mardi 29 décembre 2020

Jack Frusciante a largué le groupe




        Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai rêvé que je jouais avec John Frusciante, toutes les chansons que nous avons composées ensemble – magnifiques, bien-sûr – dont au réveil me revenaient des bribes de ponts ou de refrains… Comment cet artiste n'aurait-il pas eu toute mon admiration, et plus encore ? Blood Sugar Sex Magik, dont il a composé plus de 60% de la musique, a changé ma vie quand il est sorti, et son premier album solo paru trois ans plus tard, Niandra Lades and Usually Just A T-shirt – dont il a écrit, joué et interprété tous les morceaux – a bouleversé à jamais ma vision de la création, demeurant pour moi un idéal artistique poursuivi jusque dans l'écriture. Dire que toutes ces chansons ont été composées par Frusciante en l'espace de deux mois, durant l'enregistrement du cinquième album des Red Hot, entre mai et juin de la même année. Comment peut-on transmettre autant de pulsions vitales et d'énergie sexuelle, la force même de la création, dans une œuvre unique, tel que Blood Sugar Sex Magik ? Comment réussit-on à mettre le monde entier dans un album, la vie elle-même dans une chanson, avec toute sa beauté tragique, en seulement quelques notes – jouées sans accords –, comme celles qui ouvrent le As can Be du Niandra Lades 

    Je me rappelle du choc esthétique que j'ai ressenti en voyant Frusciante, non pas la première fois à l'Élysée-Montmartre durant la tournée Mother's Milk, mais au festival Pinkpop en Hollande ; d'une beauté et d'une aisance insolentes, il livrait une performance aussi impressionnante que les autres membres du groupe, lorsque seul à la guitare, entre deux morceaux, il s'est mis à entonner le refrain de Tiny Dancer d'Elton John ; la reprise durait tout juste une minute, mais ça a suffi à me marquer à vie. On pouvait donc jouer et chanter comme ça ? Désormais c'était lui mon héros, bien plus que Flea ou Chad – pourtant redoutable batteur celui-là, que j'ai tant cherché à imiter –, c'est sur ce gamin de vingt ans à la guitare que j'ai parié. Les Red Hot n'étaient pas les Beatles ni les Stones, Frusciante n'était pas Hendrix c'est sûr, mais quel mérite y a-t-il à admirer des groupes séparés ou des artistes disparus depuis longtemps, enterrés morts ou vifs par les médias et le public, éviscérés, décérébrés et momifiés pour le pathétique Rock'n'Roll Hall of Fame, ce musée Grévin des stars du rock ? Sur quoi misaient mes potes à la même époque ? New Model Army, Lords of the New Church, The Cult… Que des trucs qui sentaient le cul et la vieille chaussette ; pour les plus audacieux, Happy Mondays et Stone Roses, le grand gloubi-boulga. 

    Il ne fallait pas compter sur les journalistes français pour découvrir les Red Hot, qu'ils ont toujours pris de haut, les trouvant trop vulgaires à leur goût et pas assez politically correct, passant à côté du Blood Sugar Sex Magik, comme ils se révéleraient incapables de dire ce ce que vaudrait exactement le Niandra Lades quand il sortirait. Embarrassés, ils ont invoqué l'héroïne, la déchéance physique et morale d'un ancien guitariste célèbre qui avait plongé dans la dépendance, la misère et la solitude pour tenter d'expliquer cette musique dissonante au chant à demi hurlé, ce qui était la plus belle des âneries. John Frusciante, au moment d'enregistrer sur quatre pistes dans sa salle de bain toutes les chansons de Niandra Lades, en même temps que la plupart des morceaux du disque suivant, Smile from the Streets You Hold, vivait la période la plus intense de sa vie ; il mettait en boîte avec ses meilleurs amis, Anthony, Flea et Chad, dans un manoir de Laurel Canyon sur les auteurs de Los Angeles, un album qui deviendrait l'un des meilleurs des années 90 ; il était amoureux et il n'avait pas encore touché au moindre gramme d'héroïne – même si on l'entend distinctement fumer de l'herbe au shoobang pendant l'intro de Enter a Uh, morceau grandiose du deuxième album qui dure huit minutes et qu'aucun de mes amis ne peut écouter jusqu'au bout, pas même Marc. 

    Depuis quand la drogue explique-t-elle quoi que ce soit ? Il est vrai que de ce côté-là, après avoir abandonné les Red Hot, Frusciante est allé aussi loin qu'il était allé en musique : à l'extrême limite, au-delà de laquelle on ne revient pas. Johnny Deep, en bon vampire humant le sang frais et un sacrifice dont il a toujours su se tenir à distance, viendra avec un ami le filmer dans sa maison de Los Angeles, où il a vécu dans des conditions sordides, au milieu des peintures, des graffitis, des détritus et de ses propres excréments. Un clip, réalisé il y a dix ans et resté inédit, vient de faire son apparition sur le net, il accompagne Life's A Bath, l'une de ses plus belles chansons – la préférée d'Assia –, les images sont insoutenables. On y voit Frusciante, au milieu d'ordures, défaire ses pansements et gratter ses croûtes, tel un Job de la défonce, pour trouver une veine dans laquelle se piquer. Johnny n'a jamais su se piquer, dira plus tard Anthony Keidis, en connaisseur, dans son autobiographie, Scar Tissue, sortie l'année dernière, révélant qu'il redoutait à cette époque que Frusciante ne soit atteint de la gangrène et ne soit amputé d'un bras – comme Harry, le personnage de Requiem for a dream de Hubert Selby Jr. –, lui interdisant à jamais de rejouer de la guitare. Quatre années après avoir quitté les Red Hot Chili Peppers, Frusciante n'est plus qu'un squelette ambulant qui a perdu la plupart de ses dents, et son meilleur ami, River Phoenix, est mort d'overdose. La sortie de son deuxième album solo, Smile From the Streets You Hold, aujourd'hui considéré aussi inécoutable qu'introuvable – et que j'aime autant que le premier – n'était destinée selon le propre aveu de Frusciante qu'à régler ses dettes auprès de dealers qui le menaçaient de mort, ces derniers ne pouvant lui casser, comme pour Chet Baker, des dents qu'il n'avait plus.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 22 décembre 2020

Pèlerins de Tanger




        Assia et moi avons quitté Essaouira pour Tanger, au bout de trois jours seulement. Fuir serait plus approprié. Pas plus elle que moi n'avons aimé celle que l'on appelait autrefois Mogador, ville surfaite à la bohème de pacotille, avec ses ruelles remplies de boutiques de souvenirs et sa plage vidée de plaisanciers ; nous n'avons pas su goûter les charmes du Saint Malo du sud-ouest marocain, son eau glaciale, ses courants retors, son vent froid et ses rafales de sable. Le Guide du Routard vendait pourtant ses attraits, le passé glorieux, le cosmopolitisme, les figures emblématiques qui y avaient séjourné ; pensez donc : Orson Wells, Cat Stevens, Jimi Hendrix et Matthieu Chédid. Matthieu qui ? Que faut-il avoir entre les oreilles pour placer dans le même paragraphe un génie du cinéma, deux immenses musiciens et M., cet écouillé coiffé comme un chat mouillé – mélange grotesque de Wolverine d'opérette et de Klaus Nomi de parodie – pompeur éhonté de talents qui n'a jamais rien su créer de lui-même ? De l'eau salée ? Du vent ? Du sable ? De la merde des égouts d'Essaouira ? Voilà le nouveau tourisme : le pèlerinage laïque. On ne se rend plus dans des lieux saints, à la recherche de destins hors du commun qui ont changé la face de l'humanité, mais sur les traces de célébrités des arts et de la mode qui ont façonné l'époque. Encore à Tanger, le Routard a essayé de nous refaire le coup, quand on songe à tous ceux qui y ont vécu : Delacroix, Matisse, Paul Morand, Tennessee Williams, Samuel Beckett, Paul Bowles, Jean Genet, Francis Bacon, Brian Jones, Yves Saint-Laurent, Jean-Louis Scherrer… Jean-Louis Scherrer qui a tant fait, c'est vrai, pour l'humanité parisienne. Assia n'y échappe pas, notre hôtel est juste à côté de celui où vécut William Burroughs, elle a absolument voulu me prendre en photo devant. J'ai accepté de mauvaise grâce, me persuadant qu'elle me voyait ainsi, peut-être, comme un écrivain. Je suis passé devant hier soir ; un junkie, le garrot dénoué au bras, flageolant sur ses jambes pliées, menaçait de tomber tête la première sur le bitume. Pouvait-on rendre un meilleur hommage à l'auteur du Festin nu ? À chacun ses pèlerins. 

    On a dit de Burroughs qu'il a été de son vivant une rock star pour les rocks stars, nombreux étant les musiciens qui ont cherché à collaborer avec lui ou à lui rendre hommage, parfois avec autant de classe que le junkie que j'ai croisé hier soir. Là aussi la liste est longue : Frank Zappa, Mick Jagger, Jimmy Page, David Bowie, Deborah Harry, Patti Smith, Joe Strummer, Tom Waits, Kurt Cobain… John Frusciante, lui aussi, n'a longtemps juré que par lui, le citant à longueur d'interviews, poussant l'idolâtrie jusqu'à devenir junkie comme lui. À moins qu'il ne se soit identifié au premier guitariste des Red Hot Chili Peppers, Hillel Slovak, mort d'overdose et qu'il a remplacé dans le groupe, à l'âge de dix-huit ans seulement ? Ou à Chet Baker que Flea, bassiste du groupe, connaissait personnellement, apparaissant à ses côtés dans le très beau film de Bruce Weber, Let's get lost ? Ou aux idoles de son enfance et de son adolescence, qu'ont été Hendrix, Bowie, Iggy Pop et Lou Reed ? Sans même parler de Syd Barrett, Brian Jones, Keith Moon, Bon Scott, Sid Vicious… Là encore, la liste est longue et non-exhaustive. Qu'est-ce qui pousse un musicien reconnu à quitter son statut de demi-dieu, ayant le monde à ses pieds, pour celui de loque ruinée, toujours prête à suffoquer d'overdose ou à s'étouffer dans son vomi ? C'est quoi le problème, au juste ? La musique ou le succès ? L'inspiration ou la reconnaissance ? Dans l'addiction, quelle est la part de l'expérimentation et celle de l'identification ? Après tout, les rock stars ne faisaient elles-mêmes que reprendre la voie – ou l'impasse – qu'avaient pris avant elles les jazzmen, tous plus ou moins junkies comme Dexter Gordon, Lester Young, Charlie Parker, John Coltrane, Elvin Jones, Ornette Coleman, et avec eux beaucoup de la beat generation. En ce sens, Burroughs représente à leurs yeux à tous, au royaume des paradis artificiels, Dieu le père. 

    William Burroughs serait-il responsable de l'égarement et de la perdition de générations entières de musiciens, comme Bukowski serait coupable d'avoir précipité des cohortes d'écrivains dans les stérilités et les abrutissements de l'alcool ? Ce serait lui accorder, pour le coup, un pouvoir réellement surhumain. Suffit-il de prendre de la drogue pour connaître les éclairs du génie ? Non à l'évidence, pas plus que la toxicomanie n'est la rançon nécessaire de la gloire. La plupart des junkies ne font pas œuvre et l'on a connu des musicos toxicos, pourtant géniaux, ne pas connaître de succès autre que d'estime, comme Dee Dee Ramone, Johnny Thunders, Richard Hell – autres idoles absolues de John Frusciante –, modèles dont en France seul Daniel Darc, l'ancien chanteur de Taxi Girl, s'est montré digne – et non pas Téléphone ou Trust –, prétendant avoir toujours rêvé d'être un guitariste junkie, échouant dans la première de ses vocations, parvenant à un meilleur résultat pour la seconde. Peut-on revenir des enfers de la drogue, n'y passer qu'une saison, et recouvrer les mystères de la grâce ? Darc comme Frusciante semblent le prouver, le premier venant de sortir un album magnifique intitulé Crève-coeur, le second réussissant l'exploit de sortir au même moment six albums solos en six mois, après avoir rejoint à nouveau les Red Hot Chili Peppers et leur apportant, avec Californication et By the way, leurs plus grands hits. Des retours en grâce, celui de John Frusciante est le plus spectaculaire, pour ne pas dire miraculeux. Il n'y a que pour lui que je me sentirais capable de me faire pèlerin. Fan définitif, je rêve toujours de le rencontrer, je me vois partir pour Los Angeles à cette fin, ou le croisant ici, à l'hôtel de Burroughs auquel il serait descendu, suivant lui-même peut-être, à travers le monde, les pas de son idole.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 15 décembre 2020

À Fès, fais-toi Soufi




        Un homme en blanc, turban sur la tête et barbe en éventail, les yeux ronds et le nez aquilin, s'approche de moi et m'observe sans dire un mot. Je lui souris, il me sourit, je retourne à mes pensées qu'inspire la beauté de l'architecture et de la décoration de la mosquée Qaraouiyyîn, jalousant en secret Assia qui, elle, peut en admirer le cœur. Se posera-t-elle la question de Dieu ? Formulera-t-elle une sorte de prière ? Que pourra-t-elle bien demander ? À moins que le voile et le cantonnement ne produisent sur elle tout l'effet contraire. L'homme s'approche un peu plus et rompt le premier le silence que nous respections. Les motifs que tu admires ont été faits par des artisans religieux, c'est une confrérie très importante ici, dont l'histoire remonte au Moyen-âge, un peu comme les compagnons en France, à la différence près que son pouvoir était considérable ; elle s'occupait de tout, d'éducation, de formation, de sécurité sociale, de police, c'était en quelque sorte le maillage de la société à Fès, sur laquelle tout reposait et dont les membres les plus éminents étaient comparés à des saints. Aucun pouvoir en place ne pouvait tenir sans leur soutien. Je te remercie pour l'historique, mais comment tu as su que j'étais Français ? Oh je t'ai entendu parler tout à l'heure avec ton amie. Tu aimerais entrer, n'est-ce pas ? J'avoue. Fais-toi musulman, sourit-il, soufi de préférence. Tu es toi-même soufi ? Oui, depuis vingt ans maintenant. Comme les derviches-tourneurs ? Il y a plusieurs branches dans le soufisme, le tronc étant l'Islam, mais c'est ça, cela demande une initiation, des rites où la musique et la danse ont leur importance, afin de pouvoir trouver la voie intérieure, débarrassée de l'ego, qui mène à l'amour et à la contemplation de Dieu. Dans le soufisme, Dieu, l'amour et la poésie ne se distinguent pas. Tu vois les motifs de la mosquée ? Il n'y a que la géométrie qui peut exprimer l'inexprimable, à savoir l'infini, l'image étant bien trop limitée. Ses phrases me plongent dans des abîmes de réflexions, par rapport à nos sociétés de représentations et d'idoles. Le divin, l'amour et la création qui ne font qu'un, n'est-ce pas la révélation de Venise, le mantra que je me répète quand je viens à douter de tout ? Le Bien, le Bon et le Beau enfin retrouvés ? Avec la transe, qu'ai-je cherché d'autre en musique ? Je connais un peu le soufisme, depuis la Turquie et la confrérie Mawlawiya, à laquelle appartiennent les fameux derviches-tourneurs, j'ai un peu étudié la chose et j'ai lu Ibn Arabi, ce penseur génial si méconnu de l'Occident, surnommé le fils de Platon et sans lequel Dante n'aurait jamais pu concevoir sa Divine comédie. J'ose la question, tu connais Ibn Arabi ? Mon interlocuteur sourit de plus belle, il ferme les yeux, si je connais Muhyi-d-dîn Ibn 'Arabi ? Le soufisme, c'est lui, c'est notre maître à tous, après Dieu, bien entendu. C'est à Fès, en 1196, que Ibn 'Arabi a eu la révélation du sceau de la sainteté, Mahomet l'ayant réveillé dans la nuit pour lui remettre les gemmes de la sagesse. La sagesse est une pierre unique, seule sa forme qui représente la tradition diffère, selon qu'elle est remise à Abraham, à Jésus ou à Mahomet. Toi, l'as-tu lu ? Un peu. 

    Il voit Assia revenir, retirant le voile qu'une femme lui avait prêté. Sais-tu que Ibn 'Arabi a été initié spirituellement par des femmes ? La meilleure amie de sa mère, Fâtima de Cordoue, et Shams Umm Al-Fuqarâ, de Marchena, qu'il a toujours considérées comme ses mères spirituelles, sans parler de sa propre femme, Maryam bint 'Abdun, qui représentait pour lui l'idéal de la vie spirituelle, et bien sûr la jeune Nizhâm, Harmonie en français, qui fut sa plus grande inspiratrice. Il faut savoir que Ibn Arabi a écrit plus de huit cent quarante livres ; aucun penseur, à la fois métaphysicien, juriste et poète n'a composé une œuvre aussi considérable, pas même en Occident. D'un signe de la tête, il salue poliment Assia, qui n'ose interrompre la conversation, tu connais Le maître d'amour ? C'est traduit en français, mais si tu aimes voyager, comme je le crois, alors tu dois absolument lire Le dévoilement des effets du voyage. Dieu est un océan, il faut choisir le bon bateau. Je vais te raconter une anecdote, ce matin j'étais au cimetière avec mes enfants et mon beau-père pour nous recueillir sur la tombe d'un Saint. À la fin de la prière, j'ai entendu le Saint dire Inch'Allah. Un peu plus tard, j'ai demandé à mes enfants s'ils avaient entendu la réponse du Saint, ils m'ont dit que oui, le beau-père, non. Il sourit, s'incline et repart, levant le doigt, fais des recherches sur internet sur Les Noms Divins, j'ai signé la préface d'un gros livre sur le sujet. Je le regarde s'éloigner et disparaître. J'ai l'impression que le retour d'Assia l'a fait fuir. N'a-t-il pas attendu qu'elle soit entrée dans la mosquée pour venir me parler ? Les soufis accordent pourtant une place centrale à la femme, figure privilégiée de théophanie. Mépris ? Respect infini ? J'ai oublié de lui parler de René Guénon ; j'aurais voulu lui poser des questions sur les Gens du Blâme, cette étrange confrérie soufie dont les membres passent leur vie à essayer de passer pour ce qu'ils ne sont pas, cachant le bien qu'ils font et ne dissimulant rien du mal qu'ils pourraient faire. Chercher à faire le bien tout en voulant passant pour un salaud, n'est-ce pas là un sommet d'humilité ? N'est-ce pas cela, au fond, qu'a cherché toute sa vie Céline ? Se surnommant lui-même le mandarin de l'opprobre ? La trahison, décidément, est une affaire sérieuse. 




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 8 décembre 2020

Les Piétons




        Revoir Philippe ici, en plein Rif, à des milliers de kilomètres de Paris, me fait quelque chose. Pur hasard ? Comment s'en convaincre ? Je crois de plus en plus à la providence ; c'est comme Bertrand sur le pont Charles à Prague, ou Marc sur le Pont Saint-Michel à Paris ; en pleine fête de la musique, on avait réussi à se rentrer dedans, au milieu de dizaines de milliers de personnes ; on se serait donné rendez-vous on ne se serait pas retrouvé ; j'avais perdu tout contact avec lui, c'était juste avant que Nina ne soit virée du groupe et qu'il ne la remplace au chant ; nos retrouvailles c'était une chance sur des millions. Était-elle vraie cette histoire qu'il m'avait racontée à propos de Philippe et qui était censée expliquer son exil à l'étranger ? Une sale affaire, baston ou règlement de comptes on ne savait pas trop, ce qui était sûr c'est qu'un mec était resté sur le carreau, Philippe avait dû se faire oublier pendant quelques temps ; fini de faire l'acteur, de la figuration ou de la pub, du théâtre porno sur Paname, il avait ramassé quelques affaires et s'était envolé pour une destination inconnue. Je me garde bien de lui poser des questions, surtout devant Assia qui s'amuse de l'amitié retrouvée. Avec lui, ce sont des pans entiers d'une vie passée qui réapparaissent, ceux des années Piétons, rue des Lombards, le bar interlope où se retrouvaient les petites frappes, les maquereaux de peu d'envergure, les putes du coin, les entraîneuses des autres bars, les lesbiennes tatouées, les artistes en tout genre, comme Hugo, Yves, Aménophis, Tina, Xaver, Philippe et où je me rendais presque tous les soirs, après les répétitions rue Michel-le-Comte, derrière Beaubourg. C'était avant que le quartier ne soit gagné par le Marais, les homos friqués et les bars à tapas ; j'y buvais une bonne partie de mon argent, laissant des ardoises que je mettais parfois des plombes à rembourser ; je rentrais chez moi à demi-sourd et complètement ivre. Pour les anciens amis comme Pierre, Ben et Patrice que j'emmenais quelquefois dans le bar, ces habitués n'étaient que des ratés, ils n'osaient pas me le dire en face mais je le devinais ; pour moi c'étaient des héros, peut-être les derniers du genre, ils vivaient toujours sur le fil, se mettant sans cesse en danger, souvent à deux doigts de la catastrophe. C'est vrai qu'ils en rataient des choses, ils fuyaient le salariat comme la peste ; ils manquaient des coups de fil, des rendez-vous, des dîners, des concerts, des expos, des spectacles ; c'est difficile de réussir le jour quand on a pris l'habitude de vivre la nuit. Ils vivaient à l'envers de la fausse vie, celle bourgeoise et prévisible qui attendait mes prétendus amis ; que ce soit Pierre ou Patrice, quand je voyais leur peu de passion, la petitesse de leurs sentiments, leur peur du vide, leur trouille de tout perdre, de mourir tout simplement… je trouvais aux amitiés des Piétons davantage de beauté. Je n'étais pas un touriste, j'ai vécu les choses à fond avec ces gars-là. Encore aujourd'hui, je ne me sens pas meilleur qu'eux. J'espère être toujours digne de leur estime. D'une certaine manière, je leur suis resté fidèle jusque dans l'échec. Hugo a sorti un livre, Tina a dansé pour Découflé, Philippe est apparu dans un film ou deux, Xaver a fait des expos… Et moi ? Qu'ai-je réalisé ? Pas un disque de sorti, pas un roman de publié ; ma participation à une revue littéraire ? Un fanzine dont je viens de me faire virer. 

    Quand j'y repense, à ce goût plus que prononcé pour le sabotage systématique de toute forme de réussite… Ça a commencé tôt, déjà au collège, au lycée, renvoyé de tous les bahuts, ensuite les premières piges, les rares places de journaliste, les refus d'écrire certains articles, les dégoûts sélectifs, l'intransigeance butée érigée en valeur suprême, comment aurais-je pu faire carrière ? À bien y réfléchir, les concours, la musique, pas sûr que je n'y aie mis aussi du mien… Il n'y avait pas que les autres qui avaient peur de réussir. La moindre des choses lorsque l'on refuse toutes les valeurs de la société n'est-elle pas d'y échouer du mieux qu'on peut ? De ce côté-là, il faut le reconnaître, j'ai assuré. Nul doute que les anciens amis, avec lesquels je suis fâché, doivent désormais se réjouir de mes échecs présents, qui légitiment a posteriori leurs appels répétés au compromis, la douce invitation au partage de la compromission. Alors, la musique c'est fini ? s'étonne Philippe, plongeant à nouveau le regard au loin, sur Chefchaouen. Il ne faut jamais dire jamais, mais oui, ça semble mort. Dommage, tu savais taper, toi au moins tu cognais. Philippe me rappelle qu'il avait auditionné pour nous, je l'avais oublié, Hugo nous avait lâché avant qu'on ne le vire, étant plus fidèle au zinc du comptoir qu'au liège des studios ; Philippe avait fait la répète la lèvre éclatée, il s'était battu la veille avec des Blacks, il avait chanté avec les points de suture… Ses textes étaient pas mal, je crois me souvenir. Vaguement acteur, vaguement chanteur, vrai bagarreur et authentique baiseur, il sortait avec la plus belle entraîneuse de tout le quartier, une brune d'origine algérienne qui affolait tout le monde. Qu'elle tapine la journée ne rendait pas leur relation facile. Il en était fou amoureux. Elle a disparu un jour, avec un mec plein d'argent sans doute, ça lui a brisé le cœur. Et si c'était ça plutôt, la raison de son brusque départ à l'étranger ? Ça et d'autres ratages accumulés… Pas besoin de tuer un mec pour foutre le camp et vouloir tout recommencer ailleurs.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 1 décembre 2020

Révélation chérifienne




        Hasard ou coïncidence ? La fièvre acheteuse d'Assia est tombée à Chefchaouen. Comme moi, se promener dans les ruelles liquides et colorées de la ville la contente. Effets insoupçonnés du bleu ? Ondes spirituelles ? Les restaurants l'attirent moins ; un sandwich nous suffit, comme ce midi où nous nous délectons d'un sandwich au œufs, aux petits pois et aux crevettes, partageant une bouteille d'eau. Je n'ai pas bu une goutte d'alcool depuis des semaines, je n'ai pas fumé depuis des mois ; il me semble ne jamais avoir été aussi lucide. J'ai eu ce matin ma sœur au téléphone, qui m'a donné des nouvelles rassurantes ; papa s'est remis à manger, s'est-elle réjouie, l'espoir est à nouveau permis. Ici, je suis rempli d'une étrange sérénité. Est-ce que je la porte sur mon visage ? Ai-je l'air extasié ? Ou est-ce le crâne rasé qui me donne un air de pèlerin ? Ou alors une tête de flic ? Personne ne me propose de haschich – c'en est presque vexant –, contrairement aux autres Occidentaux, principalement espagnols, qui se font régulièrement relancer. Comme le rappelle judicieusement le Routard à ses lecteurs, on trouve facilement à Chefchaouen du cannabis sous toutes ses formes, que les Marocains du Rif appelle le kif, ce qui ne fait pas pour autant de la ville une capitale de la défonce, même si de nombreux narco-touristes s'y rendent effectivement durant leurs vacances, comme à Amsterdam : pour y consommer bien plus que les habitants eux-mêmes. Je ne fume pas mais c'est moi qui ris aux éclats quand je vois des jeunes aux yeux rouges, collés aux bancs, avachis près des fontaines, abrutis aux tables ; incapables de lire un menu, une fois qu'ils l'ont déchiffré de choisir un plat, de se souvenir de leur choix quand le serveur vient prendre la commande et de se rappeler de leur commande une fois que le serveur revient avec les assiettes ; le plus grand comique, que je ne manque jamais de signaler à Assia, étant sans doute quand le serveur est aussi défoncé : des écheveaux de quiproquos se tissent alors et ne se défont, entre ahurissements et gloussements, qu'au terme de longues discussions décousues. Le règlement de l'addition est souvent une apothéose du genre, moment où le serveur, sermonné par son patron, perd généralement tout humour. Je me suis revu à Amsterdam, à dix huit ans, courant les coffee shops à la place des musées et des églises, le regard au niveau des canaux, manquant toujours de me faire renverser par un vélo, une voiture ou un tramway, incapable de lever la tête pour parler à un habitant, pour admirer l'architecture ou pour regarder le ciel. 

    Assia le sait, je ne suis pas venu à Chefchaouen pour faire du narco-tourisme, ni même du tourisme tout court. Je tenais absolument à voir la ville sainte, interdite aux chrétiens jusqu'en 1920, où Charles de Foucauld, déguisé en rabbin et au péril de sa vie, fut le premier Occidental à entrer. Un Américain, William Summers – orthographié Saumers par le très scrupuleux Routard –, tentera quelques années plus tard de renouveler l'exploit, avec moins de prudence ou de chance, on l'ignore : démasqué, il mourra empoisonné par ses hôtes. Ce que ne sait pas Assia en revanche, c'est que l'itinéraire que nous avons choisi de faire ensemble suit, en grande partie et à rebours, le parcours que Foucault a accompli à la fin du XIXème siècle comme explorateur – Meknès, Fès, Chefchaouen, Essaouira, Tanger –, dans un pays alors presque entièrement inconnu des Occidentaux et interdit aux Français – soupçonnés, à raison, de vouloir l'envahir –, dans ce Maroc où il a retrouvé la foi et envisagé de se convertir à l'Islam. Charles de Foucauld, le vénérable en passe d'être béatifié, il devrait être déclaré saint par le nouveau pape Benoît XVI d'un jour à l'autre : encore un enfant taciturne, souvent malade, puis jeune homme débauché, qui se perdra dans tous les excès avant de retrouver, dans les déserts d'Afrique, le chemin vers Dieu. Saint Augustin, Saint Antoine, Rimbaud, Charles de Foucauld… Étrangement, c'est à lui que j'ai pensé d'abord, quand Assia et moi avons évoqué le Maghreb comme destination ; Assia rêvait d'Algérie, de désert saharien, de trek en compagnie des Touaregs : j'ai fantasmé l'Assekrem, les hauts plateaux désertiques où Foucauld a fondé son ermitage. La guerre civile en Algérie vient à peine de se terminer, coûtant la vie à plus de cent mille personnes ; malgré les accords de paix, beaucoup de régions demeurent encore dangereuses, à commencer par le Sahara ; nous nous sommes résolus au Maroc. Pour moi c'était logique : avant l'Assekrem il y a le Rif, avant l'engagement érémitique du Sacré-Cœur il y a la révélation chérifienne. Que peut venir faire un Occidental en Afrique ? Que peut bien chercher un chrétien en terre d'Islam ? Les voyages à l'étranger sont autant de voyages intérieurs… Jusqu'où peuvent-ils mener ? Pour Foucauld, le Maroc sera le départ vers la sainteté, la plus grande des aventures humaines. Comme celles de Blaise Cendrars, de Henry de Monfreid ou de Laurence d'Arabie, auteurs surestimés et mythomanes, paraissent en comparaison étroites, répétitives, laborieuses et pour tout dire inutiles.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 24 novembre 2020

Le kif du Rif



        Personne ne le sait vraiment, les habitants eux-mêmes restent partagés sur la question, mais pour le Routard ça ne fait aucun doute. Certains prétendent que si les habitants de Chefchaouen peignent les murs de leur maison en bleu – faisant ressembler la ville à un petit village de pêcheurs grec perdu dans les montagnes du Rif –, c'est pour en réduire la réverbération et ainsi atténuer la chaleur et l'éblouissement du soleil l'été, souvent implacable. D'autres affirment que le bleu est là pour rappeler la présence proche de la mer, cachée par les montagnes, à trente kilomètres de distance, ou rendre un hommage à Ras el Ma, la source d'eau provenant de la montagne dont dépend le village entier. D'autres encore soutiennent que la couleur est un signe d'unité et de ralliement pour les Chefchaounis, qui considèrent qu'il vaut mieux changer la couleur de sa maison plutôt que de vouloir changer de voisins, version rifaine du plutôt changer ses désirs que l'ordre du monde de la maxime cartésienne. D'autres, enfin, estiment que c'est la culture spirituelle de Chefchaouen qui est magnifiée par cette couleur, introduite par les Juifs réfugiés là au siècle dernier – le bleu symbolisant pour eux le ciel, le paradis et la voie spirituelle –, à moins que ce ne soit par les mystiques soufis fuyant eux-aussi les persécutions. De toutes ces explications, laquelle croire ? La dernière a évidemment ma préférence. Cela suffit-il à en faire l'unique raison de la couleur de Chefchaouen? Le Routard, lui, sait. Si les murs de la ville sont peints en bleu, c'est pour éloigner les moustiques. Le Bouvard et Pécuchet des arts, des cultures et des religions a parlé ; c'est naturellement l'explication la plus prosaïque qui a toute sa faveur. À chacun, à 600 mètres d'altitude, son niveau d'élévation. 

    Me promenant avec Assia dans les ruelles bleues et blanches de Chefchaouen, les choses me paraissent pourtant lumineuses. Si le bleu éloignait réellement les moustiques, cela ferait longtemps que tous les villages africains – dont les enfants meurent toujours par centaines de milliers chaque année de la malaria, maladie transmise exclusivement par des moustiques – auraient peint de cette couleur la façade et l'intérieur de leurs maisons. Ici, il suffit de regarder la composition, les tons, les nuances ; comme pour une œuvre d'art, tout indique la direction. Il y a d'abord, à hauteur d'homme, un bleu profond, presque violet, d'outremer, qui remonte vers le bleu marine, virant ensuite, au-dessus de la tête, au bleu ciel, pour finir en bleu pastel aux toits, vers le blanc azuré. Tout peintre, même débutant, sait qu'un blanc légèrement souligné de bleu paraît plus blanc, de même qu'un noir mélangé avec un peu de bleu paraît plus profond. Le bleu n'est pas une couleur froide et fuyante, comme le prétend Wikipédia, l'encyclopédie des ânes bâtés qui est à la connaissance ce que le Routard est au voyage, à savoir une entreprise de recyclage de truismes, d'approximations et de clichés, mais une couleur abyssale, qui élève et approfondit tout. Ce qui est désigné ici, c'est une assomption, vers des cieux de lumière, ou alors c'est la terre qui s'avère un ciel inversé, un reflet de paradis. Et si l'infini était ici-bas ? Dans nos corps, dans la matière même ? Il est impossible à Chefchaouen de ne pas penser à Yves Klein et à son bleu ultramarin. Souvenirs, au lycée et en fac, de cours d'arts plastiques et d'Histoire de l'art… Les profs réussissaient à parler de lui sans jamais évoquer sa spiritualité et sa chrétienté profonde, drôle d'exploit ; tout juste évoquaient-ils, encore que très vaguement, l'influence de la pensée japonaise, réduite le plus souvent à sa pratique du judo. La performance, le corps, le geste, il est vrai que l'art contemporain n'a longtemps juré que par ces seuls mots, nos profs n'échappaient pas à leur époque, ils s'en faisaient spontanément l'écho… Le corps ! Ils n'avaient que ça à la bouche, oubliant sciemment l'esprit, plus encore, le lien tout à fait mystérieux qui unit les deux. Qu'Yves Klein ait été chrétien et ceinture noire 4ème dan, voilà ce qui ne rentrait pas dans leur cerveau pédagogique ; ils n'avaient pas plus les compétences pour nous parler du christianisme de la Rose-Croix, même en école catholique, que du kata, cette méthode de connaissance japonaise de l'essence du mouvement, dont la technique se transmet sans mot dire, se faisant, dit-on, de cœur à cœur, ou de ventre à ventre – esprit ou corps, le plus important décidément se passe toujours en silence. D'Yves Klein, on garde encore une image d'artiste mondain, organisateur d'expo aux peintures invisibles, de ventes d'œuvres immatérielles dont la recette en lingots d'or finie dans la Seine, de sauts dans le vide photo-monté, de soirées chics où musique, peinture et femmes nues se mélangent, bref le cliché du créateur un peu superficiel, peut-être bluffeur – qui sait ?  –, fumiste et opportuniste, soupçons qui pèsent toujours sur beaucoup d'artistes contemporains, au premier chef desquels figure Andy Warhol, pourtant lui aussi, comme Yves Klein, fervent croyant et travailleur acharné. Monochromes, anthropométries, reliefs-éponges, portraits-reliefs, peintures de feu, cosmogonies… Qui peut se représenter l'implication, la concentration, la discipline, la maîtrise du corps, parfois poussé au-delà des limites, jusqu'au risque physique – pour lui, la crise cardiaque à trente-quatre ans –, tout le sérieux qu'il faut, en plus du courage et de la force, de l'extrême sensibilité et de la plus haute élévation spirituelle, pour parvenir à faire entrer le ciel dans un tableau, la mer entière dans une éponge, l'infini dans un corps de femme ? Comme si l'épiphanie était à la portée du premier branleur venu, ou qu'une simple mesure anti-moustique suffisait à rendre une image de paradis. 

    Il faut savoir regarder, pour constater à quel point ici rien n'est laissé au hasard, il faut voir le soin que les Chefchaounis apportent à chaque chose, le souci qu'ils ont du moindre détail ; ce ne sont pas seulement les murs qui font l'objet de toute leur attention esthétique, mais aussi les marches, les linteaux, les toits, les tuiles, les pots de fleurs, les plantes, les volets, les rideaux, les miroirs, les lampes, les tapis : tout sonne et s'accorde, les harmoniques du bleu, le contrepoint de l'ocre et du sépia, les arpèges du vert, du jaune et du rose, la fugue de l'orange, du rouge et du fuchsia. Comment le Routard, ce branleur universel, pourrait-il comprendre que c'est la spiritualité de Chefchaouen qui est à l'origine de sa beauté ? La ville n'est-elle pas surnommée la Ville sainte ? Avec ses vingt mosquées, ses onze zaouïas et ses dix sept mausolées ? Lieux de culte dont le Guide, comme par hasard, ne donne aucune localisation. Il n'est pas à la portée de tout le monde, en effet, d'arriver à rendre compte de la force et de la présence de l'invisible, de parvenir à manifester comme le font le mystique, l'artiste, l'artisan ou la simple maîtresse de maison, l'immatériel dans le plus tangible, l'abstrait dans le plus concret, l'absolu dans le plus usuel : le travail caché de l'éternel dans les petites choses du quotidien. De même qu'il est impossible pour le Routard, face au calme et à la détente des Chefchaounis qu'il semble tant apprécier, d'émettre seulement l'hypothèse qu'ils puissent être habités d'une paix intérieure d'inspiration divine, non, là encore, le Guide est formel : si les habitants de Chefchaouen sont si cool, c'est qu'ils sont tous défoncés en permanence au haschich. Comment ne pas le prendre en pitié finalement, ce Routard ? La défonce doit être le seul état pour lui qui se rapproche le plus d'une félicité dont, au fond, il ignore tout. On a la transcendance qu'on mérite.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 17 novembre 2020

La dernière tentation du Christ à Meknès




        C'est ici, au Hri Souani – je reconnais en effet un mur, un angle, une prise de vue – que Martin Scorsese a tourné des scènes de La dernière tentation du Christ, en réalité une seule scène, très précisément celle où Pilate interroge Jésus sur son identité. Je me rappelle avoir vu le film un soir chez Erwan, je n'avais pas bu ni fumé ; passé l'étonnement devant les libertés qu'a prises Scorsese avec l'orthodoxie religieuse, je suis tombé sous le choc des phrases prononcées par Willem Dafoe jouant Jésus, telle que Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive ou encore Vous étiez baptisés dans l’eau, je suis venu vous purifier par le feu. M'avait-on enseigné ça un jour, au catéchisme ? Lors d'une homélie, à l'église ? Je me suis empressé de rentrer chez moi, pour relire aussitôt L'antéchrist de Nietzsche. De quoi cherchais-je à me rassurer ? J'ai obtenu le contraire de l'effet escompté, Nietzsche ne cessant de témoigner son admiration pour la figure personnelle du Christ, ne dirigeant ses attaques les plus dures que contre Saint Paul et l'Église, plus spécialement contre l'Église protestante – ce qui est la moindre des choses, quand on est Allemand. Tiré du roman de Nikos Kazantzakis, autre grand voyageur, le film a le mérite de révéler l'importance du rôle de Judas, figure primordiale de la trahison, incarné par Harvey Keitel. À bien réfléchir, il me semble préférer être Judas que Pilate, un traître plutôt qu'un lâche. Qu'est-ce que la vérité ? demande Pilate à Jésus après que celui-ci a affirmé être venu témoigner pour elle. Oui, qu'est-ce que la vérité est la question désabusée, n'attendant jamais de réponse, que répètent incessamment ceux qui dans la vie se lavent les mains de tout. Judas, lui au moins, en trahissant Jésus, le reconnaît, contrairement à Pilate qui ne parvient pas à se décider et qui s'en remet à l'opinion changeante de la foule. Il n'y a plus que les traîtres qui m'intéressent, ceux qui ont trahi leur famille, leurs amis, leur pays, leur culture et même leur langue : Jésus trahissant les Juifs, Nietzsche trahissant l'Allemagne et le protestantisme – lui qui enfant désirait être pasteur comme son père –, Rimbaud trahissant la France, ses amis les plus proches, la poésie elle-même, Proust, le pédé juif, les Israélites et les homosexuels, Van Gogh, Gauguin, Flaubert reniant eux aussi, à leur façon, leur engagement du passé… Et que dire de Céline, ce traître absolu ? C'est ça que je devrais proposer à la revue, plutôt que de continuer à leur envoyer de la littérature, ce qui revient, comme il est dit dans l'Evangile de Saint Matthieu, à jeter des perles devant des pourceaux. Ce qui m'ennuie, c'est que tous ces créateurs sont morts, il faudrait parler également des vivants, de Sollers du Paradis et de Guyotat du Tombeau pour cinq cent mille soldats

    Dans le film de Martin Scorsese, Pilate est joué par David Bowie. Entre trois acteurs immenses, un imposteur s'est faufilé. Musicien fini, acteur de second plan, il aurait mieux fait d'essayer de signer la bande originale du film, celle de Peter Gabriel demeurant un supplice pour les oreilles, à défaut d'illustrer correctement la passion du Christ. Comment un réalisateur qui a choisi Willem Dafoe, Harvey Keitel et Barbara Hershey pour incarner les rôles principaux de son film a-t-il pu se résoudre à prendre David Bowie pour jouer l'ambigu et l'ambivalent Pilate ? Des yeux vairons ne font pas tout. Fan définitif des Beatles et des Stones, Scorsese a peut-être vu en Bowie – rien qu'un poseur selon Keith Richards – un opportuniste et un carriériste de première, susceptible de restituer la psychologie trouble du gouverneur romain. The man who sold the World, l'homme qui a vendu le monde, n'est-ce pas Bowie lui-même ? Le premier artiste à transformer ses droits d'auteurs en placements boursiers, se faisant ainsi l'apôtre de la capitalisation de l'immatériel et de la financiarisation du monde ? Passant, les mains propres et le sourire refait, de l'avant-garde musicale à l'avant-garde financière, de Major Tom junkie aux junk bonds ? J'adorais Bowie. Il y a une jouissance particulière à brûler ses anciennes idoles, quand on ne se contente pas de les regarder tomber d'elles-mêmes de leur piédestal, se prenant les pieds dans le tapis rouge de la gloire et de la fortune. Demi-divinités, vous n'étiez donc qu'humaines ? Aussi vaniteuses et cupides que le commun des mortels ? Mort artistiquement depuis des années, c'est le rôle de Lazare qu'aurait dû lui refiler Scorsese, ou celui de Judas lui-même, soldant l'amitié et la vérité pour trente deniers. Je ne serai jamais un saint, au moins ferai-je un bon traître. J'ai soldé l'amitié pour moins que ça. J'ai cette excuse, je l'ai fait gratuitement. 

    Je rappelle à Assia le tournage de La dernière tentation du Christ au Maroc, l'opposition entre Jésus et Pilate filmée ici, le scandale que sa projection a provoqué un peu partout dans le monde, tout particulièrement en France, où des cinémas ont été incendiés, faisant de nombreux blessés et provoquant la mort d'un spectateur. On parle beaucoup en ce moment des intégristes islamistes qui commettent des attentats, et c'est bien normal, ce qui l'est moins, c'est l'étrange rapport de cause à effet que l'on établit entre la foi musulmane et le terrorisme, Allah et le Djihad, le Coran et le crime. C'est oublier un peu vite que le PKK et l'IRA – groupes politiques armés laïcs ont tué davantage, et qu'en France, il n'y a pas si longtemps encore, des fondamentalistes religieux ont porté atteinte à la vie d'innocents et ont tué, au nom d'un Dieu tout ce qu'il y a de plus catholique. Assia n'est guère surprise quand je lui apprends que ces nostalgiques de l'inquisition, proches de Saint-Nicolas-du-Chardonnet et de l'extrême droite française, pratiquant encore l'autodafé d'oeuvres d'art et l'exécution publique d'hérétiques par le feu, n'ont été condamnés qu'à de la prison avec sursis. Elle connaît le système judiciaire, elle connaît la France et ses magistrats ; qu'un Arabe de banlieue se fasse prendre à vendre du shit et il part sous les verrous, qu'un catholique bien blanc issu des beaux quartiers soit arrêté pour avoir posé une bombe incendiaire meurtrière, et il repart libre.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 10 novembre 2020

Filles de Meknès




        Plus je passe de temps au Maroc et plus j'admire la société musulmane, où l'alcool est absent de la plupart des lieux publics, où les femmes ne sont pas obligées d'érotiser chaque instant de leur existence, où la fidélité – qu'elle soit conjugale, juridique ou spirituelle – se révèle la première des vertus, où la pornographie, la prostitution, les jeux d'argent et les prêts à taux usuriers sont interdits de manière égale, où cinq fois par jour l'individu doit cesser toute activité pour penser à ce qui le dépasse, à son rapport aux autres et à sa relation aux plus pauvres – où pendant quarante jours dans l'année il doit redécouvrir ce que sont la faim, la soif et l'abstinence sexuelle. J'ai participé au ramadan avec la famille d'Assia dans le Sud de la France ; sur les conseils de sa grand-mère, j'ai fait le premier jour, le jour du milieu et le dernier jour. L'expérience est à vivre, elle ouvre une autre perspective sur le quotidien : on réalise le temps qu'on perd à se soucier de manger, où, comment et avec qui ; débarrassé des impératifs du corps, l'esprit s'appartient à lui-même, on réfléchit sur tout, les vivres spirituels – vin coranique, manne juive, eucharistie chrétienne – deviennent plus désirables que les nourritures terrestres. En comparaison, le carême catholique paraît bien timoré, et plutôt confortable, avec son bol de riz du mercredi des Cendres et le poisson le vendredi à la place de la viande. Le séjour au Maroc n'arrange pas les choses, la nourriture me dégoûte de plus en plus, j'ai dû faire un trou supplémentaire au couteau dans ma ceinture pour la resserrer. Si je me suis fâché avec Pierre et avec Ben avant de partir, ce n'est pas pour rien non plus, leur passion pour la bouffe m'écoeurant toujours davantage ; j'avais prévenu Pierre, avant la rupture définitive : comme pour le sexe il y a quelque chose d'un peu dégueulasse dans la nourriture, qui atteint à la même obscénité, lorsqu'on passe son temps à table, comme il le fait, à en parler, à sanctifier le terroir, à révérer la tradition et à glorifier un savoir-faire, à s'incliner face à une recette et à se mettre à genoux devant un grand chef. C'est à croire qu'il pourrait voir Dieu dans un plat, à moins que ce ne soit entre les cuisses d'une fille, comme pour Ben, qui voit dans chaque chatte une cathédrale. La bouffe et le cul, voilà l'objet de toutes leurs pensées et les seules vraies passions de leur existence. Ils mangent, ils baisent, ils ont des révélations, qui durent le temps que dure le plaisir, quelques secondes, quelques minutes tout au plus. 

    Au vrai, je ne connais personne qui soit véritablement athée. Ceux qui prétendent le contraire sacralisent toujours quelque chose d'autre, que ce soit leur mère ou leur femme, la bouffe ou le cul, l'alcool ou la drogue, le jeu ou l'argent, un personnage historique ou un penseur, un musicien ou un acteur, un homme politique ou un sportif, un top-modèle ou un présentateur télé, quand ce n'est pas la plus commune et la plus plate des idoles, à savoir soi-même. On se parfume, on s'habille, on se fait des offrandes, on se prend en photo, on se voit en image, on se fait des films, on se raconte des histoires, on ne parle que de soi. Autoportrait, journal intime, autobiographie, analyse, autofiction, récits de soi, je parle en connaissance. Il n'y a de Dieu que Dieu, c'est le premier acte de foi du musulman, que répète inlassablement le Coran, dont la lecture me fascine de plus en plus. Serais-je mûr pour me convertir ? J'imagine la joie des grands-parents d'Assia, et la tête de mes parents. La circoncision m'attend. Quel prénom arabe me choisirais-je ? Abdul ? Karim ? Mohamed ? Qu'en penserait Assia, ma belle athée à l'appétit insatiable ? Ma chérie, je t'emmènerais à la Mecque. Serrant sa main sur la place El Hedim, comme pour mieux me protéger du charme ensorcelant des filles de Meknès, je lui fais part de mon attrait grandissant pour le foulard, que je trouve décidément très seyant, et de mon goût plus que prononcé pour le voile, qui représente pour moi un summum érotique. Ne voudrait-elle pas le porter pour moi ? Assia trouve mon idée complètement conne, elle est définitive : celui qui lui fera porter le foulard n'est pas né.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 3 novembre 2020

Pensées du Haut Atlas (suite)




        Dieu ne se tente pas, pas plus qu'on ne convoque l'Être, en sciences, en art ou en philosophie. L'être n'est pas à prendre, il se donne librement, est-ce si difficile à comprendre ? Il s'agit de se disposer à le recevoir, et tout arrive, par surcroît. Qui en aura la garde ? Si l'artiste peut parfois se prévaloir d'un maigre privilège – si minime, et si pesant, si handicapant dans la vie sociale –, sur le savant et le philosophe quant à la question de l'Être, c'est qu'il a la création en responsabilité, et que ce don est inconciliable avec le crime. Tous les scientifiques et les penseurs ne peuvent pas en dire autant, eux qui savent le moment venu armer et légitimer les régimes les plus criminels. À l'inverse, aucun artiste n'a jamais été un assassin. La démonstration se fait aisément par la réciproque : il n'y une laideur définitive des arts totalitaires et l'on retrouve un même mauvais goût chez tous les dirigeants politiques, y compris démocrates – la moindre sculpture municipale est là pour le prouver. D'où vient le privilège de l'artiste, cette distinction, une couronne posée sur la tête d'un prince qui n'a ni château ni royaume ? Ce n'est rien, c'est une faiblesse, une vulnérabilité, une trop grande sensibilité, une nudité de regard ; l'artiste, c'est bien connu, est celui qui a gardé une âme d'enfant. L'enfance de l'art est l'art de l'enfance. Ce n'est pas lui, mais les adultes qui font preuve d'une trop grande imagination ; ce sont eux qui délirent et qui élaborent des mondes où il est impossible de vivre ; lui voit les choses telles qu'elles sont, sans préjugés, et cherche à les sauver dans leur surgissement miraculeux. On s'effraie que les terroristes ne reculent devant rien, pas même la mort d'enfants. C'est que l'enfant qui était en eux est mort depuis longtemps, si tant est que ceux-ci ait eu la chance d'avoir une jeunesse. Combien d'adultes ont-ils fait le deuil de leur enfance ? Presque tous. La volonté de certitude et l'esprit de sérieux ont tué le monde. C'est à croire que nous partageons une certaine insensibilité avec les terroristes : il n'y a plus que les crimes les plus odieux qui nous émeuvent, quelques minutes, un jour ou deux, au mieux. Ne s'habituer à rien, ne pas se faire une raison de toute chose, n'est-ce pas le plus difficile à préserver quand on grandit, dans un monde où tout nous ramène à la norme et à la banalité ? Là est l'unique défi, le seul qui vaille, qui consiste à rester un enfant, capable de s'émerveiller devant la voie lactée, sous les étoiles qui lui posent toutes les questions et qui lui donnent, par leur beauté même, une réponse à laquelle il aura à rendre compte toute sa vie. Le critère esthétique est toujours l'ultime, il est au commencement et à la fin, c'est lui qui nous fait dire un jour – si l'on est parvenu à échapper à la lassitude et au renoncement des adultes – non pas la vie est bien, encore moins la vie est vraie ou la vie est bonne, mais la vie est belle, et l'on a tout dit. 

     Quels savoirs fonder sur de telles naïvetés, quelle science élaborer ? Précisément la connaissance la plus hautement métaphysique, c'est-à-dire une pensée débarrassée des concepts et des catégories qui ont trop longtemps enserré le réel et la vie ; une pensée d'avant la pensée, capable mieux qu'une autre de rendre compte de l'essence du monde et de l'Être. Une telle connaissance, qui se situe avant tout langage, est-elle communicable ? Par quel moyen ? La méditation n'en donne qu'une pale image, la prière s'en approche, le chant l'accomplit, comme un muezzin une nuit d'été dans le désert qui s'élève par la voix à la perfection et la laisse dans le silence redescendre vers lui – comme un derviche tourneur qui, fixe dans la spirale, fait danser le ciel et la terre jusqu'à l'anéantissement symbolique de leur opposition. La musique, et la danse qu'elle provoque, est le premier langage métaphysique – c'est pour cela qu'elle est universelle –, très au-dessus de la plate et tautologique raison. Que valent les vérités ? La question de la vérité de la vérité est-elle seulement pertinente ? Possible ? Pensable ? Si nos connaissances actuelles, chèrement acquises, ne sont que des croyances vraies, attendant d'être bientôt réfutées, et en fin de compte, et de toutes les manières, des dispositions à agir, que nous reste-t-il à faire ? Ne faut-il pas complètement changer notre façon de vivre ? La pensée suivra, si elle le peut. Voilà, très chère Claudine, de quoi révolutionner l'école et la société : avant les mathématiques et la grammaire, il y a la musique et la danse ; avant les règles et les lois, il y a le rythme et l'harmonie.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay




mardi 27 octobre 2020

Pensées du Haut Atlas




        Chère Claudine Tiercelin, nous savons vous et moi que la raison, comme jadis la foi, a été instrumentalisée pour commettre le pire et que derrière le masque du Bien ce sont toujours les mêmes grimaces de haine, de ressentiment, de désespoir, de haine de l'autre et de soi. Le seul entendement permet-il de les combattre ? La vraie raison peut-elle venir à bout de tristes passions ? La noble philosophie que vous enseignez si bien peut-elle vraiment lutter contre la barbarie ? En bonne humaniste, vous réclamant de l'héritage des Lumières, vous devez essayer de vous en convaincre. Mais l'homme vit-il de raisons ? La naissance est-elle rationnelle ? La mort est-elle raisonnable ? Entre l'émerveillement et le scandale, l'amour est-il logique ? Plus encore, une raison a-t-elle jamais vaincu une passion ? Une idée un affect ? Ne faut-il pas plutôt, comme Spinoza le considère, opposer à la passion une autre passion, encore plus forte ? Mais alors, au moment où revient en Europe la folie meurtrière, accompagnée des justifications les plus délirantes, que faudra-t-il répondre ? À cette haine qui ne se cache même plus, quelle passion faudra-t-il opposer ? La passion de la connaissance ? Un savoir accru de l'univers ? Une exigence supplémentaire de rationalité ? De nécessités, de principes et de lois ? De liberté, d'égalité et de laïcité ? Cela suffira-t-il à arrêter ces gamins égarés assoiffés d'absolu ? Je crains qu'à vouloir toujours plus faire correspondre le réel et le rationnel, on ne fasse qu'encourager ce que l'on voulait combattre : qu'à remplir le monde de raisons on ne donne envie de commettre toujours davantage de folies. Après tout, eux aussi veulent à tout prix faire plier le monde à leur unique vue de l'esprit… Voilà ce que c'est que de vouloir rabaisser le réel aux courtes vues de la raison ou à une seule idée. Mais si l'on soutient le contraire ? Que l'être, précisément, est à jamais hors de portée des mesquineries humaines ? Qu'entre le ciel et l'homme, il y a une distance incommensurable qui ne pourra jamais être réduite, ni par la raison ni par le dogme ? Et que dans cet écart, dans ce jeu, se trouve toute la dignité de l'humanité, la sauvegarde et l'avenir du monde ? 

    Vouloir maîtriser ce qui ne se maîtrise pas, c'est paradoxalement ce qu'ont en commun les rationalistes dogmatiques et les intégristes religieux, réunis dans une même forclusion du mystère, du doute et du don de la grâce : de tout ce qui fait une authentique foi. C'est à croire qu'ils préféreraient mourir ou tuer plutôt que de perdre leurs précieuses certitudes : les premiers choisissant le suicide plutôt que de vivre sans raisons, ou s'enfermant dans une sécurité et un confort qui ressemblent fort à un cercueil dans lequel ils essaieraient de se sentir à l'aise ; les seconds réclamant l'exécution de toute personne qui mettrait en doute leur vérité ou qui ne vivrait pas comme eux. Chacun devient le monstre de l'autre, un fou à enfermer ou un impie à égorger : le fanatisme n'est pas la conséquence du dogmatisme, c'est son envers diabolique qui appelle, faute de démonstration, la preuve par le sang. C'est de vouloir réaliser l'absolu sur cette terre, que ce soit celui de la raison, de l'être suprême ou du royaume de Dieu, que naît la terreur, je ne vais pas vous rappeler les leçons magistrales de Hegel là-dessus. Passer de rien à tout, quel vertige, en terminer avec la longue chaîne causale des actes et des fins sans cesse reportées, quel soulagement, faire de chaque instant un acte ultime, quelle extase. Comme je sais ce qu'ils ont dans le crâne, ces écervelés, qui s'imaginent atteindre le paradis et qui ne font que réaliser l'enfer, non pas d'abord d'avoir cru un temps à la lutte armée et au sacrifice, non plus ensuite de m'être reconnu enfant de Dieu, mais enfin de m'être autorisé comme écrivain. Je joue ma vie tous les jours, qui peut s'ouvrir à un tel crédit infini ? Je connais ce chantage, la petite terreur intime que l'on exerce sur tout le monde : c'est ça ou rien, c'est la liberté ou la mort, c'est la mort qui nous libère et qui se déchaîne, on se reconnaît un droit de vie et de mort – réel ou symbolique – sur soi et sur les autres : on prétend recréer le monde. De cet orgueil dément, nourri au pain quotidien de l'échec et de l'humiliation, provient une foi indéfectible en l'irrémédiable – mais a-t-on le choix ? Que nous reste-t-il ? –, on n'aspire plus qu'à une seule chose, passer du néant de sa vie à la plénitude de l'absolu, sans médiation, on veut abolir dans un même geste les autres et le temps – là est la suprême jouissance, l'exultation de toute-puissance –, quitte à confondre l'abstrait et l'absolu, la mort et l'infini, la fatalité et le destin, soi-même et les autres. L'artiste n'est-il pas un criminel qui a réussi ? Il tente sa chance comme d'autres braquent des banques ou misent au casino : en jouant le tout pour le tout. 

    Mais jouer sa vie suffit-il à la sauver ? Mourir pour ses idées prouve-t-il quoi que ce soit ? Peut-on être le propre créditeur de son existence ? Tenir à soi seul le sens du monde sur ses épaules, de l'univers tout entier ? N'est-ce pas Dieu en personne que le criminel, l'artiste et le terroriste cherchent à défier ? Le dernier réalisant la hideuse synthèse des deux premiers ? Qu'importe que l'acte, l'œuvre ou l'attentat soit au service du bien ou du mal, que leurs auteurs se fassent caricatures de saints ou authentiques démoniaques, cœurs brûlants ou âmes glacées, ils savent au fond d'eux que Dieu ne réprouve que les indécis, autrement dit tous les autres, qui se maintiennent dans le non-choix d'une vie indéfinie – tous les tièdes que le divin vomit. L'homme peut-il aller plus loin dans l'orgueil, lorsqu'il s'imagine qu'il peut sommer Dieu de lui répondre, une bonne fois pour toutes, s'il existe ou non ? Il devrait savoir pourtant que l'on ne tente pas son Dieu, c'est dit, écrit et répété. De cette démesure que les Grecs nommaient autrefois hybris, le terroriste religieux est donc le comble ; en soumettant entièrement sa volonté à Dieu, il se croit dans l'humilité – la première vertu du croyant –, alors qu'il n'est qu'orgueilleux – caractère qui à lui seul dépeint le diable –, il se méprend sur sa foi, il se sait maléfique, il se hait de l'être, il hait tous les impies en qui il croit se reconnaître : il veut leur mort avec la même violence qu'il désire la sienne. Démoniaque inassouvi, il se fera ange exterminateur. Comment une telle logique aurait-elle pu m'échapper ? Terroriste, tu es mon semblable, tu es mon prochain, tu es mon frère. Peut-on écrire ça ? Pour combattre les terroristes, il faut les comprendre, pour les comprendre il faut les aimer. Il n'y a que cela que l'on peut leur opposer, ma chère Claudine.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 20 octobre 2020

Pars loin! (avec Le Guide du Routard)




        Le Guide du Routard, c'est le Français à l'étranger dans toute sa magnificence, qui ne demande que deux choses avant de se divertir, c'est où dormir et où bouffer. La civilisation, la culture, les croyances, les mœurs ? On verra ça après, s'il a le temps, les paysages rapidement parcourus lui suffisent, il faut bien qu'il ramène quelques clichés. La culture, au fond, il s'en fout, son rapport à l'Histoire est déplorable, ne connaissant rien il se fait familier de tout : c'est une règle de la grossièreté. Le Routard, c'est celui qui est habitué à taper sur l'épaule du pape, à poser son cul sur le trône de l'empereur, à tapoter le ventre du roi et à pincer les fesses de la reine, à tutoyer tous les princes du monde et à affubler tous les grands hommes de sobriquets ridicules ; c'est lui qui se cure le nez devant les pyramides, qui se gratte les couilles devant le Taj Mahal, qui rote et qui pète à Angkor, c'est lui qui à la Cène, parmi les disciples, enlève ses chaussures pour poser les pieds sur la table, sous le nez et la barbe de Jésus. Le Routard passe son temps à vouloir éviter les touristes et les beaufs ? Rien de plus normal, il se reconnaît en chacun d'eux. Attention, le Routard n'est pas qu'un béotien qui s'indigne en Grèce de trouver partout ses semblables, c'est aussi un homme de cœur, qui s'éprend d'humanitaire, il a l'excuse politique, il est français monsieur, les droits de l'homme le concernent. Malgré tout, si les considérations critiques qu'il consigne par écrit dérangent le gouvernement d'un pays à visiter, il conseille, bienveillant, d'en faire disparaître le témoignage avant d'en passer la frontière – la page peut s'arracher – histoire de ne pas avoir de problèmes avec la police et la justice locales, quel engagement, quel courage ! Ses visites guidées au Maroc lui assurent ses plus gros revenus ? Mais le roi du Maroc est un type très bien vous savez, ses opposants en prison le savent pertinemment, ils sont d'ailleurs torturés avec beaucoup d'humanité, ce qui n'est pas toujours le cas ailleurs ; il sait manier la diplomatie le Routard : il a longtemps travaillé pour un marchand d'armes. 

    Le Routard, c'est aussi un french lover, un romantique dans l'âme, qui place dans son répertoire alphabétique personnel – où le mot Argent arrive en premier – la Femme après la Faune et la Flore, quelle classe : après les animaux et les plantes, la chatte. C'est qu'il s'y connaît en femmes : il y a la Brésilienne, la Tunisienne, la Sud-Africaine, la Cubaine… ah la Cubaine, quelle chaudasse ! Il y a aussi la Thaïlandaise, qui est un peu sa mauvaise conscience, c'est vrai, ce n'est pas bien d'aller au bordel, mais s'il faut vraiment s'y rendre, il donnera tous les conseils nécessaires – sortez couvert ! – en même temps que les adresses, car pour lui c'est différent, n'est-ce pas ? Il a oublié que toute pute qui se respecte apprend à dire ça à chaque client. Le tourisme sexuel le choque d'autant plus qu'il y participe activement, il a beaucoup oeuvré pour le rapprochement entre les peuples et la promiscuité entre les sexes, l'exploration du monde et la découverte des vagins. Pour le Routard, les femmes sont toutes différentes et à la fois toutes les mêmes. S'il croit lire dans le Coran une interdiction formelle de l'alcool qui n'y figure pas – c'est que pour lui un repas sans vin est une punition –, n'ayant sans doute pas lu les sourates qui évoquent les ruisseaux de vin délicieux, les banquets paradisiaques où l'on s'enivre de vin musqué, il n'y relève pas en revanche qu'il y est dit que la femme compte pour la moitié d'un homme : c'est que pour le Routard la femme compte encore moins que ça. Longtemps il a fait comme si elle n'existait pas, quand il s'est ouvert à la possibilité de son existence, ç'a été pour lui recommander de ne pas voyager seule, et finalement lui délivrer des conseils d'émancipation d'une audace folle, en la renvoyant aux breloques et aux chiffons de la rubrique shopping. Et s'il lui venait, à elle aussi, des envies de baiser avec des autochtones – non mais quelle salope –, ça doit être pour des raisons forcément inavouables, pour tromper sa solitude ou sa misère sexuelle, et non pas pour s'amuser comme son homologue à gonades, qui doit la dédaigner dans son pays en raison de son physique, jamais de son Q.I. Qu'on ne vienne pas lui faire ce procès, au Guide du Routard, champion N°1 toutes catégories du tourisme de masse, il a à ce titre des responsabilités, il n'est pas plus misogyne qu'il n'est homophobe enfin – il a défendu la cause féminine face à l'abject Houellebecq et il a de nombreux amis gays –, il est d'ailleurs ouvertement gay friendly, il a été à Mykonos, même s'il trouve que c'était mieux avant. C'est bien ça le problème, le Routard a vieilli, il passe son temps à radoter, c'était mieux avant, c'est toujours mieux sans les touristes, il n'envisage pas qu'à suivre ses propos l'on conclut que le monde serait mieux sans lui.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 13 octobre 2020

Finir gros et fou




           Depuis la route qui nous emmène vers Ait Bouguemez, la vallée heureuse, nous apercevons une grande fête où se déroule des tournois à cheval ; des tentes sont dressées, surmontées d’oriflammes, derrière lesquels sont installés des enclos à bétail. Le royaume des vaches a pris fin, ici commence celui, berbère, des chèvres. Des cochons nous ne trouverons nulle part la trace, pour la première fois que nous voyageons ensemble, nous n'aurons pas à demander comment se dit le mot porc et Assia n'aura pas à se soucier de ce qu'il y a dans son assiette ; ici comme dans tous les pays musulmans – ainsi qu'en Israël –, l'animal est honni et sa viande est impure. Pour justifier ce tabou alimentaire, beaucoup d'Occidentaux se croyant éclairés évoquent une règle d'hygiène caractéristique des pays chauds, prétendant que le cochon est une viande grasse qui se conserve mal, source de nombreuses maladies, sous-entendant que derrière un interdit archaïque et somme toute incompréhensible – bon sang, le porc c'est si bon – se dissimulerait un bon sens prophylactique millénaire, mais c'est méconnaître, en plus de l'arrivée des réfrigérateurs il y a plus d'un siècle, le sens profond d'un interdit religieux que d'en appeler à un critère d'utilité pour le comprendre. Rien n'est jamais utile dans la religion et aucun interdit ne rapporte quoi que ce soit ; celui-ci demeure essentiellement un sacrifice, qui coûte toujours. Si les juifs et les musulmans ont prohibé le porc, c'est précisément parce qu'il était bon et qu'il attirait toutes les convoitises. Ce qui est blâmé dans le cochon n'est pas sa chair mais ce qu'il représente : l'animal le plus sale qui soit, qui ne pense qu'à manger et à copuler : de tous, celui qui ressemble le plus à l'homme. La génétique contemporaine, plusieurs millénaires après les premiers écrits hébraïques énonçant la proscription, a établi sans conteste la parenté : le porc partage avec l'homme 95% d'ADN commun, ce qui fait de lui un proche cousin, presque un frère ; pour être plus intime, il n'y a que le chimpanzé. On est ce qu'on mange, est-ce pour cela que les juifs et les arabes répugnaient à consommer sa chair ? Avaient-ils peur en se l'appropriant par la dévoration de devenir comme lui ? Ou redoutaient-ils au contraire de se livrer à une forme détournée de cannibalisme ? Rien ne ressemble plus à un porcelet qu'un nourrisson… 

    Je sais depuis l'enfance que le porc, en dépit de sa saleté, est sensible, c'est un émotif qui se cache derrière des manières grossières ; il est intelligent et a une excellente mémoire, il a une conscience aiguë de la mort, il sait très bien ce que peut lui vouloir un homme muni d'un couteau – il faut l'entendre hurler et pleurer comme un condamné partant au billot –, lavé et rasé il a la peau rose comme celle d'un Européen et de petits yeux bleus très touchants qui, c'est vrai, ne regardent jamais le ciel ; il a du nez, plus qu'un chien, dont on se sert pour trouver des truffes, même si son goût est déplorable, l'autorisant à manger de la charogne, ses petits ou sa propre merde. La science la plus récente l'a confirmé, le cochon est notre parent à plus d'un titre, il sait s'adapter, coloniser des territoires, qu'il saccage le plus souvent comme l'être humain ; sa gloutonnerie – ainsi que sa frénésie sexuelle ? – l'expose aux mêmes pathologies que l'homme : obésité, diabète, Parkinson, Alzheimer. Finir gros et fou, voilà un destin commun de porcherie. Cette proximité biologique fait évidemment du cochon le candidat rêvé pour toutes les expérimentations scientifiques ; l'industrie pharmaceutique se sert déjà de lui pour élaborer des médicaments et la recherche médicale envisage très prochainement de greffer ses organes sur l'homme – qui n'a jamais rêvé en effet d'avoir un cœur de porc ou un utérus de truie ? On connaît le précepte de la science : ce que tu peux, tu le veux, ce que tu veux, tu le dois. Les musulmans se résoudront-ils à ce genre de progrès, plus qu'assuré ? C'est peu probable, tant l'interdit symbolique reste fort, qui touche également des animaux qu'ils ne sont pas tentés de consommer, tel le chien, qu'ils tiennent en piètre estime et dont ils évitent le contact, celui-ci ne pensant selon eux qu'à deux choses, lui aussi, à bouffer et à renifler des culs, et quand il ne le peut pas, à mordre. C'est à croire que si l'homme est un loup pour l'homme, le porc et le chien sont bien trop humains pour les musulmans.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 6 octobre 2020

Fiançailles à Dubrovnik




        Étrange destination, c'est vrai, un voyage de fiançailles à Dubrovnik, pourquoi pas une lune de miel à Sarajevo ? Hiroshima mon amour… Assia et moi étions déjà allés à Venise, il nous restait encore celle que l'on appelait autrefois Raguse, l'autre perle de l'Adriatique, presque aussi belle qu'une sœur jumelle, et dont le devise est la liberté ne se vend pas même pour tout l'or du monde. Je voulais voir également le cœur mort de l'Europe, pour vérifier s'il se remettait à battre. Je me voyais mal partir à l'île Maurice, à la Réunion où habite désormais mon frère et qui nous y a invités, ou aux Antilles ; Assia est comme moi, où que nous allions, nous avons besoin d'histoire, de culture, de civilisation qui s'étendent sur des siècles ou des millénaires, et où l'on ne parle pas si possible un français de colon. C'est donc en Yougoslavie – que j'ai traversée à dix neuf ans, m'arrêtant à Belgrade où la guerre allait éclater deux ans plus tard – que l'Europe a perdu tout honneur et toute légitimité. Comme il est facile, cinq ans après la fin d'un conflit, de faire son malin ou son savant, d'endosser à peu de frais le costume du procureur, du petit juge et ou du grand moraliste – dénonçant la lâcheté des uns, la compromission des autres, l'inaction de tous –, quand ce n'est pas celle, la plus ridicule de toutes, du stratège, qui aurait su, lui, comment mener le conflit pour le résoudre ; la guerre passée, tout le monde se prend pour Napoléon. 

    J'étais où, moi, quand le conflit a éclaté et que les premiers témoignages de déportation de populations et de massacres de masse ont commencé à nous parvenir ? Cette fois-ci – la phrase est devenue une antienne –, on ne pourra pas dire qu'on ne savait pas… Je m'en foutais, comme beaucoup, de cette guerre à deux heures de Paris ; j'ai bien essayé de m'y intéresser au début, pour prendre fait et cause et la pose de l'engagé, avec les intellectuels et les artistes, c'est vite devenu intenable. La confusion était totale : les agresseurs étaient d'anciens alliés, les agressés d'anciens collabos, les salauds n'étaient pas ceux que l'on croyait, et puis finalement si ; à leur tour les victimes se faisaient bourreaux, des alliances contre-nature se créaient au fur et à mesure des conquêtes et des défaites : les ennemis de la veille s'entendaient un jour pour combattre un adversaire qui le lendemain redeviendrait un allié ; les massacres de civils se perpétraient : des charniers étaient exhumés, des camps de concentration étaient découverts. L'Europe se demandait s'il fallait agir, il y avait eu Dubrovnik assiégée, Vukovar détruite, Pristina martyrisée, Srebrenica génocidée, Sarajevo éventrée, que lui fallait-il de plus ? C'est là que l'on comprend que des Juifs aient pu être exterminés par millions pendant la seconde guerre mondiale sans que personne ne bouge, et que des génocides puissent se perpétuer au vu et au su de l'ONU, sous les yeux de militaires en armes portant le casque bleu. Le général Morillon, responsable du désarmement et de la protection de Srebrenica avant que huit mille hommes y soient massacrés, peut-il toujours se regarder dans la glace ? Faut-il le blâmer ? Personne n'était d'accord, pas plus les Anglais, les Allemands que les Français, tout était invoqué, du côté des belligérants comme du côté des forces d'interposition : nations ancestrales, griefs du passé, anciennes alliances, poids de l'histoire. Ce que je percevais surtout à travers tout ça, c'est qu'on essayait de nous refaire le coup du choc des civilisations, de la guerre de religion : les protagonistes rappelaient la Seconde Guerre Mondiale, la première Guerre des Balkans en 1912, ils remontaient même à la Bataille du Kosovo… de 1389. On nous rejouait l'affrontement de l'Occident chrétien et de l'Empire Ottoman. L'effondrement du pont de Mostar en Bosnie, à lui seul, symbolisait l'échec de toute réconciliation possible, la chute de ses pierres dans le fleuve Neretva venant rappeler la rupture et l'abîme. Cette vision des choses, je ne l'ai jamais partagée, dans cette guerre-là je n'allais pas m'engager, en tant qu'artiste que pouvais-je y faire ? Quelle leçon pouvais-je en tirer ? – Bonjour, je voudrais un billet d'avion pour Kigali, c'est pour empêcher un génocide inter-ethnique, bien sûr monsieur, en classe affaire ou en économique ? Vous préférez le couloir ou le hublot ? Alors qu'une solution paraissait être envisagée dans les Balkans et que la paix semblait enfin accessible, un autre massacre commençait au Rwanda, encore plus terrible celui-ci – là encore devant des casques bleus, recevant l'ordre cette fois de ne sauver que la seule peau des Blancs – qui allait faire plus de huit cent mille morts en trois mois, les Hutus faisant preuve à l'égard des Tutsis d'un rendement génocidaire à faire pâlir la légendaire productivité allemande, le tout à la main – si les Hutus avaient régné aussi longtemps que les nazis, ils auraient pu décimer à la machette la population entière du pays, qu'on ne vienne plus dire que les Africains sont des feignants. 

    Comment expliquer que l'Histoire n'enseigne rien ? Peut-on apprendre ça aux écoliers ? Sa connaissance, hélas, n'empêche nullement sa répétition. Jusqu'où doit-on remonter dans la chaîne causale pour justifier son action ? En Bosnie fallait-il invoquer la Guerre de Kosovo Polje ? La Bataille de Lépante ? Les guerres vénéto-ottomanes ? Les premières croisades ? Les sièges de Byzance ? De Jérusalem ? Pourquoi pas ne pas revenir à Abel et Caïn pendant qu'on y était ? L'Histoire n'enseigne jamais rien de ce que nous devons faire aujourd'hui, ce n'est pas en s'inscrivant dans une chaîne historique que l'on peut s'en sortir, aussi logiques et implacables que soient les maillons, c'est seulement par un saut hors d'elle, dans un bond intemporel, que l'on peut quitter le rang des assassins. Étonnante instance que l'Histoire, aussi énigmatique que l'opinion publique, à laquelle tant de personnes se soumettent : on attend d'elle qu'elle nous explique le passé, qu'elle légitime le présent, qu'elle nous justifie à l'avenir, craignant d'avance ses jugements impartiaux et définitifs, comme si l'Histoire avait le dernier mot sur tout. Tout le monde attend l'Histoire, pour s'y rallier après coup – du côté des vainqueurs de préférence –, alors qu'il s'agirait à chacun de la faire au jour le jour.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay