mercredi 24 février 2016

Contradictions - suite



        Je suis à l’Ouest et c’est moi qu’on appelle à l’aide. J’entends leur appel au loin, je ne sais quoi répondre. J’écoute. La même semaine, en l’espace de trois jours, tout le monde, pour se plaindre, pour me parler de ses problèmes, de ses petits malheurs, je me suis surnommé auprès d’Assia monsieur ça-va-pas, Allô  ? Monsieur ça-va-pas ? Ça va paaaaaaas… Ma sœur de lait, qui est dans le Sud, elle renifle, elle a encore des larmes dans la voix, elle vient de se disputer avec son mec, lui bosse comme un fou, elle aussi, ils n’ont plus de temps pour eux, ils viennent d’acheter une maison et ils s’engueulent à se taper dessus. Mon ancienne voisine, ses petits problèmes sentimentaux, ses amourettes de jeune fille indécise, ses peines de cœur, elle ne sait pas qui choisir entre machin et machin, si elle est amoureuse ou pas, ne sait plus où elle en est. Ben, de Berlin, sa copine lui prend le chou. Il a quitté la France pour elle, sa famille et ses amis, s’est installé à Berlin, a trouvé un super job dans la pub, apprend l’allemand, et elle lui prend la tête, ils font déjà chambre à part. Gros cafard. Estelle, dispute avec son mec, il lui a dit que c’était fini, qu’elle était une enfant gâtée, qu’avec elle c’était impossible, elle pleure au bout du fil, affolée, Marc et Valérie viennent juste d’arriver pour dîner, Assia se doute de qui c’est mais ne dit rien, je passe trois quarts d’heure au téléphone à la consoler. Erwan, il est à bout, déprime sévère, Telma encore, et il va certainement perdre son boulot. Il va très mal, ne sait pas comment il tient, veut absolument me voir cette semaine. Ils se sont passé le mot ou quoi ? Je n’ose même plus décrocher le téléphone. J’ai, paraît-il, une rare qualité d’écoute. S’ils savaient que la plupart du temps je ne les écoute qu’à moitié, m’ennuyant ferme et ne me contentant pour les réconforter que de ressasser des banalités. Je m’en fous, de leurs histoires, celles qu’ils se racontent, celles qu’ils me racontent, tout ce qui peut bien leur arriver. Revoir les amis est devenu une épreuve tellement je m’ennuie en leur présence, je suis à chaque fois obligé de boire pour arriver à m’intéresser un tout petit peu à leur vie. Le boulot, les amours, les vacances, c’est toujours pareil, ou pire encore, les histoires des autres, celles qu’ils ont lues, qu’ils ont vues, qu’ils ont entendues, qu’ils me racontent pour se donner l’impression qu’ils ont eux aussi vécu quelque chose. Les films, les disques, les livres, le monde en représentation, j’en ai assez ; la dose d’imaginaire légal pour supporter le réel, ça suffit. La plupart se jettent à corps perdu dans les histoires pour oublier la déprimante impression qu’il ne se passe rien dans leur vie. Chaque jour, on devrait se demander, que s’est-il passé dans ma vie ? Réellement ? Qu’est-ce qui a changé ? De quoi me suis-je libéré ? De quoi ai-je moins peur ? Me suis-je rendu meilleur ? Qu’ai-je fait pour être moins soumis, moins bête et moins abruti ? L’amour et la justice ont-ils progressé ? Il n’y a que ça qui a du sens, il n’y a plus que ça qui m’intéresse, la chance que vous avez pu avoir, comment vous vous en sortez bien, ça ne m’intéresse pas ; les filles, le boulot, l’argent, ça m’ennuie au plus haut point. Je n’écoute plus que les personnes qui ont le courage de dire je rate ma vie, qui ont le courage d’écrire, je rate ma vie, je passe à côté et qui en la perdant la sauve. Marc lui au moins ne raconte jamais d’histoires, les films il dit simplement va voir, les disques, pareil, il faut que j’écoute sans rien savoir d’autre. Est-ce un hasard ? lui aussi a l’impression de rater sa vie. Pierre et Erwan passent leur temps à raconter des histoires, des livres et des films presque en entier, je dois gueuler pour ne pas qu’ils me racontent la fin ; quand je me résous à lire ou à regarder ce qu’ils m’ont prêté, je m’aperçois neuf fois sur dix que je connais l’histoire par cœur tellement ils m’ont bassiné avec avant. Quand ce n’est pas leurs rêves, leurs rêves ou leurs fictions, bref tout ce qu’ils n’ont pas vécu directement. Ils ne sont même pas capables de lire sur mon visage que je m’emmerde, que mon regard ne soutient pas le leur, que je fixe le sol par dépit, non, ils continuent, et ensuite machin il a fait ça, et puis après il s’est passé ceci, rien à foutre. Il ne se passe plus rien dans nos vies depuis longtemps, j’essayai d’expliquer ça au téléphone à Estelle, on s’est engueulé, vraiment fort, sur le sujet, sur les attentats du onze septembre, guerres ou non, rien n’a changé. Personne ne s’en rend compte, on ne vit plus rien depuis longtemps, c’est pour cela que les salles de cinéma sont pleines, que l’on boit de l’alcool ou que l’on prend des drogues, que l’on part en voyages, que l’on s’agite, qu’on gesticule, pour se donner l’impression qu’il se passe quelque chose. Un moine au fond d'un cloître a une vie dix fois plus intense que la nôtre. Il est au cœur du combat, il voit les choses. Pas nous. Je suis en train de gagner, à force de ne pas répondre aux mails, de ne plus décrocher le téléphone, de ne plus rappeler personne, je me retrouve vraiment seul, au milieu de nulle part. Assia est à mes côtés, mais avec elle aussi il ne se passe pas grand-chose, je n’ose pas l’aimer, elle n’ose pas s’attacher, on se joue notre petite comédie. À table, je n’ai rien à dire, heureusement elle est bavarde, ça remplit. Écrire, c’est apprendre à se taire, et ça, je le fais de mieux en mieux. Je passe les journées seul, le téléphone ne sonne plus, la boite aux lettres reste vide, je me sens bien.




Extrait de Contradictions, roman de Frédéric Gournay
Paru aux éditions de L'irrémissible
http://www.frederic-gournay.com



mercredi 17 février 2016

Contradictions - Nouvel extrait




        Mais l'époque où tout était intimement lié ? C’était quand ? Te rappelles-tu ? Lorsque tu étais enfant ? Que tu observais le papillon sur la fleur ? Le soir allongé sous les arbres en contemplant le ciel étoilé ? Lorsqu’on te racontait des histoires ? Pendant la Renaissance ? En Italie alors ? La première fois que tu es tombé amoureux ? Saoul avec les amis ? Du temps des Grecs ? Quand Hercule terrassait le centaure ? Tu avais quel âge ? En quel siècle était-ce ? Rappelle-toi, c’était avant que tout ne soit séparé, toi et le monde, toi et les autres, toi et la vie. Il n’y avait ni maîtres ni esclaves, la vérité n’était pas à vendre. Le labeur et le bruit, les guerres et l’Histoire ont depuis soulevé une poussière qui a tout recouvert. Abandonne tes pensées timides et mortelles, tes réflexions instables, une tente d’argile alourdit ton esprit aux multiples soucis. Au cœur de ton destin malheureux, il t’est donné de recouvrer ça, de rassembler ce qui a été désuni, de retrouver ce qui a été perdu. Oublie la douleur, la fatigue et l’ennui. N’aie pas peur, garde courage, ne lâche pas ma main. La sagesse crie, avant la gloire, il y a l’humilité : en avant pour la gloire. Regarde, la malédiction change déjà de visage. Tu es ici. Je suis là. Tu peines, te fatigues et te hâtes, pour n’être que mieux distancé, tu fuis alors que personne ne te poursuit. Partout l’amour du néant et la course au mensonge. Ces pensées ne sont pas tes pensées, ces voies ne sont pas tes voies. Ce que tu n’as pas pris, devras-tu le rendre ? Tu te croises les bras et te dévores toi-même. Tromperie que la grâce ! Vanité, que le la beauté ! Pour se divertir on fait un repas, le vin réjouit les vivants et l’argent a réponse à tout. Je suis noire et pourtant belle, ne prenez pas garde à mon teint basané, c’est le soleil qui m’a brûlée. Dans l’éternité, ceinte de la couronne, elle triomphe, pour avoir vaincu dans la lutte, dont les prix sont sans tache. Les idolâtres ont décidé que notre vie était un jeu d’enfant, notre existence une foire à profits, il faut gagner, disent-ils, par tous les moyens, même mauvais. Je regarde : personne pour m’aider ! Je montre mon angoisse : personne pour me soutenir ! Alors mon bras est venu à mon secours, c’est ma fureur qui m’a soutenu. Jusqu’à quand ne pourras-tu recouvrer l’innocence ? Tu seras peut-être seul, mais pas pour longtemps. N’aie pas peur pour elle non plus. Inscrivez cet homme : sans enfants, quelqu’un qui n’a pas réussi en son temps.




Extrait de Contradictions, roman de Frédéric Gournay
Paru aux éditions de L'irrémissible
http://www.frederic-gournay.com



mercredi 10 février 2016

Le faux décryptage de Culture Pub




        Contrairement à ce que Beigbeder prétend un peu partout, la pub ne ment pas, ne triche pas, ne truque pas ; elle est limpide, elle est tellement conne qu’on n’a besoin de personne pour la « lire. » Pourtant, tous les dimanches soirs depuis dix ans sur M6, deux gros s’évertuent à penser le contraire.
    Culture pub est une émission qui s’avère à peu près aussi excitante et vulgaire que le film de cul chic-soft qu’elle précède. Elle repose d’ailleurs sur le même principe qui a fait ses preuves et son succès : l’art de dévoiler sans rien montrer, afin de satisfaire la curiosité et les désirs misérables de branleurs impénitents. Elle s’évertue donc à exhiber gentiment les mécanismes et les rouages de la publicité, des exigences inavouables de l’annonceur jusqu’aux secrets intimes de tournages, nous mettant ainsi dans les secrets de l’alcôve publicitaire et satisfaisant notre voyeurisme inné. Qu’il est bon de voir à quel point on nous prend pour des cons, et avec quelle grossièreté on nous renvoie à la gueule nos désirs les plus bas.
Un vieux bedonnant et son impatient faire-valoir enfoncent des portes ouvertes
        Franchement, a-t-on besoin de quelqu’un, et à plus forte raison d’un présentateur-producteur pété de thunes secondé d’un rondouillard excité aux chemises indicibles, soutenus par toute une équipe rédactionnelle rompue aux techniques marketing et aux savoirs socio-psychologiques, pour saisir que la pub cherche à tout prix et par tous les moyens à nous vendre n'importe quoi ? Et nous qui croyions que la pub c’était de l’art ! Que ça délivrait des messages et que ça proposait des modèles de vies indépassables aux référents absolus. Heureusement, ils sont là pour séparer le grain de l’ivraie, pour nous expliquer qu’il y a du bon et du mauvais marketing, que par exemple, après enquête et réflexions, Halloween, c’est bien une opération commerciale et non une fête traditionnelle française.
De faux critiques en vrais cyniques
    Prétendant la plupart du temps dénoncer d’un côté les excès du marketing-roi et les dérives du mercantilisme, honorant de l’autre l’esprit de création et le vent de liberté qui soufflent dans le monde de la pub, Culture Pub et ses présentateurs se situent en fait au milieu d’une contradiction qui fait toute leur insupportable  ambiguïté. Ils passent leur temps à saluer des « valeurs » (originalité, moralité, créativité, pertinence, intelligence, etc.) dans un système qui n’en admet aucune, cherchant inlassablement à nous faire passer des produits pour des œuvres et des slogans pour des aphorismes. Le plus pervers certainement, c’est cette propension à honorer les publicitaires les plus « intelligents » aux dépens des autres, alors que les deux ne visent qu’une seule et même chose. Qu’on ait réussi à vous vendre un truc par des méthodes grossières ou avec élégance, qu’est-ce que ça change ? Que la morale ait servi la cupidité, il faut vraiment regarder M6 et Culture Pub pour le redécouvrir et s’en émerveiller.




Extrait de Chroniques des années zéro, de Frédéric Gournay
recueil d'articles publiés sur le net, à paraître prochainement 
aux éditions de L'irrémissible

mercredi 3 février 2016

Le zapping de l'insomniaque






   Impossible de dormir ? On allume la télé et là, c'est l'indicible, ou l'hallucination surréaliste : pêches et chasses, redif' de Laurent Boyer, reportages incompréhensibles, clips invisibles le jour, etc. De quoi faire de drôles de rêves. Récit d’une nuit blanche à dormir debout.


  L’abus d’alcool provoque chez certains individus des troubles du sommeil. Je fais partie de ceux-là. 3 h 45, je me réveille avec la certitude que je ne vais pas me rendormir de sitôt. Aux grands maux les grands remèdes ; je vais employer le plus grand somnifère de tous les temps, celui qui endort plusieurs millions de personnes chaque jour sur toute la planète : la télévision. Je l’allume et ma conscience s’éteint. Sur France 2, je ne réagis même plus aux propos d’un étudiant anglais aux cheveux très courts qui trouve la minorité indienne dans son école « raciste », jouant le martyre de la différence et créant ainsi des problèmes « dont on n’a pas besoin ici. » Curieuse coïncidence, au même moment M6 diffuse des clips sur le vague thème de l’Inde (Indian Vibes, Nitin Shawhway, Cornershop…) Je ne sais plus du coup lequel des deux méprise le plus la culture indienne et fait dans le Ghetto. Les clips c’est bien, mais ça fait mal aux yeux ; je passe sur TF1 et là : les inestimables, les indicibles, les surréalistes Histoires naturelles.

Histoires surnaturelles
    
Un pécheur en survêtement orange assure qu’au concours international de pêche, ce n’est pas le meilleur qui gagne, « mais le premier » ; un chasseur avec plein de pansements aux doigts explique pourquoi il faut repeupler les forêts de cerfs pour pouvoir mieux les tuer après. Un autre avec un fusil joue les nobles et tue un cerf devant la caméra en expliquant qu’il sait « qu’il faut dix ans pour faire un cerf », et quelques secondes pour l’abattre avec ta super carabine, super connard. En parlant de cerfs, je comprends enfin Houellebecq, lorsque j’apprends qu’à l’issue des parades nuptiales, 20 % des mâles se font 90 % des femelles, essentiellement en fonction de leur prestance, de leurs brames et de la « richesse » de leurs bois. C’est finalement très con la femelle du cerf, presque aussi con qu’une fille.

La pute sentimentale et le prostitué politique
    
M6. Je l’attendais mais n’osais l’espérer : l’ineffable Laurent Boyer, interviewant à l’occasion Hélène Séguara qui affirme que dans ses clips, elle refuse d’embrasser les garçons. Elle est comme les putes, elle embrasse pas. Je vire pas un peu misogyne, moi ? Retour sur TF1, et c’est Jean Claude Gayssot gêné par un manifestant qui lui dit que « (son) entreprise fait 13 milliards de bénéfices et licencie 450 personnes. » Il répond façon camarade avec un incroyable aplomb qu’au gouvernement, il « essaye de faire en sorte que le fric ne l’emporte pas sur tout le reste », « Plutôt que d’avoir de la compassion, faites bouger les choses ! » crie un jeune excédé au super ministre. Sur France 3, c’est déjà la mire, elle est presque belle, en comparaison du reste. On dirait du Mondrian, mais en mieux. Je me rendors, doucement abruti par cette image parfaite de vacuité télévisuelle.



Extrait de Chroniques des années zéro, de Frédéric Gournay
recueil d'articles publiés sur le net, à paraître prochainement 
aux éditions de L'irrémissible