mardi 13 avril 2021

Tours du silence

 



        Je cherche avec Assia les tours du silence, sans les discerner, les arbres denses cachent l'essentiel ; nous n'apercevons que le vol des vautours, peu nombreux, au-dessus des ossuaires. Assia trouve ça quand même étrange, quoi ? De vouloir gagner le ciel en passant par l'estomac d'un oiseau ? Non, mais de laisser son corps en plein air, comme ça, pour qu'il soit dévoré par les vautours. Hum, son propre corps, passe encore, ça vaut bien les asticots après tout, mais le corps de ses parents, de l'être aimé, de son propre enfant ? Je t'imagine mon amour, allongée sous le soleil implacable, les vautours se posant autour de toi, te crevant en premier les yeux, à moins que les corbeaux ne soient passés avant eux, puis leur bec attaquant le ventre, leur long cou plongeant dans les viscères, perçant le foie et l'estomac, déchirant les intestins, terminant le festin par l'utérus ou l'anus, les morceaux de choix ! Charmant, dis-moi. N'est-ce pas ? Mais pourquoi ne brûlent-ils pas les corps, comme les Hindous ? Le feu est sacré pour les Parsis, sa pureté, comme celle de la terre, de l'eau et de l'air à laquelle ils croient, ne pourrait être que souillée par un corps entré en décomposition ; c'est pour cela qu'ils ne peuvent pas non plus enterrer les morts ni les jeter à l'eau ; la seule solution est donc de les laisser aux soins des charognards volants, qui sont en Inde depuis toujours les principaux équarrisseurs de cadavres, empêchant la prolifération des mouches, des rats et des épidémies.

    Observant les vautours, beaucoup plus gros que je ne les imaginais, je leur trouve d'un coup une certaine noblesse, et même de la beauté, avec leur grand collier de plumes et leurs ailes magistrales ; quand ils volent, il est difficile de faire la différence avec un aigle. Après tout, eux aussi respectent le vivant en refusant de se faire oiseaux de proie ; comme les Parsis, ce sont des pacifistes et des écolos-recycleurs avant l'heure. Un article paru dans The Times of India m'a appris que ces nobles fossoyeurs étaient en voie de disparition, victimes d'une insuffisance rénale dont on vient tout juste de découvrir la cause : le diclofenac, un anti-inflammatoire que l'homme donne en masse au bétail et que les vautours retrouvent, hélas, dans les carcasses qu'ils nettoient. Trois espèces de vautours auraient déjà pratiquement disparu. Pauvres rapaces nécrophages, dont l'estomac est capable de résister à presque tous les microbes, choléra et anthrax compris, les voilà en train de se faire décimer par un médicament. Il est su qu'il n'y a pas que mort que l'homme souille la nature. Quand retrouvera-t-il le sens du sacré ? Les Parsis, qui estiment que les animaux aussi ont une âme et qu'à ce titre il faut les respecter, sont les premiers à souffrir de ce problème de santé publique ; les dépouilles de leur communauté s'accumulent, elles ne sont pas décharnées assez vite, le voisinage se plaint des odeurs pestilentielles que ramène le vent. Des panneaux solaires viennent d'être installés, afin d'accélérer la décomposition ; des Parsis orthodoxes crient à l'hérésie, pourquoi pas un four à micro-ondes pendant qu'on y est ? Les milans dorés et les corbeaux, que nous avons vus par milliers dès le premier matin par la fenêtre de l'hôtel, remplacent peu à peu dans leur tâche les grands vautours. 

    La plus grande des ironies pour les Parsis, sans doute la plus cruelle, est qu'ils risquent de disparaître eux-mêmes avant les derniers vautours, que des scientifiques se sont mis à vouloir sauver. Communauté dont le nombre est sans commune mesure avec son influence – à peine soixante-dix mille âmes en Inde, résidant principalement à Mumbai –, elle ne cesse de voir sa démographie décroître de décennie en décennie. Pratiquant l'endogamie, le mariage exclusif entre personnes de la même religion, les Parsis ne peuvent empêcher leurs enfants de suivre le mouvement du monde et les évolutions de la société : ils se marient de plus en plus tard et fondent des familles de moins en moins nombreuses ; des femmes restent célibataires par défaut de partenaire ; sans même parler du taux de fécondité en baisse et des problèmes de consanguinité, l'attrait de la mixité, dans une société ouverte et multiculturelle, se fait de plus en plus prégnant. Ne reconnaissant pas les enfants issus de couples mixtes, les Parsis se résignent ainsi autant qu'ils s'y condamnent à une disparition annoncée, que les démographes estiment à une cinquantaine d'années seulement. Se pourrait-il qu'une des plus anciennes communautés, porteuse d'une religion fondatrice plusieurs fois millénaire et dont les membres sont aujourd'hui parmi les plus riches et les plus puissants de la planète, puisse s'éteindre de la sorte, dans le silence et l'indifférence ? Le bon milliard d'Indiens se soucierait-il de soixante-dix mille Parsis ? Les vautours, dans leur détresse, ont su susciter plus d'émoi. 




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay