Notre
oncle missionnaire, pour mon frère, ma sœur comme pour moi, c'est
un peu l'oncle d'Amérique, version Côte d'Ivoire, la fortune en
moins ; c'est le seul de la famille qui a fait des études
– sept ans à étudier le latin, le grec, la philosophie, la
théologie, la liturgie, le chant –, qui est parti après son
ordination à l'autre bout du monde – il a traversé le
désert en 2 CV pour se rendre au lieu de sa mission – et qui
réalise chaque jour des prouesses dans des conditions souvent
rocambolesques. Lorsqu'enfants il nous rendait visite, nous lui
sautions à trois sur le dos dès qu'il franchissait la porte, il
nous prenait dans ses bras, il m'a ainsi fait, accidentellement, une
brûlure de cigarette dont je porte encore la cicatrice. Mon père
était parti très jeune, bien contre son gré, en Algérie ;
dans ses souvenirs il en parle encore comme d'un pays magnifique,
malgré la guerre – il ne cesse d'ailleurs de comparer dans
ses admirations la nature de la Côte d'Ivoire et celle de l'Algérie,
ce qui m'agace –, peut-être était-ce cela qui avait décidé
son jeune frère à partir en Afrique à son tour, mais pour des
œuvres de paix. Alors que l'un est grand, aux larges épaules,
portant la traditionnelle barbe du missionnaire sur un ventre
volumineux, et que l'autre est petit et sans carrure, les deux se
ressemblent dans le caractère, qui veut volontiers avoir toujours
raison et qui hausse facilement le ton, dans le tempérament
audacieux qui les a portés à quitter leur campagne natale, leur
trou paumé, pour aller tenter leur chance ailleurs, l'un à Paris,
l'autre à l'étranger, pour réussir sans le sou, à force de
travail obstiné, à parvenir aux buts qu'ils s'étaient fixés.
C'est d'ailleurs la plus grande incompréhension de mon père en Côte
d'Ivoire, malgré le respect qu'il veut garder pour ses hôtes, et
qu'il exprime à nouveau devant Francis : pourquoi les Africains
ne travaillent-ils pas davantage pour s'en sortir ? Lui a connu
la guerre, les maisons au sol en terre battue sans eau ni
électricité, les chiottes au fond du jardin, la toilette faite au
puits, même en hiver, il a connu le froid, le pain noir, les tickets
de rationnement, le travail aux champs, l'apprentissage, il a
travaillé dur pour accéder au confort, au progrès ; il ne
parvient pas à saisir qu'on ne veuille pas en faire autant, si ce
n'est pour soi au moins pour ses enfants, ce que moi en revanche je
comprends mieux. Mon oncle est plus tolérant, s'il se désole aussi
qu'ils ne soient pas plus entreprenants, ou qu'ils ne terminent pas
ce qu'ils ont entrepris, ou qu'ils sabotent ce qu'ils ont accompli,
si lui également condamne leur négligence ou leur désinvolture, il
respecte les Ivoiriens tels qu'ils sont, avec leur nonchalance, se
gardant surtout de les mettre tous sous le même jugement,
l'obsession bourgeoise pour la réussite et la course à l'argent le
laissant par ailleurs indifférent.
La
poule est servie et Katio, la jeune cuisinière de mon oncle qui fait
également le ménage chez lui, a fait des merveilles avec presque
rien, c'est à dire essentiellement des piments et des épices,
saveurs que j'ai découvertes en Afrique qui me brûlent les lèvres
et la langue sur le moment et le cul le lendemain sur les toilettes ;
j'apprends à calmer le feu de la bouche non pas avec de l'eau, qui
attise le brasier, mais avec le riz blanc, qui nous est servi tous
les jours. Mon oncle nous raconte que pour punir un gamin qui a fait
une connerie, certains parents lui mettent du piment dans les yeux,
le nez, la bouche et sur le sexe, histoire qu'il retienne bien la
leçon, ce qui me paraît d'une barbarie inouïe. J'aime manger, mais
j'ai pris en aversion ces repas interminables – restes de
traditions normandes solidement ancrées chez mes parents comme chez
mon oncle –, où je m'ennuie à mourir sitôt mon plat
englouti. Durant le séjour, nous rendons visites à des personnes
que mon oncle nous présente et qu'il n'a parfois pas vues depuis
longtemps, les tablées durent des heures et je reste accablé. Si je
parviens à me sauver avant le dessert ou le café, c'est pour
retrouver les animaux ou les insectes de leur jardin, pour flâner au
milieu des plantes et des fleurs. Je demande à quitter la table,
pour une fois mes parents acceptent que je les laisse sans me
demander ce que je vais faire, tu ne t'éloignes pas trop étant la
phrase que j'entends le plus souvent ; j'ai envie d'aller aux
toilettes mais l'araignée, souveraine, y siège toujours. Je cherche
un arbre éloigné, à l'abri des regards et derrière un tronc
creux j'ouvre ma braguette pour soulager ma vessie. Quelque chose
dans l'enchevêtrement de branches mortes se met à bouger, je lève
la tête, mon cœur fait un bond, ma respiration se coupe : un
serpent ondule au-dessus moi, descendant un corps qui paraît sans
fin. C'est un mamba noir que j'ai dérangé dans son territoire, il
ouvre sa gueule et je n'ose bouger. Je sais que les serpents sont
sourds, aussi je me mets à crier en direction de mon oncle – tonton
il y a serpent ! juste au-dessus de moi ! – plutôt
que de tenter la moindre fuite ; Yédo m'a appris que le mamba
noir est le serpent le plus rapide du monde, pouvant se déplacer à
la vitesse de cinq mètres par seconde. Je crie de plus en plus fort,
en prenant garde de faire le moindre geste, j'ose à peine respirer,
mon oncle accourt avec Francis, un fusil à la main, celui du
grand-père dont il a peur à cause de l'ancienneté et du manque
d'entretien, qu'il lui pète un jour à la figure ; il ajuste le
canon et tire à deux reprises, le serpent se tord et remonte plus
haut dans les branches, mon oncle recharge, tire à nouveau deux
coups de chevrotine, le serpent se cambre et se laisse tomber la tête
en avant, restant accroché à l'arbre par la queue. Il faut encore
un coup de fusil pour qu'il tombe ; lorsqu'il s'écroule dans
l'herbe, je réalise que j'ai encore la braguette ouverte. Le mamba n'est
pas mort, il rampe vers un sous-bois, mon oncle lui écrase à
plusieurs reprises la tête à coup de crosse, il doit s'y reprendre
à dix fois avant que le serpent arrêtent de bouger. Francis le
ramène en le tenant par la queue et la tête, c'est une belle bête
qui mesure au moins trois mètres, il veut en récupérer la peau et
la faire sécher, avec les trous de chevrotine dans le corps, ça
risque d'être compliqué, plaisante mon oncle, ils sont fiers d'eux
et se réjouissent de leur prise, alors que je tremble encore, en
refermant mon pantalon. Francis le dépose dans une boîte en fer
avec un couvercle au pied de la table ; quand nous terminons le
café et qu'il veut récupérer le spécimen, le couvercle est
soulevé et la boîte est vide. On le retrouvera, suivant les traces
de sang dans l'herbe, dix mètres plus loin, rampant encore.
Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay