mercredi 27 mai 2015

Le mal-aimant - Deuxième extrait


        





        La salle de la Maroquinerie est à peine remplie. Il n’y a pas beaucoup de monde pour voir les Young Gods, c’est pourtant leur premier concert à Paris depuis longtemps ; la salle et l’affluence sont indignes de leur prestance, mais ça fait plaisir de les savoir là, toujours vivants et debout, préparant la sortie d’un nouvel album, après tant d’années. Marc m’a téléphoné hier soir pour me demander si ça me disait d’y aller, quelle question, à l’époque de L’eau rouge, c’était le seul groupe qui jouait avec des machines que je m’autorisais à écouter, un des seuls groupes aussi, avec le Noir Désir du Veuillez rendre l’âme, qui nous ait donné à Marc et moi l’envie de nous y mettre, de croire que quelque chose était possible en rock de ce côté-ci, et pas seulement en anglais. Si Marc m’a posé la question, c’est qu’il tenait à me prévenir que je risquais de croiser des personnes avec qui je n’étais pas resté en très bons termes, comme notre ancien manager, Alain, par lequel il avait eu les places, comme Sacha, l'ancien guitariste de la grande époque de Sugar, et d’autres personnes de la bande que lui continuait à fréquenter régulièrement et avec lesquelles j’avais coupé les ponts. Ces mecs-là nous avaient laissés tomber au moment crucial, ils avaient fui dans les responsabilités du boulot, du couple, de la famille, ils avaient renié leurs idéaux de jeunesse, leur révolte, leur propre talent et le nôtre, je ne voyais pas pourquoi j’aurais dû continuer à faire la fête avec eux, maintenant qu’ils s'étaient rangés et qu’ils prenaient à la dérision aux soirées les velléités artistiques de leurs anciens amis. Je lui ai répondu qu’après tout je m’en foutais, il faut croire que l’envie de voir les Young Gods l’a emporté sur le ressentiment, ou que j’ai pensé qu’il y avait peut-être prescription. Marc est venu avec Valérie, ce qui m’arrange, ça m’évitera de me retrouver seul en cas de regroupement adverse, et puis la revoir et discuter avec elle est toujours un plaisir. On croise quelques personnalités de la scène française qui ont tenu à faire le déplacement, les fidèles parmi les fidèles, comme le chanteur aux yeux bleu de Lofofora, le guitariste surexcité de Noir Désir... L’heure passant, la salle se remplit, sans être bondée, les vides se comblent, ce qui nous remonte le moral pour eux. Combien de groupes chéris et admirés avons-nous vus Marc et moi en concert, s’évertuant devant des salles à moitié remplies ? que ce soient Diabologum, Chokebore ou Cat Power, de quoi vous démoraliser à jamais de continuer à faire de la musique. Marc arbore un sourire de bandit retrouvant de vieux complices, Alain, Sacha et Yves fendent le public pour venir vers nous. Ils ne m’ont pas encore reconnu, je mets à profit ces quelques secondes pour les observer, ils n’ont pas l’air d’avoir beaucoup changé, la seule question qui me vient à l’esprit est comment allons-nous nous saluer, serrement de main ou embrassade, comme autrefois ? Je m’étais toujours juré, si je les revoyais, de ne leur tendre qu'une main distante au lieu de la joue. Ils embrassent Marc, puis Valérie, me reconnaissent enfin, Fred, c’est pas vrai, putain t’as changé, la bise vient spontanément, Marc, goguenard, savoure l’instant. Alors, qu’est-ce que tu deviens ? il paraît que t’es journaliste maintenant, des piges, à droite à gauche, pour le Net, Alain qui connaît bien le métier devine que je n’en vis pas, les questions d’argent l’ont toujours beaucoup intéressé, Internet ça mène partout et nulle part, n’est-ce pas, le truc c’est de trouver le bon concept, c’est sûr, Sacha témoigne d’une joie plus spontanée, alors tu continues avec Marc, quand est-ce qu’on vous voit en concert ? faut qu’on enregistre d’abord. Je ne lui dis pas qu’on a déjà joué mais que j’ai exigé à chaque fois de Marc qu’ils ne soient pas invités, je ne leur demande pas non plus ce qu’ils deviennent, Marc sans que je ne l’interroge spécialement à leur sujet m’a toujours tenu au courant ; je sais qu'Alain est désormais directeur de pub dans la presse musicale spécialisée, il n’écrit plus d’articles, il s’occupe de l’espace publicitaire qu’il vend au plus offrant, c’est ce qui rapporte ; Sacha après une formation est devenu informaticien, il traduit des langages codés à longueur de journée, il ne touche plus sa guitare et roule en new-beatle. Je revois Yves avec plus de plaisir, il n’a jamais fait parti du groupe, je n’ai rien à lui reprocher, si ce n’est d’avoir choisi le mauvais camp ; il a fait pas mal de photos de nous, souvent les plus réussies qu’il nous ait été données de voir, il bosse maintenant pour quelques magazines comme photographe professionnel grâce à Alain. Il est clair que si j’avais voulu réussir dans le journalisme, j’aurais mieux fait de rester bon pote avec notre ancien manager, étant donné son sens du contact et ses innombrables relations dans le milieu ; au lieu de ça, j’ai préféré ne plus lui adresser la parole et lui coller derrière le dos une réputation de lâcheur et de mythomane. 
    
    Les lumières s’éteignent, les Youngs Gods investissent la scène, une clameur minoritaire mais fervente les accueille, sitôt le premier morceau balancé, hypnotique et agressif, les premiers rangs s’agitent, un pogo s’initie et gagne la fosse. Je renvoie sans ménagements les agités envoyés dans ma direction, Marc devant moi reste impassible, il balance mécaniquement des grands coups de poings à droite et à gauche, le vide se fait autour de lui ; mes voisines ahuries le désignent du doigt, non mais t’as vu ce fou ? un mec qui a dû s’en prendre une bonne vient le voir, il doit lui demander ce qui lui prend, je n’entends pas mais j’imagine que Marc doit lui répondre un truc dans le genre, ben t’as voulu des coups t’en as eu, j’éclate de rire, je reste à proximité, on ne sait jamais ; autour de nous, Alain, Sacha et Yves ont disparu. Les Youngs Gods ignorent la petite baston qui vient de se dérouler sous leurs yeux, ils enfoncent le clou, envoient des morceaux de plus en plus puissants, question fréquences ils se sont mis au goût du jour, les basses sont assourdissantes, les suraigus stridents, leur nouveau batteur martèle sans faillir par-dessus les boucles, sans casque ni clic, ce qui est un petit exploit, dommage qu’il ressemble avec le tee-shirt sans manches, les muscles saillants et la coupe frisée de caniche royal à un batteur de heavy-metal. La voix rauque et menaçante de Franz Trichler ajoute à l’excitation inquiète de la salle, l’atmosphère demeure tendue, les regards ne se décrochent de la scène que pour se toiser, jaugeant dans la fosse de l’allié ou de l’adversaire ; les têtes se secouent en acquiescement viril ou en dénégation brutale, les figurent prennent des grimaces de jouisseurs agressifs, des rictus obscènes d’acteurs pornos. Ça joue des coudes, des poings et des pieds pour défendre son territoire, on dirait des singes mimant la bagarre, des primitifs en rituel tribal ou des guerriers s’excitant entre eux au combat. Plus la musique se fait violente et plus le spectacle de cette puissance fantasmée me met mal à l’aise, est-ce parce que je n’ai pas bu ni fumé ? Je le trouve d’un coup ridicule et pathétique. Toujours la même comédie, après une semaine à s’abrutir au travail, le week-end venu on se défonce, on se déchaîne et on se révolte en représentations ; dans une salle obscure à la chaleur étouffante, on fait semblant, on joue les brutes et les fous, jusqu’à ce que la lumière blanche ramène tout le monde à la civilisation. Une grande folle qui n’arrête pas de crier derrière moi en me poussant m’exaspère tout particulièrement, je me retourne pour régler ça, c’est Tessot-Gay, le guitariste de Noir Désir que j’ai vu tout à l’heure faire des allers-retours aux toilettes, a-t-il abusé de la coke ? il hurle de plus belle, saute en l’air et tape dans ses mains comme une groupie, j'en reste désarmé. Le set terminé et la lumière revenue, ce que j’avais prévu se passe, autour de moi je ne vois que des visages dociles, presque honteux de leur comportement de l’instant, un simple regard appuyé ou un coup d’épaule suffit à leur faire baisser les yeux ou à leur soutirer un pardon inaudible, tout le monde regagne gentiment la sortie. Que remporteront-ils chez eux, au travail ou en famille, de ce moment déchaîné passé ici ? un peu plus de honte, un peu plus de rage rentrée, de ressentiment ? qu’est-ce que ça aura changé, au fond, dans leur vie ? Je reste seul un instant avec ces pensées, je regarde la salle se vider, Valérie vient me voir, alors, t’as vu ce batteur ? pas mal hein, ouais, un jeu un peu ringard, non mais t’as entendu la technique, trop années quatre-vingt à mon goût, et puis la coupe de cheveux, oui ça c’est sûr faut pas le regarder. 

    Alain, Sacha et Marc se tiennent au fond de la salle, discutent avec deux filles de dos, je me sens un peu obligé de les rejoindre, ne serait-ce que pour remercier Alain de l'invitation, et puis je crois qu’au fond de moi revoir ces mecs m’a fait plaisir, même si j’ai du mal à me l’avouer. Je tape sur l’épaule d'Alain, merci pour l’invite, la musique c’était vraiment bien, j’entends une voix féminine derrière moi, Fred, c’est toi ? c’est pas vrai ! c’est toi ? je me retourne, c’est Nina, estomaquée et éclatant de rire, c’est toi je n’y crois pas ! Elle a du mal à me reconnaître, moi aussi je mets quelques secondes à la remettre, elle est avec sa sœur Hanna, l'hésitation est des deux côtés, on finit par s'embrasser, combien de temps qu’on ne s’était pas vu Nina et moi ? Depuis l’épisode Sugar, où elle chantait dans le groupe, peut-être la meilleure période, avant qu’on ne sorte ensemble et que ça ne foute la merde, un classique des clichés du rock qu’on n’avait pas su éviter, comme l’alcool, la drogue, les histoires de points avant la signature des contrats et d’autres choses aussi peu glorieuses. J’étais avec Estelle à l’époque, et bien que notre histoire fût déclinante, je n’avais pas eu le courage de la quitter pour elle, et j’avais été de ceux, pour tenter de sauver un couple sans avenir, un des premiers en fait, à être pour son exclusion parce qu'au bout de six mois elle ne savait toujours pas chanter autrement qu'en anglais ; Marc, à la suggestion de Sacha, l'avait remplacée. On ne trouve pas grand-chose à se dire, on en reste à des platitudes, sur la musique, les personnes qu’on revoit ou pas. J’apostrophe Marc pour échapper à l’embarras, son nettoyage par le vide au début du concert m’a bien fait rire, il s’esclaffe, l’avait déjà oublié. Nina et sa sœur ne restent pas, elles disparaissent sans qu’on se dise au revoir, Nina n’a jamais porté Marc dans son cœur, il reste le mec qui a pris sa place, et elle doit avoir gardé à mon égard de nombreux griefs, bien légitimes ; quant à Hanna, il y avait bien failli avoir quelque chose entre nous, on avait été à deux doigts, enfin surtout elle, de commettre l’irréparable, c’était quand même l’amour de Sacha à ce moment-là, et la sœur de la fille avec laquelle le batteur trompait sa copine et dont le guitariste était secrètement amoureux. 

    Revoir Nina à peine cinq minutes, le temps de la plus grande confusion, fait ressurgir en moi ce que j’avais péniblement réussi à oublier depuis le début du concert, à savoir le coup de fil de Béatrice d’il y a trois jours, alors qu’on avait convenu de ne plus avoir de contact d’aucune sorte pour éviter la peine, qui m’annonçait qu’elle était enceinte. Nina m’avait fait le même coup après une baise sans capote, à croire que rien ne sert jamais de leçon. Je n’ai jamais su si ç’avait été vrai cette histoire de grossesse, ce n’était pas la première fois que j’avais à subir ce genre de scène, voilà ce que c’est que de faire l’amour sans se protéger, on finit par avoir plus peur d’avoir un enfant que d’attraper le sida. L’annonce de Béatrice m’a laissé moins de doute, pour ainsi dire aucun, j’ai senti que ce n’était pas un truc pour essayer de me récupérer ou pour me faire payer mon inconséquence, la souffrance semblait trop grande. Ben m’a appelé juste après pour me dire que Béatrice ça n’allait pas, il était au courant, pas par elle mais par sa copine psy qu’il avait croisée à Saint-Lazare et qui le lui avait dit. Quand elle m’a avoué qu’elle avait joué avec l’idée de le garder, rien que pour elle, je me suis payé l’une de mes plus grosses frayeurs de ma vie, rarement je ne me suis senti aussi démuni et à la merci de la volonté de quelqu’un d’autre, mais elle n’allait pas le faire, par respect pour moi et pour le… Le mot n’a pas été prononcé, on en a parlé comme d’une chose, à la place il y a eu les mots clinique, pilule abortive, dérèglements hormonaux, curetage, je n’ai pas su quoi dire, que c’était sans doute la meilleure solution, j’ai pris mille précautions pour ne pas apparaître comme celui qui insiste pour qu’elle ne le garde pas, j’avais trop peur de provoquer la réaction contraire, je voulais aussi qu’elle assume seule ses actes, même si j’ai fait croire que j’étais là si elle avait besoin. Passée la compassion, réelle, des premiers instants, je lui en ai terriblement voulu, de m’imposer ça encore, son amour, sa douleur, ce délire qu’elle s’est fait sur nous, sur une histoire à laquelle je n’ai jamais cru, sur laquelle j’ai toujours été clair et qui pour moi était finie. 

    Depuis le coup de téléphone, je vis dans l’angoisse qu’elle change d’avis, ou par manque de place dans les hôpitaux hollandais qu’elle dépasse le délai légal. Alain propose d’aller prendre un verre au bar de la Maroquinerie, j’évoque une chronique à terminer pour demain matin, Sacha et Marc me forcent la main, allez juste un demi, fais pas chier, ils m’entourent et me prennent par les bras, je maugrée, je n’ai pas envie de boire des coups avec eux, de sortir et de faire la fête, le tour des bars et des boites, à essayer de revivre en moins bien ce qu’on a déjà vécu. C’est fini entre nous, le meilleur est derrière, il serait temps qu’ils l’acceptent à leur tour, c’est comme de se dire après une relation on reste amis, on a tous passé l’âge de ces boniments, même si je mesure ce soir à quel point j’ai pu aimer ces mecs, et cette fille. Je vide mon verre et file, Marc prend une mine navrée, à demain pour la répète ? ouais si les oreilles ne sifflent pas trop. Sur le trottoir, je repense à Nina, au fait que je n’ai pas réussi à la reconnaître tout de suite, et elle non plus, son visage avait changé, Ben hier m’a redit que Béatrice était vraiment mal, mal comment, à quel point ? Comme Nina qui parlait après notre séparation de se foutre en l’air, de se jeter par la fenêtre ou sous une voiture ? Le visage triste et souriant de Sarah me revient. J’ai déjà un fantôme qui me hante, je ne sais pas si je pourrais supporter d'avoir une autre mort sur la conscience.




Extrait du Mal-aimant, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible

mercredi 20 mai 2015

Croâ!






        Il l’entendait mais ne le voyait pas, il inclina la tête, ses coudes ancrés sur le matelas et cru enfin le deviner parmi le gris du ciel et des immeubles. Un rayon de soleil gicla sur les façades, il l’aperçut : le corbeau criait encore. Il se leva, s’habilla à toute allure et se prépara du café pour immerger ses derniers rêves puis se ravisa, il prit sa veste et il sortit.
C’est drôle comme les villes vous mettent à portée de la main tous les dangers possibles. L’armurier n’était qu’à deux cents mètres de chez lui. Il se renseigna précipitamment sur le matériel adéquat puis opta finalement pour une bonne vieille vingt-deux long Rifle d’occasion, acheta des balles, rentra chez lui. Une arme de point l’aurait davantage séduit mais ni la banlieue ni ses magouilles ne l’attiraient. Le soleil était toujours sur les façades ronronnantes, l’eau exultait à gros bouillons dans la casserole, il se posta à la fenêtre et attendit. Le corbeau vint se poser à cinquante mètres, juste en face de son appartement, auprès des cheminées. Il l’ajusta, tira. Une balle avait suffi. Il le décapita. Il en fut lui-même fort étonné, il ignorait la justesse de son tir et songea que le destin avait accompli un fameux tour de manivelle. Il avala une gorgée de café, s’alluma une cigarette, se regarda dans le miroir et comme il ne put en tirer aucune conclusion valable, il se recoucha. Il ne pouvait plus dormir. Le corbeau lui avait encore gâché sa journée.

    Quand elle arriva, elle remarqua tout de suite le fusil posé contre le mur, près des rideaux marqués de nicotine.
« Qu’est-ce que c’est que ça ?
- Je l’ai tué.
- Comment ça tu l’as tué ?
- Le corbeau, j’ai fini par le descendre.
- T’es pas un peu zinzin ?
- Il m’empêchait de dormir.
- Tu es capable de tuer de sang-froid toi ?
- Je te le répète, il commençait sérieusement à me mener la vie dure.
- De quel droit tu l’as tué ? C’est un animal, un être vivant.
- Ses croassements m’étaient devenus insupportables.
- Et les tiens de croassements…
- C’est un animal noir et lugubre.
- Franchement je ne pensais pas ça de toi. Tu es cruel.
- Je te dis qu’il me réveillait tous les matins, de l’aube jusqu’à dix heures. Il venait se foutre de ma gueule ce con-là, avec ponctualité, je n’ai fait que lui clouer le bec, je suis sûr que tout le voisinage en sera satisfait.
- Pauvre con !
- Pardon ?
- Tu n’es qu’un lâche.
- Tu te crois supérieure peut-être ? Parce que t’as un boulot qui te permet de frimer avec le peu de pognon qu’on veut bien te laisser. Mais il suffit que je crame une corneille pour que tu t’offusques.
- C’est monstrueux !
- Pas de morale, petite sainte, tu ne cherches qu’à me descendre, moi au moins je suis radical.
- T’es vraiment un pauvre con ! »
Il se dirigea vers la carabine, la mit en joue, la pointe du canon visait Carla, elle eut un sourire crispé.
« Mets-toi à genoux !
- Tu plaisantes ?
- A genoux ! »
Carla avait l’habitude que Thomas se mette à jouer les durs, elle se prenait parfois au jeu et feignait d’être dominée, ça leur faisait du bien à tous les deux. Thomas arborait alors un masque de tueur, comme dans les films. Il jouait encore la comédie, pensa-t-elle, il avait encore dû se gaver de ces polars américains à la noix qui font fureur à la télévision. Cependant, elle n’acquiesça pas, mais continua de le toiser.
« Mets-toi à genoux et suce-moi : »
Carla plaça sa main sur le sexe de Thomas.
« Mais je vois que ça fait bander monsieur ! »
Il la pris par la nuque et rabaissa sa tête.
« Je compte jusqu’à trois… un… deux… »
Carla s’agenouilla, dégrafa les boutons de la braguette de Thomas.
« Oh, le beau pistolet !
- Vas-y ! »
Elle fit glisser sa langue le long de son sexe, le suçota quelques secondes puis le mordilla. « Aïe ! » Il lui asséna un léger coup de crosse sur le sommet de son crâne.
« T’es pas un peu marteau ?
- Je t’ai pas dit de me mordre.
- Tu m’as fait mal. Connard !
- Suce !
- Cow-boy de mes deux ! »
Elle s’était relevée énergiquement.
« Si tu recommences, je te tue, cria-t-elle.
- Je vais pas me laisser gâcher la vie par un corbeau le matin et par ma femme le soir.
- T’es fier de toi ? Pauvre débile ! »
Il la remit en joue.
« Arrête ce jeu où je m’en vais.
- A genoux ! »
Elle ramassa son sac à main, prit la porte et dévala les escaliers. Il se posta à la fenêtre avec son fusil. Elle traversait la rue, il la visa à nouveau.
« Poum ! » marmonna-t-il.
Il reposa le fusil, c’était devenu très vite un bon pote cet engin. Il alla s’asseoir sur son lit et plongea dans une profonde méditation où le sentiment de sa force intrinsèque rivalisait avec le mépris et l’horreur que lui inspirait ce monde croassant.

    Sa méditation ne le calmait pas. Il décida de rappeler Carla, il ne supportait pas l’idée qu’elle puisse s’en aller ainsi. Carla était une femme indépendante, vive, qui ne se laissait marcher sur les pieds qu’à condition qu’elle le désire elle-même. Il pensait que ce serait dur de la décider à revenir, mais elle accepta rapidement.
« Tu vas garder ce joujou longtemps ?
- Aussi longtemps qu’il y aura des corbeaux dans ce monde.
- Tu ne peux pas t’empêcher de faire des phrases.
- Tu ne peux pas m’empêcher d’être clairvoyant, c’est bien pour ça que tu es avec moi, non ? »
Elle préféra ne rien répondre. Elle savait parfaitement l’agacer mais ça ne l’amusait plus en cet instant précis de le titiller. En quelque sorte, il avait raison, il existait un échange entre eux. La pertinence de Thomas rassurait Carla qui, malgré une bien plus grande à gérer sa vie, se sentait parfois comme égarée, elle avait besoin de lui et de ses monologues inefficaces mais justes, de sa connerie aussi et de ses idées farfelues.
« Tu veux bien me sucer maintenant ?
- C’est pour ça que tu m’as rappelée ?
- Je n’ai plus de fusil dans les mains.
- Non, mais moi j’ai toujours une bosse sur le crâne, touche. »
Il passa sa main dans ses cheveux, constata l’hématome, s’excuse et l’embrassa. Elle le repoussa un peu, elle n’avait pas envie d’être embrassée. Il s’énerva de nouveau.
« Il faut une putain d’arme pour se faire comprendre !
- Qu’est-ce qui t’arrive, c’est pas vrai ce que tu dis là.
- Tu comprends rien du tout Carla, tu ne comprends pas ma douleur.
- Cesse de focaliser sur moi.
- Tu ne saisis toujours pas.
- Remue-toi les fesses ça ira mieux !
- Tu n’es qu’une grosse corneille bien noire.
-Tu ne vas pas me réserver le même sort, j’espère.
- Parfois je me le demande, je me demande si je serais pas capable de te tuer.
- Et pourquoi ça, s’il te plaît ?
- Tu ne me donnes rien, il faut toujours que je prenne, que je vole, je me demande si t’aurais pas un autre mec.
- Nous voilà en plein narcissisme, ce que tu peux être commun !
- C’est pas tout le monde qui est capable d’abattre ce qui le dérange.
- T’es fier de toi ?
- Je ne me laisse pas faire.
- Ça ne prouve rien.
- Suce moi.
- Tu vas pas recommencer.
- Prouve-moi que t’as pas un autre mec.
- J’ai pas envie.
- Avoue tout de même que je baise bien.
- Tu vois, le sexe, c’est comme le patinage, disons qu’en programme imposé t’es plutôt fort, c’est en figure artistique que c’est moins bon, tu manques d’imagination !
- Ouais, ben, toi, les imposés, tu les fais même pas ! »
Elle alluma la télévision et se mit au lit. Elle s’endormit rapidement. Quant à lui, il fumait cigarette sur cigarette, il alla chercher son copain le fusil et le posa près du lit. Il la toucha, mit ses doigts dans son sexe, elle ronchonna et se retourna.
« Suce-moi.
- Non ! »
Il prit le fusil, la mit en joue.
« Je compte jusqu’à trois… » Elle se retourna de nouveau.
« …Un…Deux… » Elle ne bronchait pas.
« …Trois. » Il reposa le fusil et tâcha de s’endormir.

    A cinq heures du matin, il se remit à la toucher. Il bandait tellement maintenant qu’il ne put s’empêcher de la solliciter et de descendre jusqu’à son sexe, de le manger en y mettant les doigts. Elle le repoussa de nouveau. Il décida de la prendre, introduisit son sexe. Elle se réveilla pour de bon, comprima son bas ventre, serra les cuisses puis le fit évacuer rapidement de sa position. Elle s’énerva et le repoussa avec dégoût. Comme il eut envie de se rapprocher, elle le poussa encore et ralluma la lampe de chevet. Il marmonnait qu’il désirait réellement la baiser. Elle fit volte-face et se saisit du fusil posé à terre, se recula contre le mur et le tint en joue à son tour.
« Dégage ! Cria-t-elle.
- Chérie, tu ne tuerais pas une corneille… »
- Il s’approcha pour l’embrasser, le coup partit, érafla sa poitrine. Il gisait sur le lit, son sexe rapetissait, il n’était plus question de baiser. Il pensa à Van Gogh, le coup dans la poitrine, les corbeaux du dernier tableau, c’était un romantique. Du sang giclait sur la couette, il eut un sourire puis crispa son visage. Carla était pétrifiée. Elle le saisit par les tempes, l’embrassa sur le front. La nuit continuait de s’étaler comme une pâte à tartiner, une pâte d’un noir corbeau qui dégoulinait dans les rues avec de gros grumeaux dans les gamelles qu’éclairaient parfois le bleu des flics ou le rouge des pompiers. Elle criait qu’elle l’aimait, elle débordait d’amour. Il répondit par ces deux mots :
« Suce-moi ! »





Extrait de Encore à l'Ouest, recueil de nouvelles d'Hervé Quideau 
paru aux éditions De La Chair



mercredi 13 mai 2015

Quand j'étais couché sur la femme à barbe







       Joëlle Mathey, mais oui, c’est elle, bordel, la mémoire, quel panard, Marcel donc plutôt que Louis-Ferdinand. Faut que je vous dise, y a les Lab, c’est en parallèle, un journal intime, peu de chose pour le moment, une dizaine de pages tapées et remises en page pour L’irrémissible de Fred Gournay, des pages nettoyées, aérées, lissées et rendues par cela même plus fraîches, visibles et lisibles à nouveau et avec Joëlle, un souvenir écran, je m’exhibe et elle, comme au poker, elle suit, elle habitait sous gare à Lausanne mais elle était déjà venue à Vuillemin, c’est elle qui là-bas m’avait fait cette réputation d’enfer que j’y trainais à la fin et qui a amené Sarah vers moi car c’est elle, entre autres, mais elle, elle avait un ratio plus élevé car c’était elle le « n’importe qui » qu’on retrouvait dans la phrase : Tenret couche avec n’importe qui et avec n’importe quoi. Et oui, pour les autres filles, elle était à la fois n’importe qui et n’importe quoi.
    Antoinette avait dit à Sarah : Tenret habite juste à côté. C’est incroyable les forts besoins sexuels qu’il a. Il ramène sans arrêt des filles différentes chez lui. Je te jure, il n’hésite pas à coucher avec n’importe qui.
   Ce qui n’était en rien mon propre sentiment. Je veux bien vous accorder que je ne recherchais pas principalement la difficulté, les obstacles insurmontables, l’amour unique mais toutes ces filles avaient droit à ma reconnaissance et à un don, essentiellement physique, de tout ce que j’étais. C’est sûr que je ne recherchais pas la difficulté pour la difficulté, je ne suis pas un putain de petit-bourgeois, je n’ai pas besoin de me ressourcer, comme ils disent, de me faire peur. La peur, je connais, je vis dedans 24 heures sur 24, la peur de manquer. Si ça marchait, je n’allais pas cracher dans la soupe. Ou même sur la demoiselle elle-même, à moins évidemment qu’elle ne me le demande…
    Joëlle était instit, elle donnait dans le genre ONG : Tu comprends, il m’a dit et pourquoi faut toujours que cela tombe sur moi, il était devant Beaubourg et il m’a dit qu’il ne trouvait personne avec qui coucher parce qu’il était arabe et donc j’y suis allée.
    Et pourquoi je pense à la rue Sainte-Croix de la Bretonnerie, à Loïc et à l’Oiseau, ô non, elle n’a pas quand même elle aussi couché avec Loïc ! ?
    Elle était dans la bande des quatre avec Carole, Antoinette et mon autre voisine, celle qui a été serveuse ensuite au bar à cafés à côté des arcades. Tout va-t-il ainsi reprendre forme ? Et surtout que ça, c’est déjà fait en mieux et moi, moi, moi, que me reste-t-il ? Des jours à tirer ? Des nuits de douleur ? Un sommeil déstructuré comme ils disent ? Et pour le reste, c’est simple en fait, le parcourt, c’est Bruxelles, Noëlle, oui, elle était ma maison, Lausanne, Paris et y a eu des relais, Joëlle, par exemple, ou Françoise, des relais entre Lausanne et Paris car je n’ai pas réussi à m’arracher de là-bas comme je l’avais fait avec Bruxelles, partir sans me retourner, mourir pour renaître.
    Joëlle avait une légère moustache, des poils sur les joues, un pubis velu, des poils partout – j’adorais ça. La blonde nordique, les vieux bébés imberbes, non merci et puis, c’est l’âme qui compte, non ? Et là, je me regarde à nouveau écrire et ce n’est pas ce qu’il faut faire, je me fais plaisir et ça ne se fait pas, faut souffrir, souffrir et souffrir encore. Creuser dans sa tristesse, ouvrir des mines de cafard, chanter le blues, gémir, donner dans l’inflation victimaire, moi plus que toi non moi, moi mal, mal, aïe, aïe, et l’enfance, et la retraite, et la guerre, et les batailles, et mourir, et rire à nouveau… On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille, on choisit pas ses sentiments, je suis résilient, ça va pour moi, et Joëlle se donnait à moi et moi, je me refusais, un peu ça allait mais j’étais farouche, je grognais et je buvais et je ronflais. Résilience !
    Mais dix ans quand même pour y arriver, et dix ans ce n’est pas rien, un vrai projet, 10 ans entre Bruges, quand j’étais chez Roland Brat et Lausanne, des études à l’université, un Bac passé comme candidat libre et obtenu, 10 ans et une tension de tous les instants. Pour y arriver, j’ai dû entièrement me refaire, cesser de lever un bras au-dessus de ma tête lorsqu’une main s’avançait vers moi, créer de toutes pièces un autre Tenret, et encore un autre Tenret, connaître la terreur, traverser une longue phase ascétique, vivre à la campagne, loin des villes, me coucher à 21h30 tous les soirs, ne fréquenter que ce que les Suisses appellent un « bar à cafés », aller de temps en temps à l’usine, travailler dans une menuiserie ou comme aide-jardinier, me taire, raser les murs, trembler, avoir tellement peur d’être démasqué, faire la plonge dans un hôtel-restaurant trois étoiles pendant que Noëlle partait seule en vacances.

    Et son histoire d’aveugle, à Joëlle, j’aurais tant aimé qu’elle me la raconte.


                                                                                   Yves Tenret


mercredi 6 mai 2015

Le mal-aimant - Extrait



        Alors mon salaud ? je veux que tu me dises tout, tu m’entends, tout, je veux que tu m’épargnes aucun détail, tu peux rien cacher à ton vieux Ben, tu sais qu’ici tout le monde est au courant ? Ouais je t’appelle du boulot, raconte, mais raconte, attends il faut que je me pince la bite, j’ai un afflux sanguin, vas-y, j’écoute, non, j’te crois pas, putain c’est pas vrai, ça commence comme du Max Pécas et ça finit comme du Rohmer, nan j’ai jamais vu de film de Rohmer, faut absolument qu’on se voit, t’es rentré quand ? t’aurais pu m’appeler avant, enfoiré, ouais ça va, en bouclage, déjà la pression, c’est mon père qui va pas très bien, les nouvelles ne sont pas bonnes, c’est pour ma mère aussi que c’est dur, oui je leur dirai, c'est gentil, j’t’ai dit que je repartais en Nouvelle-Zélande ? pas longtemps, quinze jours, putain j’suis amoureux grave, elle est trop mignonne cette petite, après c’est elle qui vient normalement, j’t’ai pas raconté pour Alex ? Parti une semaine en Californie pour le catalogue de la boite, rencontré là-bas une top-modèle, tombés fous amoureux l’un de l’autre, un plan cul de folie, il ne parle pas un mot d’anglais, elle ne parle pas un mot de français, ils s’appellent, ils restent des heures au téléphone, qu’est-ce qu’ils peuvent bien se dire ? C’est tout lui ça, sacré Alex, et toi mon Frédo, qu’est-ce que tu vas faire cette année ? T’as commencé tes chroniques ? Tu sais que je commence à me faire des relations ici, faut que je te présente le chef de rubrique, un mec excellent, la musique avec Marc ça marche ? à la Guinguette-Pirate, c’est bien cet endroit ? un nouveau guitariste ? je viendrai vous voir, promis, tes parents ? le café ? c’est sûr ils divorcent ? c’est dingue, après toutes ces années, faut vraiment qu’on se voit, j’ai touché une beuh mortelle, et de la coke tu m’en diras des nouvelles, eh ouais, c’est ça le milieu de la mode, le show-bizzz, Pierrot m’a raconté depuis qu’il bossait il s’était mis dans le nez l’équivalent du dernier coupé Mercedes, il aurait pu se le payer, cet idiot, l’autre jour avec sa stagiaire la capote qu’a lâchée il m’a trop fait rire, ouais il a aussi remis ça avec son ex, Jeanne, il a déconné, c’est elle qu’a l’appartement maintenant, un jour elle va lui annoncer qu’elle est enceinte, il sera pas dans la merde, mon Frère ? Oh Éric tu sais c’est Éric, toujours dans les produits surgelés, peut-être une promotion, il sort avec sa prof de tai-chi, mais elle a déjà un mec je crois, et toi Estelle tu la revois ? faudrait peut-être passer à autre chose, l’oublier, une nouvelle voisine ? mignonne  ? dis donc toi, tu veux pas te calmer avec tes voisines ? tu vas finir par foutre la merde dans ton immeuble.
Extrait du Mal-aimant, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible