mercredi 27 janvier 2016

Eloge du ressentiment - Du droit d'être méchant



        Les démarches visant à désamorcer la critique de notre société sont multiples et diverses et celle consistant à taxer de ressentiment celui qui la porte n’en est pas des moindres. Que l’on juge un peu sévèrement les travers de notre temps, que l’on élève un tant soit peu la voix contre l’inanité et la grossièreté de notre époque, que l’on tente de s’opposer autant qu’il est possible à l’état de fait, à l’ordre des choses – cette fameuse « réalité » que l’on veut à tout prix nous faire accepter –, bref, que l’on se mette en position de refus par rapport à ce qui est, et nous voilà immédiatement traité d’aigri, de jaloux, suspecté illico presto d’être animé par le ressentiment et l’amertume. Insulte sociale par excellence, le « critique » se voit marqué du sceau suprême de l’infamie : C’est un raté, dont le jugement ne dissimule que trop mal son âme amère et concupiscente, un pauvre frustré, qui ne demande qu’à avoir sa part de réussite et de reconnaissance. Comme si le dévoilement de cette honteuse origine suffisait à lui seul à déconsidérer totalement la critique ; comme si l’exhibition de cette méprisable généalogie permettait de se dispenser d’affronter les arguments de la critique.
    Suivant ce procédé, aussi vicieux qu’ancien, nul n’est épargné : le critique littéraire est nécessairement un écrivain raté ; le journaliste de cinéma est obligatoirement un cinéaste frustré ; et le pigiste en chroniques musicales est forcement un musicien contrarié. Tout ceci ne serait pas si grave si ce genre de considérations douteuses en restaient là, mais le pire est que ce genre de malhonnêteté intellectuelle (si on peut appeler ça de la pensée) va pousser le vice jusqu’à s’étendre à tous les domaines où la critique peut porter. Ainsi, la remise en cause de l’organisation machiste de la société et de la misogynie provient évidemment de femmes moches et délaissées ; la remise en question du marché du travail est à coup sûr l’œuvre d’assistés sociaux et de désœuvrés ; la critique de la répartition des richesses ne peut-être que l’action de personnes pauvres et marginales. À suivre cet étrange raisonnement, il n’y aurait que les tops-modèles à être habilités à parler de la condition féminine, que les personnes travaillant qui pourraient s’exprimer sur l’organisation de la production, et que les riches qui feraient autorité à parler d’argent. À ce compte, seules les personnes bénéficiant des avantages d’un système auraient le droit de se faire entendre de lui et d’avoir la charge des éventuelles critiques le concernant. On voit bien à quel genre d’aberration on est conduit lorsque l’on raisonne ainsi. Pourtant, le discours tourne sur lui-même et ronronne : la remise en cause du groupe et de ses valeurs ne saurait provenir de ceux qui n’en font pas partie ou qui n’en ont pas leur part.
    Ne devons-nous pas considérer au contraire que les discours remettant en cause des institutions, un ensemble de lois, de valeurs ou des pratiques ne peuvent venir que de la bouche de ceux qui n’en profitent pas ou qui en sont exclus ? Ceux qui profitent en effet d’un état de faits ou de droits n’ont souvent aucun intérêt à ce qu’il change. Et la critique émergeant de personnes bénéficiant de tous les avantages d’un système n’est la plupart du temps qu’une affreuse ironie ou un cynisme déplacé. Proust écrit que l’on devient moral lorsque l’on est malheureux. Il entendait par là critiquer la morale en exhibant son origine indigne. Nous aimerions reprendre la sentence à son opposé et affirmer au contraire que l’origine de toute morale, en tout cas de son exigence la plus farouche, est toujours la souffrance, la frustration, l’indigence, le manque, ou pour parler comme Bataille l’insuffisance, ou comme Blanchot « le principe d’incomplétude. » La souffrance – la sienne, ou celle des autres, ressentie ou partagée – est toujours à l’origine de toute contestation et donc de tout appel à la justice. On pourra objecter que réclamer la justice pour soi est le contraire même de l’idée de justice. Mais d’où peut surgir la légitimité de ces appels, ou de ces cris, en dehors de la souffrance qui la fonde ? Si le ressentiment est le fait de se souvenir des maux ou des torts que l’on a subis, alors il n’est plus le sentiment condamnable dont l’oubli est l’indispensable préalable au pardon, mais bien le pathos sur lequel se fonde l’exigence de justice. Ainsi les « sans-parts » comme les appelle Lazarus, sont la raison nécessaire et suffisante de toute contestation, et même si souvent le discours formulé qui soutient cette contestation n’est pas uniquement de leur fait, c’est toujours du moins en leurs noms qu’il s’énonce.
    Ce sont donc bien les exclus qui sont les mieux placés pour avoir une idée très précise de la communauté, de même que les sans-papiers ont une conscience accrue de la notion de citoyenneté – que nous avons trop souvent tendance à perdre de vue à force d’en jouir sans en nous rendre compte – ; comme l’on peut dire que ce sont les « malades » qui ont le meilleur point de vue sur la santé – ou que les morts ont quelques choses à apprendre aux vivants. Nous avons bien des choses à apprendre des personnes qui n’ont pas et qui ne sont pas ; tous les sans de toute sorte – les sans-papiers, les sans domiciles fixes, les sans-emploi – mais aussi tous ceux qui sont insatisfaits de leur existence, se débattant dans la secrète souffrance ou se noyant dans le malheur sourd de l’indifférence. Il s’agit tout simplement de ne pas laisser le monopole de la vérité et de la parole aux individus vivants et bien portants, et qu’à défaut d’obtenir justice, nous pouvons légitimement souhaiter par notre amertume gâcher le goût et les saveurs autosatisfaites de leur festin. Soyons donc méchants, ne laissons pas ceux qui ont réussi nous dire ce qu’est la réalité.



Extrait de Textes en liberté, de Frédéric Gournay
recueil d'articles publiés sur le net et d'inédits, 
         à paraître prochainement 
aux éditions de L'irrémissible

mercredi 20 janvier 2016

Serge Tessot-Gay - On croit qu'on en est sorti



        Tentant le mariage du texte et de la musique, du phrasé et des machines, le guitariste de Noir Désir échoue lourdement là où le groupe Programme avait magnifiquement réussi.


    Un premier album solo il y a quelques années nous avait agréablement surpris, le second sorti ces jours-ci suscite la perplexité, voire l’indignation. La rencontre entre l’auteur Georges Hyvernaud et Serge Tessot-Gay n’aboutit qu’à un ratage manifeste où le texte littéraire ne rencontre jamais la musique et où celle-ci ne sert au mieux que d’illustration sonore à une diction d’une rare prétention. D’inspiration situ mi-Debord/sous-Céline (où l’on retrouve la même obsession hygiéniste pour « la merde », répétée à l’envi), la voix déclame ses observations et ses sentences sur la société mortifère ou se complaît dans des descriptions de camps dont à tort « on croit qu’on en est sorti. » Les machines peu courageuses et les guitares archéotypées ne réussissent pas, hélas, à faire décoller la froide colère et la révolte des mots. Au nihilisme facile se mêle un brin de démagogie qui n’arrange rien (« tout est vide et mort » ou encore « tout le monde est dans le coup » – Eh Sergio, tout le monde ne travaille pas pour Universal…) Tessot-Gay se contente trop souvent de décliner toutes les facilités indus et retombe avec ses accords dans l’inutile, entraînant avec lui dans sa chute le texte. Pour un sujet aussi grave, on ne peut qu’avoir honte pour lui d’avoir osé un disque aussi anecdotique. Parler des camps et faire de la musique sur l’horreur est, on en convient, est exercice délicat. On lui préférera sans hésiter l’inouï Mon cerveau dans ma bouche de Programme sorti il y a quelques mois chez Lithium.





Extrait de Chroniques des années zéro, de Frédéric Gournay
recueil d'articles publiés sur le net, à paraître prochainement 
aux éditions de L'irrémissible

mercredi 13 janvier 2016

Vincent Chauvier - L'homme qui ne voulait pas parler




        Le patron de Lithium est un personnage hors du commun parmi la faune carnassière des producteurs. Méprisant ouvertement les enjeux de la promotion comme les exigences du format commercial, il a réalisé depuis ces dix dernières années les plus belles signatures du paysage musical français, de l’impeccable Dominique A jusqu’aux regrettés Diabologum, en passant par la discrète Françoiz Breut ou l’ahurissant groupe Programme.


    Vincent Chauvier n’aime pas les objectifs et les caméras, et considère les micros de toute sorte avec circonspection. Une défiance naturelle qui l’honore à une époque où n’importe qui s’empresse de montrer sa tête pour dire n’importe quoi n’importe comment. Et pour un journaliste, il n’est pas de plaisir aussi incomparable que de pouvoir parler de quelqu’un qui ne veut pas parler. Est-ce à dire que Vincent Chauvier n’aime pas à promouvoir les artistes qu’il produit ? Au contraire, préférant toujours privilégier la création aux dépens de la production, il n’a de cesse de s’effacer au profit de ses artistes pour leur laisser libre-parole et défendre par eux-mêmes leur parti pris artistique. Ce que refuse avant tout le patron du prestigieux label à deux employés (lui et un unique assistant), c’est l’idée même de « famille », de « groupe » ou de « marque de fabrique » qui pourrait suffire à elle seule à définir les productions – quitte à nier parfois jusqu’à la mauvaise foi sa subjectivité, son goût et ses choix qui ont fait de Lithium ce qu’il est, à savoir, l’un des meilleurs labels qui soit.
La communauté de ceux qui n’en ont pas
    Le label Lithium pourrait se définir un peu comme la famille de ceux qui n’ont pas de familles, ou comme l’écrivait Blanchot « la communauté de ceux qui n’en ont pas », résistant ainsi obstinément à toutes les tentatives de réductions identitaires paresseusement rabâchées, notamment à celle – et non des moindres – de « musiques pour maniaco-dépressifs. » Certes, les disques Lithium ne respirent pas la joie de vivre crispée, le bonheur forcé ou l’enthousiasme béat des personnes qui ont quelque chose à vendre, mais c’est là leur courage. Vincent Chauvier aime à parler de Beckett, et comme chez l’exilé irlandais, il n’est question pour lui ni de divertissements ou de loisirs, encore moins de consolation ou d’exutoire. Seule prime, en musique comme en tout, sans pose ni attitude préméditées, l’expression singulière de chaque artiste et les exigences de vérité qu’elle implique. Ce qui n’empêche pas l’humour discret ou l’ironie féroce. Programme et Mendelson, les deux dernières sorties en date, ne dérogent pas à l’impératif d’authenticité et enfoncent de la plus belle manière le clou de la singularité revendiquée comme condition indispensable d’existence. L’acte de bravoure de Vincent Chauvier est celui-là, toujours recommencé : soutenir contre vents et marées des disques indispensables. Souhaitons-lui longue vie. Et que les directeurs artistiques des autres maisons de disques prennent la mesure de leur imposture.




Extrait de Chroniques des années zéro, de Frédéric Gournay
recueil d'articles publiés sur le net, à paraître prochainement 
aux éditions de L'irrémissible

mercredi 6 janvier 2016

Rodolphe Burger et Olivier Cadiot - On n'est pas Indiens c'est dommage






          «  …Et il nous est donné d’entendre, grâce à cette écoute, le chant de la terre, elle qui tremble et frémit, mais demeure hors d’atteinte du tumulte gigantesque que l’homme organise pour un temps sur sa surface épuisée. »

    Il y a d’abord un patois, le welche ; plus qu’un dialecte, une langue, une musique, accrochée à une terre, celle des vallées des Vosges ; un chant de la terre en train de disparaître aussi sûrement que les cultures indiennes d’Amérique du Nord. Il y a ensuite Rodolphe Burger, Strasbourgeois d’origine et cet écrivain complice depuis des années, Olivier Cadiot, co-auteur avec lui de chansons de Kat Onoma, qui décident ensemble pour le festival Babel de l’été 1999 de créer une performance sur cette musicalité-là et sa disparition probable. Il y a enfin cet enregistrement, réalisé dans les studios de France Culture et qui retranscrit live, en mélangeant Folk américain et patois vosgien, chansons traditionnelles et boucles de sampleurs, chants Navajo et guitares électriques, l’expérience de cette rencontre ; celle de l’écrit et du chanté, de l’universel et du particulier, du passé et du présent sur ce sol qui se dérobe vertigineusement à mesure que progresse la maîtrise technique du monde. Audacieux et unique, le projet parvient enfin à nos oreilles ravies, nous remémorant que « la langue tient ouvert le domaine où l’homme sur terre et sous le ciel, habite la maison du monde » et que « si nous perdons la terre, assurément nous perdrons aussi l’assise. »




Extrait de Chroniques des années zéro, de Frédéric Gournay
recueil d'articles publiés sur le net, à paraître prochainement 
aux éditions de L'irrémissible