mardi 28 avril 2020

L'amour au temps du Corona

          


        L'aide-soignante vient m'apporter le plateau-repas ; le docteur Singh m'a mis au régime continental, autrement dit américain et c'est une punition pour moi. Comment ai-je pu me lasser des épices et des piments ? Regretter la blanquette de veau ou le pot-au-feu, ces conventions d'hiver provinciaux ? Saucisse purée ce midi, ce n'est pas mauvais, les cuisiniers de l'hôpital se défendent, mais quelle monotonie, quelle fadeur, quelle bouillie. Ma sœur m'appelle pour prendre de mes nouvelles, cinq minutes après les assurances me téléphonent, une fille excessivement polie et engageante m'affirme que tout est arrangé. Je soupçonne ma sœur, cadre-sup dans une grande compagnie d'assurance, d'être directement intervenue pour débloquer le dossier. Je me voyais privé de traitement et mis sur le trottoir comme un malpropre.
    Une infirmière après le repas vient me retirer la perf, c'est la fête, fini le fil à la patte, particulièrement inconfortable pour dormir et peu pratique pour se laver. Depuis deux jours, je peux aller aux toilettes et prendre ma douche seul, sans l'aide d'Assia ou d'une infirmière. Comme je les aime mes infirmières. Depuis le premier jour, je suis tombé amoureux d'elles. Ma vie aurait été sans Assia, je les aurais toutes draguées. Elles sont si gentilles et si douces, à côté en France elles font figures de déménageurs malpolis. Pour mes chéries, prendre soin n'est pas simplement un serment professionnel, c'est une vocation, un don, un cadeau. Il suffit que je sonne pour que deux d'entre elles surgissent, le mister ? souriant, dans leur petit tailleur sexy – la blouse autoritaire étant réservée à l'infirmière générale et aux médecins. Craquent-elles pour moi ? Pour mes yeux bleus et mon torse poilu ? Ma toison d'or, comme l'appelle Assia ? Après tout, je suis seul la journée… Leurs mains sur moi sont toujours un réconfort, même au plus mal dans la nuit, je peux sentir leur savoir-faire, leur tendresse et leur bonté. Serait-ce le propre des femmes thaïlandaises, y compris au lit, d'être à ce point attentionnées ? On le prétend, je ne pourrais répondre. J'en arrive à cette fierté, je n'ai jamais pratiqué le tourisme sexuel. C'est Assia qui devrait prendre des leçons auprès d'elles, elle qui n'est pas du tout attentionnée, encore moins câline. Elle aime le sexe mais pas la tendresse, c'est un vrai mec. Je lui pardonne, je suis son premier amour, elle découvre. L'attention de mes infirmières va parfois un peu trop loin ; elles doivent mesurer quotidiennement ce que je bois, ce que j'urine – je dois pisser dans une bouteille graduée –, évaluer ce que je mange, et même le nombre de selles que je produis, ce qui est toujours un moment un peu gênant entre nous, how many stool today ? – What ? Vont-elles pousser l'indiscrétion et le scrupule médical jusqu'à me demander si j'ai eu une ou plusieurs érections au cours de la journée ? Et de combien de centimètres ? Ne serait-ce pas là un grand signe de guérison ? Elles l'ont vue, ma bite, et plus d'une fois, elles qui m'ont si souvent déshabillé et rhabillé avec tant de prévenance.
    Assia me fait le plaisir de revenir déjeuner avec moi, c'est gentil ma belle mais j'ai déjà mangé, désolée, je n'ai pas vu l'heure passer, ce n'est pas grave, je vais aller avec toi au self, ça me fera une sortie, tu as remarqué que je n'ai plus ma perfusion ? Un garçon d'étage nous appelle l'ascenseur, nous descendons au rez-de-chaussée, les odeurs de cuisine me guident, je sens l'huile, les vapeurs de riz et de nouilles, les épices, je revis. Le self est vaste et présente une grande variété de plats, je n'en crois pas mes yeux et mes narines : riz sautés, currys en sauce, légumes braisés, frits, à la vapeur, patates douces, poulet, poisson, bœuf épicé, il y a même des brochettes, je salive avec mon petit plateau glissant sur les rails. La bouffe, pour les Thaïlandais, c'est du sérieux, c'est comme pour les Français, on n'est pas là pour plaisanter, au contraire de tant de pays de l'Est européen où la cuisine s'apparente souvent à une mauvaise farce ou à une tentative d'empoissonnement. La santé est dans l'assiette, c'est un dogme en Asie, you are what you eat. Pour l'instant, je suis le feu et l'ardeur d'un bœuf aux piments rouges, la force et la douceur d'un poulet sweet and sour à l'ananas, le contraste violent et la contradiction assumée d'une soupe de poisson à la citronnelle, le mélange et l'altérité d'un riz jaune sauté aux légumes verts, le mystère et l'inconnu d'un dessert fluo en gelée aux haricots rouges. Assia doit me retenir, tu viens de manger, non ? C'était de la cuisine à l'américaine, ce n'était pas de la nourriture. Je prends un peu de tout, en petites quantités, je suis convalescent ; je ne finis pas mes plats, ce n'est sans doute pas si bon que ça – ça reste de la cuisine de cantine collective –, mais pour moi ça vaut le deux étoiles du Michelin raté de Bangkok. Rassasié et heureux, je regarde Assia qui finit mes assiettes, perdre l'appétit est pour elle inconnu, a-t-elle été malade une seule fois ? Non, elle ne s'en souvient pas, ou alors une fois petite, elle a toujours eu une excellente santé.


Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay


mardi 21 avril 2020

L'amour au temps du Corona




        Le bout du monde est là, de l'autre côté du couloir. C'est une expédition dont je ne sais pas si je pourrai revenir seul. La nuit a été dure, la toux, les étaux et les aiguilles m'ont repris ; le matin a été plus clément, j'ai réussi à manger et j'ai trouvé le courage d'appeler ma mère. Mon frère m'a rappelé aussitôt de son boulot. La mère d'Assia m'a téléphoné également, plus inquiète encore. Je piétine avec ma perfusion et mes chaussons bleus, arriverai-je jusqu'à la borne internet ? La librairie est une destination trop lointaine, le self n'en parlons pas, c'est au rez-de-chaussée, pas loin de la sortie, les antipodes pour moi. Une infirmière me dit d'y aller doucement, que l'on peut m'apporter un fauteuil roulant si je veux ; je refuse, j'aimerais marcher seul. Le sang reflue dans la perfusion, le cœur s'accélère, les sueurs sont là, le vertige n'est pas loin. Je marque des pauses, je prends mon temps, c'est ce dont je dispose le plus ici. Assis à la borne, je découvre le clavier thaï, avec les touches contrariées et l'absence d'accents. J'essaie d'écrire à Pierre, le seul dont je me souvienne du mail, afin qu'il prévienne Ben, Marc et Erwan, dont j'ai perdu les adresses lors du trek. Je n'arrive pas à me concentrer, manier le clavier est une épreuve, je fatigue vite, je suis découragé. Je reviens à la chambre, l'infirmière générale et le docteur Singh sont là, ils discutent avec Assia ; le professeur me félicite pour le plateau terminé et la petite escapade en solitaire ; il reste évasif en revanche sur une éventuelle date de sortie, le problème du foie n'est pas réglé, les transaminases restent trop hautes. L'infirmière générale me rappelle que l'administration n'a toujours pas reçu la confirmation de la prise en charge par les assurances et qu'on commence à l'embêter avec ça. Le professeur fait signe de ne pas m'en faire.
    
    Je déprime, j'ai perdu cinq kilos et les muscles fondent. Je n'ai rien à dire à Assia qui termine en beauté son voyage, entre taxis, restos, visites de la ville et magasins. Une fois le professeur et l'infirmière partis, je lui dis que je n'ai pas besoin d'elle et que je peux très bien m'en sortir tout seul. Des larmes lui viennent, je regrette aussitôt ma méchanceté, elle s'en va avant que je n'aie pu m'excuser. J'ai besoin d'un traitement de choc : cinq lignes de Nietzsche, au casque les Deftones, Hexagram, et Be quiet and drive (far away) – le plus grand morceau de tous les temps. Combien de fois le rock m'a-t-il sauvé la vie ? Je me sens déjà mieux. Je joue avec la télécommande du lit, avec celle de la télé, j'admire la vue sur Bangkok. Je rêve de Los Angeles, de Shanghai, de Hong-Kong. Demain j'essaierai de marcher jusqu'à la cafétéria.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay


mardi 14 avril 2020

L'amour au temps du Corona





    Un jeune homme très grand entre sans frapper, accompagné d'une infirmière, c'est un Allemand correspondant qui parle couramment le français ; il vient pour prendre des nouvelles, c'est gentil mais je n'ai rien demandé. Si ça va, ben non tu vois bien que je suis hospitalisé, si j'ai besoin de quelque chose, merci j'ai Assia, si j'ai des diarrhées, qu'est-ce que ça peut te foutre ? Sa visite est intéressée, il est envoyé par l'hôpital qui s'inquiète de ne pas avoir encore reçu la confirmation de ma prise en charge par l'assurance. Et alors, depuis mon lit, d'où je peux à peine me lever, qu'y puis-je ? Ce nouveau tracas ajoute à mon désarroi, qui est assez grand comme ça. Je ne sais pas ce que j'ai, si je vais garder des séquelles, quand je vais sortir, ce qui m'attend à mon retour ; il faut en plus que je me préoccupe des problèmes administratifs, sans compter ceux liés au dépassement du visa. Si l'assurance ne fonctionne pas, qui paiera ? À cent euros la journée d'hospitalisation, je crains qu'Assia ne se retrouve avec une sacrée note à régler. Peuvent-ils nous renvoyer si nous ne payons pas ? Il me souhaite un prompt rétablissement, l'expression est choisie, soulignant une fois de plus son français impeccable, je ne lui réponds pas. Les seules expressions en allemand dont je me souviens sont des insultes, je les lui adresse mentalement.
    J'allume la télé, une chaîne d'information parle de la canicule en France, le chiffre de 15 000 morts est avancé. Au plus fort d'une crise sanitaire sans précédent, alors que toutes les chambres mortuaires étaient saturées, qu'on entreposait les corps par centaines dans le hangar réfrigéré du marché de Rungis et dans des camions frigorifiques d'Ivry, ne pouvant les conserver ailleurs à cause de la chaleur, le ministre de la santé Jean-François Mattei est apparu à la télé, en duplex depuis le jardin de sa propriété varoise où il était en vacances, portant polo et sourire aux lèvres, pour dire aux Français de ne pas s'alarmer. On apprend que le directeur général de la Santé vient de démissionner. Jacques Chirac et Bertrand Delanoë doivent aujourd'hui assister à la cérémonie d'inhumation des cinquante sept victimes parisiennes de la canicule dont les corps n'ont pas été réclamés par les proches.
    Je n'ai pas encore appelé chez moi, ce que l'Allemand voulait sans doute que je fasse pour que les assurances se bougent, je ne veux pas inquiéter ma famille tant que je ne sais pas de quoi je souffre. Elle doit commencer à se demander pourquoi elle n'a pas de mes nouvelles. Au moins ne me suis-je pas fait de soucis pour mon père, le centre médical long-séjour où il réside est climatisé, je sais qu'il est bien entouré. Moi qui pensais être si différent de mon père, voilà une expérience qui me rapproche un peu plus de lui. Il s'est retrouvé à la retraite, en instance de divorce ; j'ai été au chômage, séparé d'Estelle ; il m'invitait au resto, je l'emmenais sortir sur Paris ; on a partagé pas mal de choses. Me voici aujourd'hui à rêver comme lui que j'arrive à marcher, que je peux sortir de la chambre, me promener dehors et revoir quand je le désire les personnes que j'aime. J'expérimente ce que je savais déjà, à savoir l'importance d'une visite – quand ce n'est pas celle, administrative ou médicale, d'un connard qui te demande si tu te chies dessus – et la valeur inestimable d'une sortie, lorsqu'on est condamné à passer ses journées entières allongé entre quatre murs. Ce n'est pas pour rien que je vais manger avec lui tous les mercredis midi et que nous le sortons, avec ma mère, mon frère et ma sœur, tous les dimanches. Dans le plus grand dénuement, je finis par apprécier comme lui, plus que tout, des petits riens : un visage à l'embrasure de la porte, un regard souriant, une voix bienveillante, une main qui prend la main, qui se pose sur la joue ou sur le front. J'attends Assia comme mon père attend ma mère, avec impatience. Quelle heure est-il ? Dis-sept heures, elle ne devrait pas tarder ; elle est sortie faire les magasins, elle va revenir les bras chargés de paquets, elle me redira à quel point cette ville est géniale, elle y dépense tout son argent, peut-être m'aura-t-elle trouvé un cadeau ; elle m'embrassera et je reprendrai vie.


Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay


mardi 7 avril 2020

Mon AVC - Premières pages, suite





       Oui, oui, c’est ça, c’est bien ça, c’est le genre de récit que tu faisais si souvent en marchant et qui plaisait tant... Tu sautilles et l’autre hoche la tête. L'autre c’est Laurent Chollet ou Sophie Damoy ou Estelle Schweigert et il/elle dit : « Tu devrais écrire tes mémoires... »
En Sardaigne aussi, Ulysse, ton fils bien-aimé, alors que tu viens de parler pendant des heures et des heures à Jacques Zwahlen sur cette route toute en lacets - il est venu vous chercher à l'aéroport et vous avez traversé au moins un bon tiers de l'île.
À l’arrivée, devant la petite maison sur la côte déchiquetée, la côte dite « des Naufrageurs », voilà-t-y pas que ton Ulysse, bien plus impressionné par ton récit qu’il ne se l’imagine lui-même, t’interpelle d’un : « Avec tout ce que tu as fait, tu devrais écrire tes mémoires !
Que lui répondre ? En tout cas, toi, tu lui as dit oui, oui, O.K., bien sûr, oui, pas de problème, je vais m’y mettre dès que je peux, je vais les écrire ces mémoires. Une vingtaine de jours plus tard, de retour à Paris, tu es allé à la cave et tu as remonté l’une de ces boîtes en carton contenant tes vieux cahiers, ton journal intime et, ces cahiers, tu les as saisis, décryptés, tapés à la machine, pendant des mois, des mois et des mois, une année, deux, trois, quatre, cinq ans, bref ! Deux millions de signes, 1970- 1990, quatre tomes, plus ou moins mille deux cents pages au format livre courant.

En 1970, j’ai 21 ans quand, ayant enfin obtenu un passe- port, je me barre de chez moi, quitte Bruxelles. Je vais à Jérusalem rejoindre la belle Irène. Manque de pot, quand je débarque, elle est devenue gouine et pour gagner un peu de thune, je me retrouve à faire le tri des pêches dans un moshav.
En 1990, j’ai 41 ans, on m’offre mon premier boulot régulier, je deviens prof dans une école d’art sise à Mulhouse, j’y rencontre une fille. En 2017, je vis toujours avec elle, nous avons deux enfants, 17 et 19 ans, j’ai une retraite minable, je suis vieux, moche, triste, solitaire et je viens de faire un AVC.

O.K., O.K., t’as tapé ton journal, d’accord, mais qui va éditer ça ? Tu n’as connu personne d’important. Tu as passé une année chez Pierre Bourdieu en 1980, t’étais chiant, il t’aimait bien, t’as pas tenu le coup, t’y es pas retourné l’année suivante, vivre sans thune, c’est vraiment galère, oui, tout comme aujourd’hui, trente-huit ans plus tard, t’avais pas un radis, t’en avais marre de te demander si tu allais manger ton chausson aux pommes avant ou après son séminaire. T’as laissé tomber. T’as laissé tomber. T’as fait deux cents boulots débiles, travaillé en banlieue sur une exposition intitulée Fous-Voyous, t’as animé un stage d’insertion sociale et professionnelle à Achères, t’as été peintre en bâtiment, homme à tout faire et barman le soir, au Centre culturel suisse de la rue des Francs-Bourgeois. T’as été prof d’histoire de l’art dans un pensionnat de jeunes filles riches à Gstaad et prof de français dans un lycée pour canadiens anglophones à Lausanne. T’as vendu des peintures et des dessins sur la Piazza di Spagna à Rome, des gadgets et des cadeaux de fin d’année à Abidjan. T’as fait la plonge dans tous les pays d’Europe. T’as été critique de cinéma puis rédacteur en chef adjoint d’un mensuel romand consacré aux arts et t’as été aussi, peu après, journaliste, à Paris, dans le journal fémino-gauchiste Enfants d’abord qui, à sa première parution, était parrainé par Françoise Dolto. Et pour en revenir à toi sautillant au bord du trottoir et racontant comment, dans le désert en Algérie, lorsque les deux camionneurs ont dit, en parlant de Véronique, « on va la baiser» et que tu as leur a dit,« il va falloir me tuer d’abord » et qu’ils se sont écrasés et qu’ils sont repartis en vous abandonnant là, sur la piste, et que le camion suivant, tu l’as payé, le voyage, en francs belges, qui valaient dix fois moins que les francs français et qu’ensuite vous vous êtes, à Agadez, cachés derrière les dunes jusqu’à ce qu’ils repartent. C’est vrai, en fait, que tu t’es toujours parlé à toi-même. On se demande même si un jour, tu as fait autre chose que cela, autre chose que de te parler à toi-même. Bien sûr, tout le monde le sait, que tu fus le champion de la prise de parole en public, le roi des fouteurs de merde, des exaltés ingérables ! Même alors, parlais-tu à quelqu’un ? Quand as-tu écouté l’un de tes interlocuteurs ? Qu’as-tu été d’autre qu’une voix ?



Premières pages de Mon AVC d'Yves Tenret
Paru aux éditions Médiapop