
elles-aussi d'un rapport primordial à la chose et au symbole de son
désir. Elles relèvent donc elles-aussi du domaine de l'inconscient.
On retrouve chez Lacan le même souci de Kant de décrire les
conditions de possibilité absolues du sujet et un refus identique de
passer de ces catégories – ou structures – à l'inconditionné,
à l'être-un de la vérité totale, métaphysique ; à la
différence que chez Kant la chose-en-soi demeure à titre d'énigme,
alors que pour Lacan, ce objet primitif comme plénitude du corps
maternel est un mythe.
Merleau-Ponty
pense également, dans sa Phénoménologie
de la perception, que
c'est le corps – avant toute logique et tout discours – qui pose
les catégories, qui lui permettent par la suite d'interpréter la
réalité. Le corps « crée » des entités
antéprédicatives selon sa situation, sa motricité et
ses projets. A vrai dire, ces structures premières du sujet
dans le monde se situe avant même son activité
catégoriale, qui n'est que seconde par rapport à sa manière de se
rapporter au monde, à sa puissance d'exister. Etrangement, nous
retrouvons une nouvelle fois Kant, et les mystères de son
imagination productive (« art
caché », « pouvoir magique »),
qui fournit déjà des unités de significations sensibles, avant
tout usage des règles de l'entendement.
À
ce second moment de notre travail, il conviendra de se demander si
ces catégories, qui prétendent avec Freud, Lacan ou Merleau-Ponty
être à l'origine de la pensée, c'est-à-dire d'être
de la pensée avant la pensée,
sont réellement pensables justement, et de quelle manière. Quels
moyens avons-nous de vérifier leur validité ? leur
efficacité ? leur vérité ? Ne risque-t-on pas, à
chercher des critères de vérification de notre pensée aux limites
d'un métalangage inconscient, de sombrer au mieux dans l'arbitraire,
au pire dans une régression à l'infini ? (Car ce métalangage,
qui expliquerait notre langage, ne devrait-il pas être à son tour
expliqué ?)
Pour
Nietzsche, le schème et la catégorie ne sont que des moyens pour
l'homme de se maintenir dans le devenir et l'afflux universel. A
travers les catégories, tel « l'identité » ou la
« non-contradiction », il fixe un horizon, pose une
perspective et ouvre un champ des possibles. Ainsi les catégories
selon Nietzsche, tels la « fin », « l'être »
ou l' « unité », ne sont que des valeurs ;
elles ne sont pas pour autant relatives car indispensables et vitales
à celui qui les pose, elles ne sont pas nécessaires non plus car
elles ne disent rien du monde en lui-même : l'être humain est
une perspective sensible qui sombre dans l'erreur dès qu'elle se
prend pour la réalité en soi.
Que
la métaphysique occidentale pense par catégories, c'est ce que
dira, à la suite de Nietzsche, Heidegger dans Être
et temps.
Celles-ci énoncent, dénoncent et convoquent l'étant à se montrer
tel qu'il est ; la détermination de la vérité sur l'étant
dans sa totalité – c'est-à-dire la métaphysique – se fait par
catégories. Que ces dernières soient dénoncées en tant que
valeurs, qui plus est relatives ou arbitraires, et le monde perd son
sens. Pour Heidegger, ce ne sont donc pas les catégories qui
définissent le dasein, mais
les existentiaux, autrement dit le rapport à l'être, qui varie
selon les dasein –
propre ou impropre, indifférent, moyen ou anonyme, etc. Les
catégories héritées d'anciennes ontologies ne peuvent rendre
compte de ce qu'est « l'être-au-monde » du dasein,
sa facticité originale, sa spatialité existentiale : ainsi de
« l'être », de la « substance »
(s'expliquant de façon ambiguë l'une l'autre), de « l'étendue »
ou de la « pensée » (comme chez Descartes et chez
Spinoza) qui posent le dasein dans
l'espace et le temps, alors qu'il les constitue littéralement et
qu'il est toujours « hors de lui » dans une extase
temporelle sans cesse recommençante. Conséquemment, Heidegger pose
ses propres « catégories », tels
la disponibilité, l'entendre, la significativité,
mais aussi l'acquis, la visée, la saisie... Toutes
dépendent en dernier lieu du souci, du temps, de
l'être-pour-la-mort.
Peut-on
porter plus loin le renversement de la métaphysique, ou son
dépassement, tel que l'ont fait Nietzsche ou Heidegger ?
L'esprit humain rompt avec l'être, voilà ce que soutient Lévinas
dans Totalité
et infini. L'homme
bouleverse les catégories de la métaphysique, il est appelé, non
pas à être autrement – ce qui est encore de l'être – mais à
« l'autrement qu'être », c'est-à-dire à l'altérité
absolue, à l'Autre, donc à l'inquiétude, au dés-inter-essement,
au don, et ce, en contradiction avec la permanence, la volonté de
persister en soi-même de la métaphysique classique. Cet autre
rapport n'est pas thématisable, il implique par conséquent, lui
aussi, de nouvelles catégories qui renversent les anciennes, tels
la séparation, l'intériorité, le secret ou
la fécondité. L' « unicité » du moi consiste
désormais à rester en dehors des anciennes distinctions, à
commencer par celle du particulier et du général : le refus du
concept est son intériorité et sa vérité. La rupture avec la
totalité détermine ici la présence de l'absolument autre. Avant
le qui, avant
le quoi, avant
la quiddité et l'essence, avant même l'être et
le néant, il y a l'être moral qui renverse toutes les
catégories et qui par là seulement devient un moi, ne
pouvant se dérober à sa responsabilité.
Arrivé
au terme de notre recherche historique, mais ne se limitant pas à
elle – en philosophie moins qu'ailleurs, l'histoire n'a le dernier
mot – il convient de se poser deux questions importantes.
Premièrement, toutes ces catégories ici évoquées sont-elles
communicables ? Peut-on seulement les comparer ? Peut-on
faire réellement dialoguer les philosophes entre eux ? (On se
rappelle que Descartes, à la toute fin de son Discours
de la méthode,
en doutait fortement). Deuxièmement : est-il possible de penser
sans catégorie ? C'est-à-dire en dehors de toute métaphysique,
comme semblent l'appeler de leurs vœux, à la suite d'Heidegger,
tant de penseurs contemporains ? Que serait cette pensée, et
quelle forme d'expression prendrait-elle ? Ne serait-elle pas,
elle-aussi, incommunicable, voire simplement incompréhensible ?
Ainsi, notre recherche, même si elle devra restreindre
considérablement sa partie « historique » (sans doute
devrons-nous nous limiter dans le choix des auteurs convoqués), ne
pourra échapper aux quatre questions qui déterminent son sens :
Les
catégories sont-elles en nous ou dans les choses ? Sont-elles
de simples vues de l'esprit ou révèlent-elles au contraire des
structures intimes du monde ? Est-il vraiment possible de le
déterminer ? De quel point de vue « transcendant » ?
Peut-on
réellement penser ce qui est à l'origine de la pensée,
c'est-à-dire à ce qui est avant tout discours et toute logique,
sans craindre de verser dans l'obscurantisme, l'arbitraire ou la
régression à l'infini ?
Les
catégories de la pensée sont-elles seulement communicables,
comparables ? Les philosophes peuvent-ils, au-delà de leur
système propre, dialoguer entre eux ?
Que
serait une philosophie, alors, qui tenterait de penser en dehors de
toutes catégories ? Serait-ce encore de la philosophie ?
Est-elle communicable ? Compréhensible ? Quelle serait sa
forme ?
« Toute
l’affaire de la philosophie est en effet de bien poser les
problèmes et, du même mouvement, de déposer les faux problèmes
qui empêchent de penser. C’est d’ailleurs là ce qui distingue,
à mon avis, une philosophie d’amateur d’une philosophie digne de
ce nom. J’appelle amateur celui qui choisit entre des solutions
toutes faites, comme on choisit le parti politique où l’on se fera
inscrire. Et j’appelle philosophe celui qui crée la solution,
alors nécessairement unique, du problème qu’il a posé à nouveau
par cela même qu’il a fait un effort pour le résoudre. »
(Fausse)
lettre d'Henry Bergson au jeune Gilles Deleuze
Nous
tenterons, du mieux que nous pourrons, de nous faire le moins amateur
possible dans cette présente recherche.
Projet
de thèse de Frédéric Gournay
déposé en philosophie à la Sorbonne
déposé en philosophie à la Sorbonne
et
accepté par Quentin Meillassoux