mardi 4 mai 2021

Charité mal ordonnée

 



        C'est le rire d'Hannah qui me réveille. Le vieux professeur et sa femme ont disparu. Assia dort toujours ; il fait jour et la pluie a repris. À travers la fenêtre du compartiment s'alternent le rouge-ocre de la terre et le vert éclatant de la végétation que les ondées estompent à peine. À l'arrêt du train, des vendeurs ambulants, femmes accompagnées de leurs enfants, proposent du café, du thé, des beignets et des dosaïs, de larges crêpes de farine de lentilles farcies de légumes, servies avec une sauce au lait de coco et au piment. Hannah et Joost sont aux brioches sous vide et au jus d'orange en brique ; ils écarquillent les yeux lorsqu'ils me voient prendre un dosaï dans une feuille de bananier pour accompagner mon café. Partagés entre la méfiance et la curiosité, ils me demandent si c'est bon, ce n'est pas bon c'est délicieux, la sauce est particulièrement relevée, veulent-ils goûter ? Ils prennent une mine légèrement écoeurée, non merci. Avant que le train ne reparte, je prends des beignets et un thé chaï pour Assia, que je réveille avec des odeurs de lait chaud, de cannelle, de cardamome et de vanille ; elle s'étire, demande où nous sommes, comment le saurais-je ? As-tu bien dormi ? Comme un enfant. Elle délaisse bien vite ses beignets pour le dosaï, dont elle me pique la moitié, comme attendu. Deux enfants entrent à nouveau dans le compartiment pour mendier, Assia et Joost demeurent pareillement indifférents, une douce pitié remplit le regard d'Hannah ; les gamins insistent, je donne à chacun un stylo et un carnet, avec le reste des beignets auxquels Assia n'a pas touché, ils repartent ravis. Assia fait les gros yeux, j'espère que tu ne vas pas passer tout le voyage à donner à tout le monde, siffle-t-elle, les stylos c'est cool, mais l'argent et la bouffe ? J'ouvre le livre sur Bouddha et lui en lis un passage. « Si je donne, qu'aurai-je à manger ? » Cet égoïsme fera de toi un ogre. – « Si je mange, qu'aurai-je à donner ? » Cette générosité fera de toi le roi des dieux. Assia ne dit plus rien. Un des enfants revient, très fâché, son stylo ne marche pas ! Je lui montre comment débloquer la bille sur la semelle de sa tong, il repart joyeux.

    La gêne me gagne quand Hannah me prend en photo, n'est-ce pas un peu trop ? Je leur ai menti hier, à elle et à Joost, lorsque j'ai prétendu que je n'avais pas, face à la pauvreté, de cas de conscience ; j'en ai un et il est de taille. Ma main gauche n'a pas ignoré ce qu'a fait ma main droite, je n'ai pas pratiqué en secret l'aumône. Ai-je cherché à en tirer gloire ? C'est le problème fondamental, jamais résolu, sur lequel repose la foi entière. Que l'intérêt se cache derrière la charité et la religion s'écroule : il n'y a pas d'acte moral. Que le désintérêt puisse se prouver est une contradiction dans les termes. Le véritable don est indémontrable, c'est ce qui fait sa beauté et sa vérité ; laissons les preuves à ceux qui ont toujours besoin de tout compter. Le Bouddha : Tous ceux qui sont malheureux le sont pour avoir cherché leur propre bonheur ; tous ceux qui sont heureux le sont pour avoir cherché le bonheur d'autrui. Je lis ça, dans la patrie de Bouddha, où chaque jour des millions d'Indiens pratiquent la charité.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay