mardi 29 juin 2021

Numérique VS taoïsme

 



        Zhù Li Wèi me demande de lui montrer les photos que j'ai prises avec le numérique ; elle se penche sur mon épaule pour regarder l'écran, ses cheveux de soie noirs me caressant le bras. Oh c'est la Cité Interdite, porte de la Pureté Céleste ? Oui on y était hier, ses yeux sombres et rieurs se plissent, sur celle-là tu ressembles à un moine ! A monk, or a monkey ? Un moine, ou un singe ? Elle rit, les deux ! A funky monk ? Un moine funky, oui c'est ça, ou un singe de l'espace. Là je reconnais aussi, c'est le parc Beihai, l'île des hortensias ? C'était cet après-midi, il y avait un de ces mondes, vous avez vu le Bouddha de jade ? Je l'ai pris en photo aussi, le voilà. Je ne dis pas à Zhu Li Wei qu'Assia et moi n'avons pas aimé ce grand parc circulaire où toutes les attractions étaient payantes, rempli de mauvais restos, de banals magasins de souvenirs et de bouddhas bidons, pas plus que la Cité Interdite ne nous a émus la veille, son gigantisme et sa symétrie parfaite nous ayant lassés autant que la foule et le nombre de pavillons en travaux, sans parler de la pollution et de la chaleur étouffantes. Cinq jours que nous sommes là et Pékin nous ennuie déjà, serait-ce déjà le moment de la quitter ? Nous n'en pouvons plus de parcourir la ville à vélo, dans le brouillard, la poussière, le gasoil et la saleté ; les seuls bons moments viennent en fin d'après-midi, puisque même le soir les restaurants de la capitale nous déçoivent, quand Assia est au massage et moi au bar, une bière servie par la jolie Zhu Li Wei au patio couvert de l'hôtel, bâtisse de bois noir et rouge deux fois centenaire. 

    Se collant un peu plus à moi, Zhu Li Wei veut voir d'autres clichés, combien en ai-je pris ? Trop à l'évidence, Assia me le reproche assez, tu passes ton temps à prendre des photos, à les regarder sur l'écran et le soir à les trier, tu en oublierais presque de faire l'amour ; elle exagère naturellement, puisque je n'omets pas mon devoir conjugal, surtout en période d'ovulation où Assia et moi avons découvert, désabusés, le sexe obligé. Elle n'a pas tort cependant, je suis trop sur ce foutu appareil que l'on m'a offert, mon vieil argentique me manque, avec lui les pellicules dont il fallait compter les poses, le fait qu'il fallait attendre qu'un cliché se fasse désirer avant de le prendre, je regrette la photo et son mystère, sa temporalité propre, à l'encontre de toutes les images instantanées, indéfiniment interchangeables, retouchables et jetables. Est-ce pour cela que Pékin me déçoit autant ? Je ne sais plus regarder par moi-même, entrer dans une atmosphère, une ambiance, je ne parviens plus à me couler dans l'instant et son émotion : l'exact contraire de ce qu'exige le taoïsme. 

    Zhu Li Wei m'apporte une autre bière et revient s'assoir à côté de moi, toujours plus proche. Qu'est-ce que tu lis ? Confucius, Les Entretiens, tu connais ? Jamais lu. Elle parle bien anglais, je m'étonne qu'elle n'ait su lire les caractères latins de la couverture du livre posé sur la table, ne m'a-t-elle pas dit qu'elle était étudiante ? Dans une école de mode ? Que serveuse n'était qu'un travail provisoire, pour financer ses études et aider ses parents en province, à Zhuozhou, qui ont encore à charge ses deux petites sœurs et son frère ? J'en viens à douter, école de mode, n'est-ce pas trop beau pour être vrai, un peu trop occidental ? Deux sœurs et un frère dans un pays où la politique de l'enfant unique est appliquée drastiquement, y compris dans les campagnes, n'est-ce pas invraisemblable ? Zhu Li Wei se serait-elle inventé une vie ? Pour m'impressionner, pour me séduire ? Elle m'a vu pourtant avec Assia. Je lui demande de m'écrire en chinois les mots qui me font défaut, elle s'exécute promptement, me marque à côté la traduction, dans un anglais sans faute, peut-être est-elle réellement étudiante, que son histoire est vraie, qu'importe, après tout je me prétends bien écrivain.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 22 juin 2021

Porc, ça se dit comment en chinois ?

 



        Porc, ça se dit comment en chinois ? Ça se dit zhû. L'animal, la viande et le qualificatif, c'est le même mot ? Oui, il n'y a qu'un seul porc en Chine, sourit l'homme. Et comment ça s'écrit ? Les sourcils se lèvent, vous voulez l'écrire ? Oui, c'est pour ma compagne, elle n'en mange pas, que je puisse le reconnaître sur un menu au restaurant ou le mettre sur papier. La surprise redouble, vous allez en Chine sans interprète, sans guide ? Vous rejoignez un groupe organisé, alors ? Non, on y va comme ça. Le sourire de notre voisin se fige, vous savez, très peu de gens parlent anglais en Chine, dans les provinces, personne ne le pratique, vous risquez de rencontrer quelques problèmes ; Assia hausse les épaules et sourit en retour, elle est au courant, son prof d'arabe littéraire, qui discutait avec un prof de chinois sur le parvis de l'Institut du Monde Arabe, l'a mise en garde, j'ai parlé de vous à mon collègue, je lui ai dit que vous partiez en Chine sans interprète, il a éclaté de rire, pour lui c'est impossible, bon voyage quand même ! Assia et moi n'en sommes plus à une insouciance près, depuis trois semaines je me suis mis à écrire le chinois, recopiant à la plume nombre d'idéogrammes – oubliant toutefois, est-ce bête, celui désignant le porc. Je n'ai pas le don des langues, hélas, je ne parlerai sans doute jamais le chinois, mais le souvenir du pinceau exercé assidûment dans ma jeunesse me fait l'écrire avec application, ce qui pourra se révéler utile pour demander un renseignement, réserver un billet de train, un billet d'avion ou une nuit d'hôtel. Je me suis également plongé avec passion dans la lecture de Lao-tseu, de Tchouang-tseu et de Confucius, dont j'ai pris avec moi le Tao-tö King, Les Aphorismes et paraboles et Les Entretiens, afin de parfaire ma connaissance du taoïsme au lieu de sa naissance. Ce n'est pas un exercice obligé, mais il peut être utile de découvrir une œuvre ou un auteur en les replaçant in situ, comme je m'y évertue, en lisant par exemple Platon en Grèce, Homère en Corse – Grèce préservée –, Dante en Italie, Cervantes en Espagne, avec Baltasar Gracian, Spinoza à Amsterdam, avec Descartes, Thomas Bernhart en Allemagne, mais pas Nietzsche ! – à lire dans le Sud de la France, en Italie, en bord d'Adriatique, en Croatie –, mais aussi Bouddha en Thaïlande, le Coran au Maroc, le Mahabharata et le Ramayana en Inde, et enfin la Bible, partout, tout le temps. 

    Au printemps, nous étions à Naples, j'avais apporté avec moi les Évangiles, que je lisais à l'aube pendant qu'Assia dormait encore, ou le soir après lui avoir fait l'amour, avant de m'endormir, revoyant les peintures admirées la journée dans les musées, plus spécialement au Capodimonte où j'ai eu le plus grand choc pictural de ma vie, face à la Flagellation du Christ du Caravage, qui m'a livré rien de moins que la révélation, en chair et en os, du don de Dieu. Je n'ai pas oublié aussi, cette fois, de prendre quelques numéros de ma revue, dont le dernier vient de paraître ; l'idée de la déposer en Chine, ici ou là, dans un bar, un salon ou une bibliothèque, m'amuse, comme je le fais en France quand je récupère les premiers exemplaires fraîchement sortis de l'imprimerie, sentant encore l'encre ; je la pose sur le comptoir d'un café, sur une table en salle, au bar d'un TGV, dans la salle d'embarquement d'un aéroport, sur un banc dans un jardin public ; je l'offre aux SDF qui en veulent bien. La gratuité de la chose me plaît, davantage que les chiffres de ventes de la vingtaine de librairies qui nous distribuent à Paris. J'aime à voir les personnes la regarder, l'ouvrir pour la feuilleter, remarquer sur quelles pages elles s'arrêtent ; ma plus grande satisfaction est évidemment quand elles la prennent, sans demander si elle est à quelqu'un, pour l'emporter avec elles, un peu comme Bordeaux Le Roux, alias Ignoble de l’Aïoli – écrivant maintenant pour nous – qui n'est jamais si content que lorsqu'il apprend par les libraires de Parallèles ou du Regard Moderne que des exemplaires de son dernier livre ont été volés. 




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 15 juin 2021

Coke en stock

 



        Avec Marc, je n'ai jamais été faiseur de morale ni donneur de leçons autrement qu'en musique, il l'a reconnu, toi au moins tu n'as jamais été do & don't do, mais là j'ai dû parler ; je lui ai dit la coke, évite. J'en ai pris assez pour savoir ce que c'est, j'ai vu suffisamment de potes tomber dedans, que ce soit Ben, Patoche ou Fifi, pour voir ce que ça fait à plus ou moins long terme. C'est comme s'ils avaient décidé d'un coup de renoncer à toute forme d'intelligence et de sensibilité pour ne développer que leur seule volonté, abandonnant au passage tout ce qui peut faire la valeur et la grâce d'une existence, un vrai suicide moral auquel je refuse que Marc se laisse aller. Les autres font ce qui veulent de leur vie, je suis assez égoïste pour m'en foutre, mais je n'accepte pas que lui gâche son talent, il a reçu un don, il n'a pas le droit de le dilapider. Le pire avec la coke, c'est ça : on s'imagine qu'il se passe des choses géniales dans sa vie, qu'on possède soi-même du génie, qu'on est le roi dans tout ce que l'on fait, alors qu'il ne se passe plus rien depuis des plombes – c'est pour ça qu'on en prend ! –, qu'on est juste un crevard qui est en train de perdre le contrôle de tout. Rien de plus désolant qu'un mec qui tombe dans la coke à trente-cinq ans, il se met à penser qu'il renaît à la vie, qu'une seconde jeunesse l'attend, alors que c'est la mort qui s'est déjà saisie de lui. La coke, c'est l'illusion même de la liberté, sa plus grande mystification : parce qu'elle désinhibe et pousse à la transgression, elle fait croire à celui qui la prend qu'il s'affranchit au moment précis où il s'aliène le plus – rien n'est plus machiavélique que la cocaïne. Si l'herbe est du côté de Dieu, comme le soutiennent les Rastafaris, la coke, elle, est indéniablement du côté du Malin, ce n'est pas pour rien que les Colombiens la surnomment el diablo, la poudre à perdre les âmes, ils savent de quoi ils parlent – ils nous devaient bien ça, on est venu chez eux, crucifix et épée à la main pour détruire leur civilisation et les exterminer, en retour ils nous envoient le diable en personne pour nous anéantir –, défoncé, le cocaïnomane se prend aisément pour un petit dieu, capable à lui seul de distinguer le bien du mal et d'en disposer à sa guise ; viendra bientôt le temps il ne discernera plus rien du tout et face à ce qui l'attend, au bout de sa hideuse dépendance, Lucifer semblera un ami et l'enfer lui-même apparaîtra comme une villégiature. 

    Ça commence gentiment, avec des audaces, on dit enfin ce que l'on pense, on fait ce que l'on n'osait faire – le nombre de potes qui se sont découvert des penchants homosexuels sous coke, deux lignes et l'envie de vous sucer la bite les prend, encore deux lignes et c'est un curieux désir de se faire enculer qui les saisit –, ça continue avec des plans à quatre, des tours dans les clubs échangistes, on tient absolument à prêter sa copine, à baiser la femme des autres ; ça finit dans des hôtels de passe avec des travelos brésiliens – qui vendent souvent la coke, et pour cause – ou attaché à des chaînes en sous-sol, jouissant sous le fouet du plaisir – ce bourreau sans merci –, ils se découvrent, mi fascinés mi-horrifiés, des tendances pédophiles, des fantasmes de viol, de meurtre, enfin de suicide. Le plus paradoxal avec la cacaïne – comme l'appelle mon pote Hugo –, outre le fait qu'elle offre l'illusion à son usager qu'il garde le contrôle de sa consommation alors même qu'il est déjà sous son contrôle depuis longtemps, est sa dimension spirituelle, qui échappe d'ailleurs rarement au cacaïnomane : la coke est un combat spirituel à elle seule, poussant au crime et à son aveu. Que cherche le cocaïnomane ? À dire, me voici, tel que je suis, dans le meilleur et dans le pire, c'est un ecce homo inversé. 

    Je ne compte plus lors de soirées, aux chiottes, dans la salle de bain, sur un rebord de cuisine, à l'arrière d'une voiture, les confidences que me font des personnes avec lesquelles il m'arrive de partager un gramme ; je me souviens à peine de leur prénom et elles me racontent tout : accident grave avec délit de fuite, fille laissée violée, bagarre ayant mal tourné, vengeance virant au drame, meilleur ami dénoncé pour éviter la prison, compagne livrée pour payer des dettes de jeux ou de came, argent cramé dans un coupé et dans des bijoux offerts à une pute de luxe, de vraies séances de confession dont je ne sais pas toujours comment me sortir – euh, ouais d'accord, mais qu'est-ce que je peux faire pour toi, au juste ? Parce que là, j'ai pris le même produit que toi, je n'ai aucun pouvoir de t'absoudre –, et quand ce ne sont pas les péchés, ce sont leurs conséquences dramatiques, surtout chez les filles, les lourds secrets de famille : mère internée par le père fraîchement remarié, soeur découverte à l'âge adulte, abus sexuels, inceste réitéré, tentation récurrente de se tuer – et dire que la coke est censée être une drogue festive ! Il est vrai que toutes les cokes ne se valent pas, certaines donnent envie de danser comme la colombienne, d'autres rivent au siège ; certaines font bander comme la vénézuélienne, d'autres en empêchent totalement ; certaines rendent heureux et philosophe comme la péruvienne – le Graal selon Marc, si difficile à obtenir –, d'autres attristent et poussent au désespoir, comme la bolivienne, sur laquelle je suis tombé souvent ; la plupart du temps, hélas, on ne met la main et la narine que sur de la brésilienne trop coupée qui combine mal toutes ces propriétés – les années 80, période dorée de la coke, sont terminées depuis longtemps. 

    En dépit de ses différents effets, et du fait même qu'elle empêche de dormir et qu'elle contrecarre les effets négatifs de l'alcool, la cocaïne reste la drogue de la nuit par excellence, celle qui permet de sortir toute la nuit, de sortir de la nuit où tous les chats sont gris, au revers d'un monde diurne où tout paraît forcé, arbitraire et illusoire, de se voir enfin authentique et affranchi, en recherche perpétuelle de beautés – à travers un désir sexuel irrépressible, même impuissant. La liberté, la vérité et la beauté réunies ? Concentrées dans une substance blanche que l'on s'envoie au terme d'un rituel en partage ? Comment ne pas voir dans la coke l'hostie des athées, comme pour l'héro, dans leur prise la pratique religieuse de ceux qui n'en ont plus ? Ils communient, ils ont des extases, il faut danser, il faut chanter, la fraternité est à nouveau à portée de main, d'épaule, de baiser ; ils rêvent de joie éternelle, ils se réconcilient, les larmes aux yeux, ils pardonnent. La nuit suffit-elle à sauver la journée ? Laquelle des deux, au juste, est le mauvais rêve de l'autre ? Un seul ami peut-il racheter l'humanité ? Au matin pâle, hélas, c'est le dur retour au réel, à la solitude et au silence – même à plusieurs – où, comme le cocaïnomane fauché qui finit par manger ses crottes-de-nez farcies de résidus de coke, chacun n'a plus qu'à se dévorer soi-même et à fuir de son côté, alors que personne ne le poursuit.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 8 juin 2021

Singes de l'espace

 



        Les macaques qui font si peur à Assia nous ont lâché la grappe. Nous nous rendons au temple de leur dieu, où eux-mêmes ne vont pas. S'inclinent-ils devant notre initiative, ou s'en remettent-ils à leurs congénères, les langurs vivant au point le plus haut de la région, pour nous accueillir comme il se doit ? Nous croisons des bergers, des chèvres, des vaches, des oiseaux de toutes les couleurs dont nous ignorons le nom et l'espèce. Sur de larges roches plates qui dominent les herbes hautes, nous nous restaurons de noix de coco entières, au lait tiède et amer, de gâteaux sucrés et salés achetés en chemin. Nous reprenons la route, infatigables. La civilisation, ce n'est pas l'invention de la roue, mais la sandale. Le pied est le rapport premier au monde et la marche est la mesure réelle de l'espace, le vrai sens du temps ; tout moteur est une tricherie et tout regard véhiculé est menteur. Six cents marches nous attendent au pied du mont Anjaneya : elles guideront le corps et l'esprit pour qu'ils s'élèvent ensemble. 

    Je suis devant, pour une fois, Assia a moins de souffle aujourd'hui ; nous suons en silence, la vallée se découvre dans notre dos, rocheuse et luxuriante, le sommet se rapproche à mesure que les nuages s'élèvent. Le temple d'Hanumam qui se présente à nous est à l'image du dieu des singes si vénéré en Inde, grandiose et humble à la fois, dominant la ville sacrée avec modestie, livrant son cœur. L'endroit de son édification n'a pas été choisi au hasard, puisqu'il marque le lieu de sa naissance. Ganesha par bien des côtés est irrésistible, mais comment ne pas être touché par Hanuman ? Ce dieu-singe m'émeut plus que tout autre, lui qui, paradoxalement, est l'un des seuls à ne pas faire son malin. Il est souvent représenté comme le serviteur dévoué, l'ami fidèle, le disciple idéal de son maître Râma, septième avatar de Vishnou, pour lequel il est prêt à tout. Il le rencontre dans la forêt, alors que celui-ci est à la recherche de sa femme Sitâ, enlevée par l'abominable Râvana ; avec son armée de singes, il l'aide à combattre le roi des démons, accomplissant des exploits au moment où tout semble perdu : volant aussi vite que le vent, déplaçant le sommet de l'Himalaya, faisant le pont entre l'Inde et Ceylan où Sitâ est retenue, conduisant ainsi son maître à sa libération et à la victoire finale sur le mal. Sa vaillance n'ayant d'égal que son humilité, sa force que sa modestie, il refuse le royaume que Rama veut lui offrir en récompense de sa bravoure, ne demandant en échange qu'à garder à jamais gravé dans son cœur l'amour du dieu et de sa compagne, ce que Vishnou lui accorde. 

    Dans l'iconographie indienne, il est parfois représenté un genou à terre, écartant son torse pour exhiber ce cœur dévoué à l'amour céleste. Bien plus qu'un disciple, même idéal, Hanuman est en réalité l'enfant du Dieu, le fils adoptif du Père qui, comme le Christ dans certaines représentations picturales, indique sa poitrine ouverte pour montrer de quel cœur sacré il aime. Quel royaume pourrait le contenir ? Les singes pleurent sur les autres, jamais sur eux-mêmes, prétend un proverbe hindou. On vient ici en pèlerinage pour célébrer encore les hauts faits de ce champion de l'amour et de la justice qu'est Hanuman. Dieu des lutteurs, souvent figuré un gourdin à la main, c'est aussi un dieu de sagesse, un grammairien sans égal pour qui les textes sacrés n'ont plus de secret – décidément, l'art de l'écriture ne se départit pas d'un certain art du combat –, on l'invoque donc, à grand renfort de récitations de noms, de mantras, de prières et de textes, pour se débarrasser de ses ennemis, autant extérieurs qu'intérieurs, pour réussir à un examen ou à un concours, mais aussi pour faire croître sa foi, sa connaissance des textes sacrés et sa vie spirituelle. 

    Pour le moment, l'armée d'Hanuman est au repos, elle se divertit et médite ; au temple, les singes ne sont pas seulement respectés comme dans le reste du pays, ils sont choyés et les offrandes ne sont pas seulement symboliques. Comment ne pas admirer un peuple qui adore les singes ? En Occident, on les enferme, on les torture et on les euthanasie au nom de la recherche et de la science ; on nie leur humanité pour mieux occulter notre propre animalité. Ironie du sort, la singerie est notre condition la plus commune, la société est devenue un immense zoo humain, où les vrais sourires ont été remplacés depuis longtemps par des grimaces encagées. Mon cerveau dans ma bouche de Programme et Quelque part de Mendelson – albums que j'ai chroniqués – ne parlent que de ça, à raison. Hanuman mon frère, s'était pourtant écrié Bhima, le plus puissant des hommes, lorsqu'il reconnut dans la forêt le dieu singe, fils comme lui du dieu du vent, dont il fut incapable de soulever la queue qui lui barrait le passage. Surprenante religion indienne, où les dieux ont des passions humaines et où ce sont les animaux – vache, taureau, aigle, éléphant, singe – qui font figure de sages, intervenant auprès des hommes pour les aider dans leur lutte quotidienne, parfois dans les détails les plus infimes, plus exactement des créatures mi-homme mi-bête – comme Hanuman au visage de langur à face noire et au corps d'homme velu, une longue queue en plus – mais dont la tête revient toujours à l'animalité.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 1 juin 2021

Cowboy spirituel

 



        Mes seules idoles en Inde sont vivantes et elles nous guident ; ce sont les vaches. C'est avec elles que sont advenus tout ensemble le sacré, la civilisation et la sagesse ; l'humanité est sortie de la barbarie quand elle a cessé de vouloir les tuer pour pouvoir les traire. La légende confirme le fait : c'est sous la forme d'une vache que la déesse-mère, Prithvi, celle qui contient tout, s'est révélée au monde et à Vishnou, que celui-ci voulait tuer pour mettre fin à une famine. Prête à être sacrifiée, elle lui déclara que si elle mourait, étant la Terre Mère, tous ses sujets périraient avec elle. Vishnou s'engagea alors, sous la forme de Prithu, à se faire son gardien et à la traire, recevant d'elle en tribut l'agriculture. Ce sont d'ailleurs sur ces terres, à Hampi, que Vishnou accomplit ses plus grands exploits, sous la forme de Rama, son septième avatar. Les nombreuses descendantes de Prithvi, qui tiennent d'elle leur caractère sacré, en ont-elles gardé la mémoire ? Elles vont paître plus loin, nous emmenant avec elles dans la visite des hauteurs de la ville, indolentes et gracieuses, l'air toujours aussi calme et serein – je connais le regard d'une vache qui part pour l'abattoir, les yeux d'un veau qu'on s'apprête à tuer au couteau. 

    Au moment de la crise de la vache folle en Europe, un parti nationaliste hindou n'a pas hésité à demander au gouvernement qu'il affrète des bateaux pour rapatrier les vaches anglaises malades, afin que celles-ci puissent terminer leur vie dignement dans des asiles créés pour l'occasion, ce que le parlement indien évidemment, lucide et réaliste, a refusé. Ici, elles n'ont rien à craindre, elle sont chez elles, l'Inde est la patrie immortelle des vaches – où elles sont souvent mieux traitées que les femmes indiennes elles-mêmes. L'Inde serait-elle de ce fait, grâce à Prithvi la Mère universelle, la patrie originelle de tout ? Berceau de la civilisation et avec elle de toutes les formes de pensée ? Plus encore que la Grèce que l'on a bien voulu mettre au commencement absolu de l'exclusive raison ? L'Inde a vu naître le jaïnisme, l'hindouisme, le bouddhisme et le sikhisme ; elle a accueilli avec une même tolérance le christianisme venu avec l'apôtre Thomas, 20 ans seulement après la mort du Christ, l'Islam du vivant du Prophète, emmené par les marchands arabes, de même plus tard le judaïsme au Kerala et le zoroastrisme au Gujarat. L'aurait-on oublié ? La Grèce, elle, se souvenait pourtant très bien de ce qu'elle devait aux sages indiens, et Alexandre avait su arrêter ses armées devant le fleuve Indus. 

    La tentation est grande de faire d'un pays, d'une région, d'une famille de pensées ou même d'un père spirituel la source de toutes choses – j'ai failli moi-même y céder en découvrant l'Inde et ses mystères innombrables se perdant dans la nuit des temps, tombant amoureux du pays et l'idéalisant comme on peut le faire pour une femme trop belle aperçue dans un temple –, les romantiques allemands y ont succombé à une époque et avec eux les philosophes, comprenant une nouvelle fois tout de travers comme ils l'avaient fait jadis avec les Grecs, leur passion de la révélation inaugurale et leur culte de la pureté des origines débouchant sur la funeste récupération que l'on sait, de la figure détournée de l'Aryen au symbole renversé de la croix gammée. Le mythe de la pureté originelle a beau avoir été suffisamment démonté, sa survivance reste tenace, à vrai dire jamais il n'a été aussi vivant qu'en pleine mondialisation : fantasme du retour à la source qui ne fait que trahir ce qu'il prétend combattre, à savoir une certaine fatigue physique, un immense lassitude morale et un épuisement spirituel encore plus grand, symptômes communs du nihilisme. À ne plus discerner l'avenir et à ne plus croire en lui, on se met à rêver de terre ancestrale et de langue natale, gardiennes vigilantes des vérités premières de la Nature, comme Heidegger, encarté au parti nazi de 1933 à 1944, en a eu la nostalgie. 

    Le fascisme et le nihilisme ne sont pas cousins, ils sont frères, dans le désir partagé de revenir à la terre nourricière, à la langue maternelle, au sein de la mère, à son lit et à ses draps, l'inceste étant leur loi. Christine Angot, Christ et Ange en son nom, juive d'origine, le rappelle à dessein : le rapprochement n'est pas fortuit, les victimes d'inceste font souvent le même rêve, hantée par une vision précise, celle d'un lit défait au milieu d'un camp de concentration. Tout fasciste ne rêve jamais que d'inceste et toute victime d'inceste découvre, hélas, la vérité cauchemardesque du fascisme. Pour les Allemands, il s'agissait sans doute de jouer le sanscrit contre l'hébreu, l'indo-européen contre le judéo-chrétien, autrement dit l'Aryen contre le Juif, le sang contre le métissage, le sol contre la citoyenneté mondiale : le culte de personnalité contre la foi en Dieu. On a vu ce qu'il en a résulté. Cet affrontement appartient-il réellement au passé ? Ou se rejoue-t-il encore, maintenant et pour toujours, devant nous ? Savoir choisir son camp n'a peut-être jamais été aussi impératif. Langue maternelle ou Verbe du Père ? Un coup d'épée, Ganesha le sait, peut aider. Après tout, les Évangiles constituent le seul texte religieux qui ne soit pas lié à une langue sacrée.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay