mercredi 26 novembre 2014

Journal d'Yves Tenret - Première partie






Rue des Archives, Paris, mars 1983

Passage de solange. Conneries contre l’écriture, sur la vie première. Sont gonflés tous avec leur idéologie vitaliste. Je me répète irresponsable, fils, bâtard. Elle : Je veux vivre avec toi. Je ne renoncerai pas. Je donne tout. Moi : je ne veux vivre avec personne.
Elle me traite de faux-jeton. Ça m’ébranle. Je doute. Je ne sais plus. Moi : laisse tomber. J’ai l’impression de t’utiliser. Je n’aime pas ça.
Elle acquiesce. J’ai mal.
Je veux être simple. Je n’y arrive pas. Je cherche une esthétique qui me serait une éthique. J’ai peut-être besoin non pas d’écrire mais de méditer ? Al Martin m’agace. Il fait semblant d’écouter. Et moi, je n’ai strictement rien écouté de ce que Solange m’a dit. Elle ne m’est rien. Je suis le pire des écouteurs.
Elle disait : le passage à la fin du Bram van Velde te montrait vulnérable. Ce que tu ne laisses jamais apercevoir. Je ne crois pas à l’écriture comme analyse.
Le passage en question : « Oui, je sais. Oui, je m’en excuse. Oui, nos modesties se confondent. Oui, je tâtonne. Oui, je m’évertue. Oui, à l’empoignade ! Oui, oui et oui ! Qui dira ma faim de créer ? »
Et avec intensité, elle relève aussi : « Le nom qui peut être nommé n’est pas le Nom ».
Je me sens con, gentil et je sais que c’est une impasse. Elle, elle roule des mécaniques sur la « dignité ».

Brigitte parlant de mes nerfs ou de mon emploi du temps dit : ton travail…
Jamais, elle ne me lit. c’est génial !
Grâce à Jean, l’Oiseau bariolé, rue Sainte-Croix de la Bretonnerie, est un endroit où les gens se sentent à l’aise.
Le wake up, stand up écouté à fond au réveil, stand up for your right/don’t give up the fight, en me laissant supposer la possibilité d’un monde meilleur, me fout le blues et la honte d’en être toujours là où j’en suis. Je continue à reposer sur rien. Et cela revient me hanter régulièrement.
Dans l’escalier, je crache. Une porte s’ouvre. Un mec en peignoir. Ok, ok. Je nettoie.
Je dois aller chercher le poussin (Brigitte) pour aller à marne-la-vallée et, j’ignore pourquoi, elle n’est pas venue hier. Cette semaine dans le Sud doit avoir lieu.
Katja est rentrée du Danemark. d’après Yvon, elle m’en veut. elle me pense mythomane. et ton cimetière, nomade !
Moni a lu le Yu-Yeung Tchine comme un texte « risqué ». Le terme doit être à la mode…
Pourquoi me priver d’une présence qui n’empêche, et loin de là, aucun possible, tout en donnant souffle à un quotidien paisible ? Au nom de quelle pureté hystérique ?
Marquer ce matin comme tant d’autres. Pas de femme, pas de rêve de gloire facile. Rien que l’essentiel : le travail.
Bourré et heureux. soirée Otto-Cyroulnik. Pour eux, mon texte est ok. Et Moni-Ferry, samedi.

Bord de néon.
À l’exception des enseignes, toute publicité est désormais interdite autour des monuments historiques, des sites classés, dans les secteurs sauvegardés, sur les quais de la Seine et les berges des canaux, dans les espaces verts et les stades scolaires.

- Ai- je des idées visuelles ?
- Faire image. Récurrences unitaires : plutôt images que récit. La neige sur des rails…
- Variations rapides des échelles. Le Dernier combat. La cour désaffectée.
Noir. On entend Ay Carmela joué à la trompette. Petit à petit, assis sur une chaise et rappelant une tête de mort sur un drapeau de corsaire, apparaît Step. Pano. Un mur de liège, des photos épinglées. Générique. Pano. Steph arrête le disque. Pano. Le pendu. Il semble sourire. Step ouvre des tiroirs. Il trouve un walkman, des cassettes, remplit ses poches. Il sort. Il marche dans des rues. Il met un casque sur ses oreilles, branche le walkman. Wagner… Il fredonne.

Un yoyotte potentiel, ça fait trois douzièmes. Otto me traite d’agité. Je le suis. Dois-je en avoir honte ? Je maudis Martin. Cesser de le voir. J’ai envie d’être où je suis, j’aime les rapports brefs et marquants, je pourrais même m’en tenir à ceux-là.
Otto me dit : Ricur n’est pas hostile à l’idée d’un entretien. Ça, cette façon ramassée de causer, c’est tout-à-fait nous : pudeur anxieuse.

À Montpellier, elle : je suis insubmersible et en tout cas, ce n’est pas toi qui va me couler.
Excellente nouvelle.
Nice. Je bougonne, je grommèle, je suis tout en aigreur bien tempérée. C’est pas le bon truc. Faut que je me l’interdise. S’agit-il de conneries faites dans mes vies antérieures ? Et toujours la précipitation, le blocage, l’avidité. Alors paye !
La sonnerie, l’alarme d’une bijouterie, se met en marche. Je ne veux pas me réveiller. Défilent les douze raisons de désespérer. Assis ailleurs, je connais l’évidence. Il n’y a plus qu’une seule source de joie : la puissance de mon esprit. Rien ne viendra d’autre part. C’est de là que je peux tirer la souveraine sérénité du Précis de morale dialectique, la noirceur et l’équilibre de Bord de néon. Simultanément analytique et synthétique : puissance ! Envoûter par l’ironie mystérieuse de ce récit. Je dois faire ce film car là je vais me rassembler, sortir de cet émiettement de petit préfacier qui ne m’est que frustration. C’est mon seul projet pensable et valable.

À deux kilomètres de là, le général Jaruzelski vient de terminer un bref discours devant le cortège officiel. Il a dénoncé la politique américaine, parlé de la lutte pour la paix…

Les manifestants se retrouvent bientôt à flanc de coteau, foulant sous le soleil l’herbe fraîche, et riant de l’invraisemblance de la situation. Ils ne sont pas le moins du monde intimidés, ni par quelques brèves et dures charges, ni par les mouvements des transporteurs de troupes, ni même par l’opération de la police montée qui, clou du spectacle, se fait maintenant prendre à parti par les haut-parleurs de la milice. « Fonctionnaires à cheval, putain ! Contrôlez le terrain, agissez plus énergiquement ! » Les manifestants impavides admirent les chevaux, les cavaliers en visière de plexiglas, eux restent de marbre devant les injonctions qui leur sont faites. Ils se penchent aimablement pour indiquer la station d’autobus la plus proche. Il y a dans leur regard et leur voix, comme une demande muette : « Partez, évitez-nous de devoir entendre cet ordre. »

Khlebnikov – agglutination – un mot – trois images.
Eisenstein – montage trois images – une idée.

Existe-t-il des images à double sens comme il existe des mots à double sens ?
La surimpression, une métaphore ?
Une image peut-elle se décomposer en abstrait/concret ?

« La perception simultanée du symbole et de la réalité augmente la puissance poétique de l’image ».

À quoi sert ou comment se servir d’un fondu enchaîné, d’un accéléré, d’un ralenti, d’un travelling, d’un panoramique ?

Le rectangle de l’écran : insularité.

Comment faire pour que le début en soit un tout en ne racontant pas tout du premier coup ?

« …Ce chauffeur de taxi qui, cercle par cercle, explorait l’enfer, se chargeant des péchés de chacun pour enfin se transformer en ange exterminateur. »

Plus c’est local, plus c’est un universel. Exemple type de la phrase qui ne veut rien dire.

Trouver et utiliser la Trame mythique.


Avril 1983

Paris. Nuit Blanche. Mon lot de consolation vient de se barrer. Je tourne à la minette avec mes oui, non, oui, non…
Lettre de Pajak. J’ai 15 jours pour lui envoyer le Précis de morale dialectique. Lettre de mon grand-père : souvenir d’enfance de ma grand-mère, mon oncle a un cancer au cerveau, ma mère s’est recollée avec l’arménien.
Ma vitalité n’a plus qu’une seule ressource : s’auto contempler et se relancer par la puissance de l’Esprit. Je danse avec moi-même.
Rappo, qui s’était annoncé, n’est pas venu. D’avoir trop parlé à Yu-Yeung, je me sens mal. Cependant, que faire ? Elle semble attendre autre chose de moi que de partager son silence. Joëlle est là, dans ma piaule. Sarah, cette après-midi, était très belle. Martin toujours défait.

Je suis mal, mal, mal. Jori est revenue. Elle était ce soir chez Mme Suzanne. Pas de raison que je me sente mal à cause de ça. Je ne l’aime pas. Elle est moche, gonflée et je me sens mal. Elle est ma transcendance, mon envie, je veux la rendre heureuse. Elle a un sens pratique, me dit-elle, qui lui fait éviter les ennuis genre attachements affectifs. Elle me désigne d’un « monument », lourde allusion à ma présence chez Mme Suzanne. Je suis maladroit, dur, tendu. Je m’enfonce. Elle m’enfonce. Salope ! Je ne comprends pas. Je sais que c’est du baratin, une histoire que je me suis raconté, et pourtant, elle efface tout le reste… Elle est un possible, possible. Est-ce parce que je l’ai à peine consommée ? Je ne peux ni la regarder ni ne pas la dévorer des yeux. Demain, elle viendra peut-être me voir ? Elle viendra ! Elle viendra !
à Alger, jette par les fenêtres des milliers de dossiers, les machines à écrire – l’une d’elles tombe sur la tête d’un des C.R.S. acculés en bas contre le mur – et même les meubles. Léger intervient cependant : « J’admets que nous avons un gouvernement de pourris et d’incapables, mais ce n’est pas une raison pour foutre le mobilier par les fenêtres. Un gouvernement, ça se change, des meubles ça se paye avec l’argent des contribuables. Vous êtes une bande de petits cons. Disparaissez ! »

Quartier sans incitation à la consommation. Économie villageoise.

Le type de récit par touches successives du Monde d’Apu.

Le speed de All that jazz sort du marginal tout en sonnant vrai.

Taxi driver : il est au centre. Les plans détaillant le taxi. Pas de construction au niveau du temps du film et des focales utilisées. La fille et le maquereau – on ne voit pas le chauffeur – scène qui vient comme ça : je t’explique. Tous leurs récits enchevêtrés sont linéaires. En voix off, le journal intime du chauffeur : mots simples, diction lente. Aucun travail narratif sur l’échelle des plans, sur par exemple les gros plans de visage. Ou, sont-ils soumis à la narration ? (dans Le Dernier Combat ni zoom ni gros plan ?) Les raccords : musique. Les plans de rues s’intègrent superbement bien à la fiction – vision du chauffeur.

Bord de néon : la vision d’un marcheur…

Faire une intro sur la littérature moderne et les arts plastiques au cinéma. Conrad…

L’idée centrale : un village. Pas d’incitation à la consommation. Des greffes de provinciaux et d’étrangers. Tissu superficiel, une approche en surface de l’architecture.
Pas un point de vue dogmatique mais un point de vue quand même.
Un écrivain qui méprise Step le glandeur. Un peintre qui plaque sur sa porte : « Al Martin, peintre à la cour ». Lui amical et paternaliste avec Step.
Un système, dans chaque plan, tant d’inserts. Tout les tant : un champ/contre-champ.
Bernadette, pervenche star.
Step, dans sa chambre, se rêve pop star, ou encore, viril, mais il a peur d’un doberman et s’excuse auprès d’un poteau qu’il vient de heurter…
Tendre, acidulé.


Elle répète plusieurs fois : ta carte très bien. J’avance : une lettre ? Non, deux, dit-elle. Faut-il insister ? Je ne sais pas ce que j’en pense, ce que je vis, je ne suis pas bien du tout. Jori, Jori, Jori…
Bon, j’ai dessaoulé. Il n’y a plus rien qu’un corps détraqué. Elle est partie quinze jours à New-York. Une envie : aller à Oslo, m’asseoir à ses pieds et rester là sans plus jamais bouger. Bizarre…
Je suis vraiment tissé tout d’une pièce. l’Oiseau a fait l’une de ses interventions médiocres, mesquines et curieuses en me demandant devant Jori si le poussin était amoureuse de moi. Et je ne comprends pourquoi il l’a fait. Gombrowicz et autres, une compréhension profonde, me restent donc interdits. Je ne peux que brailler, brailler et brailler…
Et Sophie qui passe pour la première fois depuis une année. Mes insupportables intuitions c’est-à-dire le poussin chassé pour trois jours.
C’est ça aussi le village, un chez soi, toute ces visites.
Je ne crois pas être un type gonflé. Sur Sculptures, trop âpre, fausses indignations. Et le Précis de morale dialectique est superficiel. M’accrocher à mon banc de rameur.
Nuit de cauchemar. Dépenses inconsidérées. Concombres, bouteille de coca et heineken. Mines douces à une nouvelle arrivée un peu potelée.
Je me réveille et me dresse sur mon saillant : des hommes ! Des hommes nus me poursuivent pour me violer. Je me rendors, je veux connaître la suite ! C'est sur un projet de deux sodomies et d’un placement plus avantageux que j’avais fermé les yeux.
L’après-midi me sens vivant et misérable. Ce n’est pas le moment de jouer perdant. La force s’alimente de sa propre dépense. Ce qui doit être fait sera fait.
Qu’elle soit publiée ou non, bien admettre que cette version du Précis ne peut être qu’un brouillon.
Le poussin couchée et vue de dos, cul nu. Nous venons de la sodomiser. La pièce est grande, ensoleillée. J’ai pris une douche. Parfois, le confort, c’est vraiment bien. Je ronronne. Il fait chaud, je bois du thé citron, c’est bien. Bien !

J’ai des envies de voyage. Souvent. J’étouffe ici. C’est trop doux, trop facile, il ne se passe rien. Je ne veux pas retourner où je suis déjà allé. Il me faut du neuf. New-York ?

Par deux fois, en sortant du cinéma, j’ai mal au cœur, une violente nausée, à cause du Précis de morale dialectique. Ce n’est pas ça, pas ça du tout. Si Pajak le refuse, je dois l’accepter. Cela me rendrait service. Je perd mon temps. C’est une histoire que je veux raconter. C’est déjà mon quatrième mois de chômeur et rien d’important ne s’est fait. Et si je me trompais complètement ?

Si je le veux, ce peut être un acte méritoire que de me haïr ou de m’aimer. Je devrais faire ceci (le Précis) et le reste pour préserver les nuits avec le poussin, notre douce dérive et nos empoignades bientôt sauvages. En fait, je fais ceci et le reste pour être seul, sobre, saint.
Un art impérial de la conversation : savoir interrompre l’autre.
Éternelle vivacité soulante. Tensions. Je lutte depuis deux cent virgules : c’est inerte et je le subis.
C’est toujours malgré moi que je dis le vrai.
Passer du temps à bavarder rajeuni peuples et individus.
On interroge Mr Robinet. Il répond :
- Je ne sais pas. Je ne suis pas le patron.
L’idée de l’idée vaut ce que vaut la première idée.
Je suis assis devant la table. Sous l’évier, il y a deux bouteilles de whisky. Je ferme les yeux, serre les poing et cherche à me télé transporter à demain matin.
Le dernier cri du vandalisme : couvrir ses propres productions de graffitis.

Il n’y a pas à sortir de là. Tant que je n’aurai pas raconté une histoire qui sera à elle même son propre moyen de transport, je ne me sentirai pas bien.
Je viens de relire Nous n’avons rien à perdre n°2. Pourquoi tout ce que j’écris est-il tellement nul ? Le Précis de morale dialectique est mon premier texte qui ne soit pas fait que de citations.
Il faut travailler, travailler, travailler.
Je reviens de chez Mme Suzanne. Un blues à hurler. Comment finit-on comme un raté ? Mon style « minimum de compromis » a-t-il atteint ses limites ? À moyen terme, il faut que je mette tout ce dont je dispose dans mes travaux.
Le poussin est dans le lit et cette chaleur m’est douce.
Sarah très belle, les joues pointues, l’œil net, la peau olive, me traite d’égoïste.
C’est dément : d’après Rubin, si j’ai bien compris, Katja aurait fait la pute à Toronto.

Vie inconsistante en non-lieu.
Descendre est infini.
Poupée, j’en ai marre de devoir toujours faire les questions et les réponses.
Transe, promiscuité brève, hachée, barbouillée de brusquerie.
Je yoyotte dans une apathie humblement hargneuse.
J’ai été longtemps sobre. Je ne le suis plus.
Étant sans ambition, je suis dans des refus qui tournent à vide.
Ma litanie de bonnes résolutions m’épuise et chaque jour, je me réveille inchangé.


                                                                                  Yves Tenret

jeudi 20 novembre 2014

Rimbaud, le traître éternel

« L’enfant /Gêneur, la si sotte bête, /Ne doit cesser un instant /De ruser et d’être traître. »
Croyant fervent, athée résolu, premier de la classe, fugueur, fils indigne et faux frère, révolutionnaire convaincu, giton, maître-chanteur, expatrié et trafiquant d’armes, Rimbaud aura été l’homme de tous les reniements, mais plus encore que d’avoir dans une même dénégation renié Dieu et les hommes, la plus grande trahison – à coup sûr celle qu’on lui pardonne le moins – demeure celle qu’il a faite à la poésie, qu’il abandonne à vingt ans et qu’il abjure avant de mourir. Pourtant Rimbaud est resté fidèle toute sa vie à un rêve d’enfant et à une image pieuse : celui d’un homme partant à la découverte de pays inconnus, et celle d’Antoine, ermite perdu dans le désert, écartelé entre tentation et sainteté.

1


Je ne suis pas au monde
Rimbaud n’a jamais cru qu’il était vraiment l’enfant de ses parents. En tout cas pas seulement, un enfant de la nature aussi, un enfant de la grâce. Fils de son père ? La question est réglée, celui-ci a quitté le domicile conjugal alors qu’Arthur n’avait que six ans, il ne saura presque rien du militaire de carrière, capitaine parti en Afrique du Nord apprendre l’arabe et traduire le Coran. Enfant préféré de sa mère ? Qu’a-t-il de commun, en dehors d’un air sévère et railleur, avec cette femme intolérante et bigote, travailleuse et obstinée, qui écrira plus tard « Ceux qu’il faut envoyer paître, ce sont ceux qui ne croient pas en Dieu, puisqu’ils n’ont ni coeur ni âme, on peut les envoyer paître avec les vaches et les cochons, ce sont leurs égaux » ? Comment se sentirait-il alors des affinités avec les camarades de son âge, qu’il méprise la plupart du temps, se découvrant très vite plus sensible et plus intelligent qu’eux ? Doué à l’école, excellant au catéchisme, la mère peut être fière de son petit Jean Nicolas Arthur, surtout lorsqu’elle apprend qu’il s’est battu jusqu’au sang dans l’église avec des adolescents qui avaient osé profaner l’eau bénite. « D’une foi ardente, d’une dévotion exaltée jusqu’au martyre s’il avait fallu » se souviendra de lui l’un des rares témoins de l’enfance. Peut-elle deviner que derrière l’exaltation mystique se cache un désir de fuite sans commune mesure, un dégoût rare pour l’endroit qu’il habite et sa population ? L’« air narquois », « l’éclair de moquerie dans les yeux » qu’il laisse transparaître la plupart du temps lui offrent peu d’amis ; sa mère le surveille, ses soeurs l’encadrent, l’ennui est inimaginable. À quoi rêve-t-on quand l’enfance est une punition sans fin, école et leçons religieuses comprises ? À des idoles « mexicaine et flamande », aux « superbes noires », aux « princesses de démarche et de costumes tyranniques », aux « petites étrangères. » L’imagination vient remplir les après-midis vides et les dimanches silencieux. « A sept ans, il faisait des romans sur la vie / Du grand désert, où luit la liberté ravie / Forêts, soleils, rives, savanes ! – Il s’aidait / De journaux illustrés où, rouge, il regardait / Des Espagnoles rires et des Italiennes. » L’ailleurs, l’amour, les transports imaginaires qu’ils permettent, voilà tout ce qui intéresse l’enfant mutique.
L'horrible quantité de force et de science
Ce n’est pas la province, ce n’est pas la campagne, enfant on s’y amuse parfois dix fois plus qu’en ville, ce n’est pas le lieu, c’est lui. L’enfant vit une vie de déjà-mort, de vieillard qui n’a pas vécu, avec sa maladie caractéristique, le romantisme. Voici le cadre : « Le château est à vendre ; les persiennes sont détachées. – Le curé aura emporté la clef de l’église » ; il y a des loges inhabitées, des palissades trop hautes qui cachent seulement qu’il n’y a rien à voir, des hameaux sans coqs, sans enclume, des horloges qui ne sonnent pas, des voitures abandonnées. « Il y a enfin, quand on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse. » Quel regard jettera-t-il plus tard sur sa première jeunesse ? « Le Sud me rappelait les misérables incidents de mon enfance, mes désespoirs d’été, l’horrible quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée de moi. » Le gâchis est considérable. Si Rimbaud n’a pas d’endroit où se sentir vivant, pas de pays ou de patrie auquel s’identifier, il n’a pas non plus de langue propre. Il maîtrise très tôt aussi bien les mortes, les étrangères que la natale. Premiers prix au collège en latin, grec, français. La conscience précoce de sa supériorité intellectuelle l’autorise à mépriser les mathématiques et les sciences, matières sans subjectivité qui le rebutent, il y triche, loue en échange au plus offrant ses talents de versificateur. Il saute des classes, double son frère, perd au passage sa complicité, suscite la méfiance des professeurs et la crainte de ses camarades. Deux condisciples de séminaire, un peu plus âgés que lui, défient sa morgue et méritent un temps son amitié, ils forment ensemble le rêve de partir à la découverte de contrées inconnues en Afrique, chercher les sources du Nil, se jurent adultes de le réaliser ; le plus sérieusement du monde, ils se mettent au portugais, Rimbaud, lui, apprend l’amharique, langue du Choa, lointain pays d’Abyssinie… Des trois, il sera le seul à tenir parole.
La vraie vie est absente
La ferveur poétique remplace la religieuse, bien vite passée. « La Vierge n’est plus la vierge du livre. / Les mystiques élans se cassent quelques fois… / Et vient la pauvreté des images, que cuivre / L’ennui, l’enluminure atroce et les vieux bois. » L’ardeur se tourne vers les poètes antiques et classiques, autre façon de s’évader, de parcourir les civilisations et les siècles. Mais la révélation vient avec les écrivains hors normes, maudits ou censurés, défiant le temps et les autorités : Villon, avec sa langue impure de bandit condamné à l’exil, où il imagine des « tavernes flamboyantes pleines de cri des buveurs heurtant les pots d’étain et souvent les flamberges, du ricanement des ribaudes, et du chant aspre des rebecs mendiants » et Rabelais, l’incommensurable, pour l’irrespect, le scatologique, le grotesque, l’outrage permanent, le délire. Il n’a pas quinze ans, il s’amuse avec une incroyable aisance à imiter ou à pasticher leur style. Oublié l’hommage ampoulé en latin au Prince impérial pour sa communion ; ce qui fait l’objet de ses premiers écrits, ce sont les débâcles amoureuses d’un séminariste qui pue des pieds. L’oeuvre de Rimbaud, on l’oublie volontiers, commence avec des histoires de chaussettes pestilentielles et finit avec des pets foireux de chambrée. Qu’a-t-il en tête, cet adolescent irrévérencieux ? Imagine-t-il des histoires d’enfant qui regarde déployer sous les ânes « ce long tube sanglant », qui bande pour sa mère déjà âgée, pour sa petite soeur qui pisse sur la glace, pour « le bout, gros, noir et dur » de son père, et qui bande aussi pour la bonne, la Sainte Vierge et le crucifix, et qu’obsède le « gland tenace et trop consulté » ? Il l’écrira. Oui, la foi est perdue, la pureté et la candeur sont loin, le blasphème est facile, c’est l’hommage inversé constant.
Fier de ses premiers entêtements
L’avis des autres compte peu. Un professeur de rhétorique, Izambard, un peu moins sourd que les autres, alimente le talent en pleine croissance. Il le cultive, l’initie à Lamartine, Boileau, lui prête en douce Hugo, Musset. La mère, fermée à toute écriture qui n’est pas sainte, ira s’en plaindre. Le maître est bientôt dépassé, les poèmes que lui refile son élève sont meilleurs que les siens, les leçons changent de sens. Il est de bon ton de convenir aujourd’hui que ces poèmes de collège et de lycée ne sont pas si géniaux que ça, pour ne pas dire autre chose. Il écrit « Je parlerais dans ta bouche / J’irais, pressant / Ton corps, comme un enfant qu’on couche / Ivre de sang », il a seize ans. On souhaite à tous les adolescents de composer de pareilles banalités. Sûr de son jugement et de sa valeur, il envoie bientôt promener et la mère et le professeur, refusant de se plier à leur injonction commune de passer le bac. Il fugue, rate son arrivée sur Paris (il est arrêté pour vagabondage à la descente du train), repart, se fait héberger par la famille d’Izambard. L’esclandre est à la fois familial, municipal et académique ; le jeune professeur, suspecté de relations trop privilégiées, se fera muter. Affranchi de ses études, Rimbaud le remerciera à sa manière : « Vous finirez toujours comme un satisfait qui n’a rien fait, n’ayant rien voulu faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. » Il lui décrit sa nouvelle vie, « Je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d’anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en paroles, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles. » Ce sont les fameuses lettres dites du « voyant » (ou du voyou, selon les commentateurs) où il témoigne moins de sa conception de la poésie que de son expérience fondamentale, dont il doute par ailleurs qu’elle soit accessible au commun des mortels, a fortiori à un professeur de l’Éducation nationale.
Ineffable torture
« Il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire on me pense. – Pardon du jeu de mot. » Absent au monde, aux autres et à soi-même, « Rimbaud » est un sujet étrange qui fait de l’étrangeté sa subjectivité propre. « Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait ! » Ce que Rimbaud découvre, c’est la relativité et l’infinité des possibilités du Sujet ; ce que la plupart des hommes, rivés à l’arbitraire de leur identité, s’empressent de recouvrir du nom d’« ineffable », il décide, lui, à dix-sept ans, d’en faire un champ d’expérimentation et un idéal de vie. « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême savant ! – Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! » Il a raison de le rappeler, ce n’est pas tant une question de technique et de parti-pris littéraires que de courage et de détermination. Rimbaud sait ce qui l’attend en faisant un tel choix, les risques sont considérables : la folie en est la principale, la marginalité n’en est pas la moindre. D’où lui vient cet étrange savoir ? De sa nouvelle liberté, de sa vie de « crapule », des bars, de l’alcool, des discussions de comptoir avec un certain Charles Bretagne, ami de poètes parisiens, qui l’initie à l’occultisme, à la philosophie indienne et à la kabbale ? Probablement pas, ou si peu. Ça vient de plus loin, de l’enfance, peut-être d’avant. Ça n’a ni lieu ni temps. « Je suis le saint en prière sur la terrasse », « je suis le savant au fauteuil sombre », « je suis le piéton de la grand’route par les bois nains », « je serai bien l’enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l’allée dont le front touche le ciel. »
Sombre savant d’orgueil
L’expérience faisant autorité, Rimbaud se donne le droit de juger ses aînés et ses pairs. Il n’a qu’un poème de publié dans la modeste Revue pour Tous et le voilà qui s’exprime comme s’il achevait l’histoire de la poésie, ou qu’il en ouvrait à lui seul une nouvelle. Effronterie d’adolescent ou génie révélé ? Fort de sa découverte, il s’en prend conséquemment à tous ceux qui font reposer leur oeuvre sur des particularités de classe, de milieu, de nationalité ou d’époque. Lamartine ? « étranglé par la forme vieille. » Hugo ? « trop cabochard », plein de « vieilles énormités crevées ». Musset ? « quatorze fois exécrable », « générations douloureuses et prises de visions », « On savourera longtemps la poésie française, mais en France. » Il stigmatise à la Lautréamont (qu’il ne peut connaître alors qu’il écrit au même moment que lui, à Paris) « les gaulois », « les écoliers », « les morts et les imbéciles », « les journalistes », « les fantaisistes. » Il ne se reconnaît comme égaux que Théophile Gautier, Leconte de L’Isle, Théodore de Banville et un certain... Verlaine, dont les premiers poèmes paraissent dans Le Parnasse Contemporain. Le seul qu’il place au-dessus de lui ? Baudelaire, qui vient de mourir et qu’il admire comme le premier voyant, le roi des poètes, « un vrai Dieu. » Lui, le premier qui brisa les idoles et la rime pour redonner à la poésie un avenir. Rimbaud revendique la filiation, le flambeau est pour lui, il ignore encore la forme que cela prendra (les poèmes qu’il joint aux lettres sont peu probants), mais son rejet de la société est tel – et l’assurance en son destin si certaine – qu’il se sent capable de renverser tout à la fois ses formes, ses valeurs, sa morale et sa politique. L’époque est au diapason, à Paris c’est l’insurrection.
Je suis en grève
Rimbaud a-t-il été communard ? De cœur c’est certain, même s’il a dû rater l’essentiel des événements ; lors d’une fugue à Paris, il a vu ce qui se passait, la misère, la répression, la restauration. « – Société, tout est rétabli. » Il en revient plus résolu que jamais, malgré les déceptions et l’amertume. Rimbaud refuse de reprendre ses études ou d’exercer un métier, il fait croire à sa mère qu’il va gagner sa vie comme journaliste, n'effectuera qu'une courte et unique collaboration au journal local. « Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève. » De fait, Rimbaud rejette la seule vraie religion bourgeoise : le travail. Quand on a nié cette valeur, toutes les autres s’effondrent, l’argent, la propriété, le progrès, la science. Il occupe les journées à marcher, à fréquenter les bars, à écrire, envoie des poèmes au Parnasse Contemporain, à Banville, à Verlaine. La réponse de ce dernier, accompagnée d’un mandat, est connue : « Venez chère grande âme, on vous appelle, on vous attend. » Paris, les nouvelles amitiés, les brasseries enfumées où l’on boit des alcools forts tout en déclamant des vers, les conquêtes faciles, Rimbaud devait en rêver, il est vite déçu. La vie bourgeoise de Verlaine, marié et futur père de famille, l’apitoie. À table, sa rudesse et sa grossièreté choquent, il se met à dos d’entrée la femme et les parents de Verlaine chez qui ce dernier vit et qui lui offrent l’hospitalité. Il visite le Louvre, regrette que la Commune n’ait pas brûlé le musée, pour « mettre l’humanité devant la suppression irréparable de ce que faisait son plus cher et plus néfaste orgueil. » Les toiles de maître ? « Ces tableaux célèbres sont des débris. Si on lui compare la littérature, la peinture a une infériorité que je trouve définitive : elle ne dure pas. » Il est présenté aux amis de Verlaine, cercle de poètes, peintres et musiciens qui se réunissent tous les mois au premier étage d’un marchand de vin Place Saint-Sulpice, eux qui se surnomment « les vilains bonshommes » tombent sur plus affreux qu’eux.
Effrayant poète
Il a beau avoir une « tête d’ange de 13 ans », il se révèle à l’assemblée comme un « effrayant poète », « dont l’imagination, pleine de puissance et de corruptions inouïes » dira Valade « a fasciné ou terrorisé tous nos amis », « Quel beau sujet pour les prédicateurs », ajoutera Soury, D’Hervilly : « Jésus au milieu des docteurs », pour Maître « c’est le diable », Valade conclura : « Le diable au milieu des docteurs. » Avec Verlaine il fait la tournée des bars, se soûle, se rend au bordel ; vole chez les beaux-parents un crucifix qu’il mutile et qu’il emmène dans les brasseries de filles, en criant « mort à Dieu » ou « merde à Dieu. » (À cette même époque, de l’autre côté du Rhin, le jeune Nietzsche pense sensiblement la même chose, tout en rêvant de venir à Paris.) Son outrecuidance le rend indésirable chez les Verlaine, il squatte à droite à gauche ; chez Charles Cros, il se torche le cul avec les poèmes de son hôte, salope les parquets vernis avec ses chaussures crottées, se fout à poil et jette ses fringues sur les toits quand on lui offre une chambre trop propre, se branle dans le verre de lait de Cabaner qui l’héberge à son tour. Sa poésie se fait sexuelle, sacrilège et morbide ; les vers se remplissent de matières nouvelles, morve, salive, pisse, sang, merde et chair pourrie. Avec les Zutistes, auquel il s’associe un temps, essentiellement pour boire leur vin, manger leur haschisch et occuper leur canapé, la parodie et l’outrance sont obligées, les poèmes se font scatologiques et irrévérencieux au possible, s’illustrant de « trou du cul », de « céleste praline » et de « caca maudit. » Sexe, drogue, alcool, Rimbaud multiplie les excès, rien n’y fait, Paris l’ennuie, toutes les mondanités, y compris et surtout celles qui se veulent anticonformistes, l’accablent d’avance. « Le rendez-vous des abrutissements », « l’endroit le moins intellectuel du monde », « néant, chaos…, toutes les réactions possibles, et même probables. » Aucun poète n’est à la hauteur, tous, sauf peut-être Verlaine, en restent aux manières et aux poses. L’invective et la bagarre deviennent ses derniers divertissements, il insulte tout le monde, manque de tuer à la canne-épée Carjat, le photographe qui vient de réaliser son portrait qui fera tant pour le mythe et la postérité. Il n’aime pas la photo ni la peinture, mais pose pour Fantin-Latour ; le tableau, appelé lui aussi à la célébrité, finira à Orsay. Où qu’il soit, Rimbaud se morfond, ville ou campagne au fond quelle différence ? L’ennui est partout le même, où qu’il aille il se retrouve toujours en mauvaise compagnie – la pire de toutes – avec lui-même. Il rêve d’une nouvelle insurrection communarde où il pourrait aller se faire tuer.
Oisive jeunesse à tout asservie
Cette conscience n’est donc nulle part chez elle, même si elle est forcée un temps de retourner au domicile d’origine, à Charleville. La relation avec Verlaine, dépassant les simples limites de l’échange artistique et de l’amitié, a fait scandale à Paris et plus personne ne veut de cet adolescent sans manière qui fait tout pour se rendre insupportable. Au « triste trou », c’est l’abattement, Rimbaud boit, dit qu’il encule les chiens dans la forêt, mange sa merde, dessine avec. Il en a fini avec les vers, supprime les majuscules en début de phrase. A Roche où il passe l’été à la ferme familiale, l’isolement est accru, le moindre bar est à des kilomètres, il n’y a rien d’autre à lire que la Bible. Une soif rejoint l’autre, toutes deux inextinguibles. « J’ai tant fait patience / Qu’à jamais j’oublie ; / Craintes et souffrances / Aux cieux sont parties. / Et la soif malsaine / Obscurcit mes veines. » Quelle est cette soif qui revient dans tous les poèmes de cette époque et qui le suivra jusqu’aux déserts africains ? La sécheresse est spirituelle, Rimbaud a soif d’eau, mais de cette eau bénite pour laquelle enfant il s’est battu, à moins que ce ne soit le vin de messe, le sang du Christ qui rachète les fautes. Un vin remplace l’autre, on a la fausse fraternité des bars en lieu et place de l’amour universel, et à défaut de pardon on espère l’oubli. Il marche des heures pour trouver de l’alcool, il écrit une prose en marge de l’Évangile. Il ne pense qu’à repartir, à la recherche perpétuelle du lieu et de la formule où il pourrait enfin se retrouver.
Amours monstres
L’amour terrestre peut-il rattraper le céleste, celui, perdu, de Dieu ? Peut-il seulement le remplacer ? Rimbaud a tous les défauts, mais il ne peut « envoyer l’amour par la fenêtre. » Il revient clandestinement à Paris, Verlaine, dont la femme vient d’accoucher, lui loue une chambre, l’entretient comme une maîtresse, une maîtresse impulsive qui joue du couteau, blesse son amant, ou verse de l’acide dans le verre de Charles Cros (décidément, il lui en veut.) Rimbaud ne se satisfait pas de ce rôle de danseuse, dans le couple c’est lui qui mène le bal, il pousse Verlaine à quitter sa femme et son enfant, ensemble ils fuient en Belgique, se soûlent perpétuellement, écrivent à deux. Rimbaud ne peut concevoir l’amour que réinventé, débarrassé des contraintes du travail et de la famille, en dehors de toute distinction de milieu, d'origine, d’âge ou de sexe. « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé : un musicien même, qui ai trouvé comme la clef de l’amour. » C’est plus facile lorsqu’on est doté, comme lui, d’une autre sensibilité et d’un nouveau corps. La vérité est que Rimbaud, qui n’a ni place ni temps, n’a pas davantage d’identité sexuelle, ou plutôt il a les deux ; ses os, comme ceux de Verlaine, « sont revêtus d’un nouveau corps amoureux » et son coeur « bat dans ce ventre où dort le double sexe. » Hétérosexuel ? Homosexuel ? Actif ? Passif ? Sado ? Maso ? Faux problème, la « clef » de l’amour n’est pas là. Il s’agit de soumettre l’amour à la mesure de l’absolu, d’être prêt à tout sacrifier pour lui, situation, ménage, argent, respectabilité, avenir, de tout donner sans compter et sans attendre, sans rien garder de côté au cas où, d’en faire rien de moins qu’un nouvel idéal. Au regard de cela, les frontières sexuelles socialement établies comptent peu. L’esprit libéré, le corps suit, on fait l’amour comme on vit. Là encore, il s’agit moins d’une question de goûts ou de « nature » que d’audace. Verlaine est-il à la hauteur ? Il est indécis, pleurnichard, trop emporté ou trop timoré, jamais constant. Se paye-t-il des vacances avec son giton ? Sachant qu’un jour ou l’autre il rentrera au bercail en demandant pardon à la famille outragée ? La fuite est belle, mais la bohème est parfois lugubre, la passion ne fait pas toujours oublier les conditions de vie souvent misérables. Rimbaud veut le rendre « à son état primitif de fils du soleil », Verlaine résiste, ils se déchirent, ils vivent « des amours de tigres », se battent, se lacèrent, se mordent. Ils visaient le paradis des amants et son jardin d’innocence, l’idéal rêvé, au terme de leur évasion ce sera la prison et l’enfer.

                                                                        Frédéric Gournay


Première partie d'un essai tiré de Portraits de Social-traîtres
disponible aux éditions de L'irrémissible


mardi 11 novembre 2014

Pierre Guyotat ou le prostitué de Dieu

L’artiste selon Guyotat n’apparaît pas seulement comme un traître, un « vendu », qui a pour vocation de révéler ce qu’il ne faut pas dire, ou qu’il aurait fallu garder pour soi, « ce qui du Monde lui fait le plus horreur et honte », il est d’abord et surtout une prostituée, « un putain » qui doit assumer un corps qui par œuvre devient public, nommant et extirpant le mal du mieux qu’il peut, jusqu’à sacrifier toute existence sociale et sa vie même à cet idéal d’assomption de la parole et du corps.
Traître à sa patrie, à sa famille et à sa langue, Pierre Guyotat l’a été très tôt, et ce, bien avant que l’armée de son propre pays ne le fasse arrêter en Grande Kabylie pour « atteinte au moral de l’armée, complicité de désertion et possession de textes interdits », avant même que son père ne le fasse rechercher dans Paris par un détective privé après sa fugue, encore mineur, de son village natal de Bourg-Argental, avant encore qu’il ne se mette à écrire Tombeau pour cinq cent mille soldats ou Éden, Éden, Éden, qui susciteront à leur parution après la guerre d’Algérie le scandale, la censure et l’interdiction. La conscience précoce de la trahison, de sa nécessité et de son irréductibilité, de son « intransigeance » propre, Guyotat l’a dès l’enfance, quand il se découvre différent des autres et des siens. D’où vient ce sentiment d’étrangeté ? Il vit dans un rapport tronqué au temps, le présent pour lui est tout de suite du passé, objet immédiat de narration possible, et le rapport à l’espace est lui-même faussé ; il ne vit pas dans ce monde, mais dans le monde de la croyance et du mythe, dans un entre-deux qui ne s’unifie que dans la beauté ressentie à l’écoute de la musique, ou dans l’épuisement de la marche et la course. Dans l'imagination se confondent les récits bibliques que sa mère, juive polonaise convertie au christianisme fervent, lui fait le soir et les leçons d’Histoire de l’école apprises le jour, où les figures suppliciées des membres de sa famille résistante – une tante emprisonnée et torturée, un oncle mort en déportation – prennent une place centrale. Déjà, les narrations lui paraissent plus vraies que la vie elle-même, l’Histoire ne fait qu’illustrer la Bible et non l’inverse : la Seconde Guerre mondiale a vu le triomphe du diable et de ses chiens, et les camps de la mort ont réalisé l’enfer de Dante. À l’école, ses camarades de jeu s'imaginent en héros, chevaliers du moyen-âge, aventuriers du siècle passé, combattants de guerre ; lui s’identifie aux martyrs, aux esclaves, aux prostituées.
C’est ce jeune garçon hanté d’Histoire et de religion qui découvre le sexe et la poésie en même temps, pratiquant la masturbation et l’écriture simultanément, se mettant en scène par écrit dans des rapports prostitutionnels (de pute à mac, de mac à pute, de maître à esclave) pour atteindre l’orgasme, plusieurs fois par jour jusqu’au sang et à s’en faire exploser la tête, aux confins de l’extase mystique. Entre la pulsion prostitutionnelle et l’aspiration religieuse, l’adolescent comprend intuitivement qu’il se joue un échange de forces considérables qui dit quelque chose d’essentiel de la réalité humaine. Pourquoi la prostitution ? C’est là que se réalise une dialectique des rapports humains plus importante qu’on ne veut l’admettre. Pourquoi une liturgie de l’orgasme ? Dans l’extase s’accomplit le fantasme d’une union plus complète la dépassant et un droit à la virginité préservé. Réunissant écriture et orgasme, l’imagination résout ainsi une volonté contradictoire : celle d’être à la fois vu et voyeur, mac et pute, acheté et acheteur, baiseur et baisé. Mais la plus grande découverte qu’il fait certainement est celle de sa supériorité – la seule qu’il ne se reconnaîtra jamais sur les autres – dans le dit du désir, dans la puissance du plaisir qui s’écrit. C’est, ni plus ni moins, l’essence de l’art qui est mis à nu dans cette expérience, avec la conscience aiguë de son exigence la plus haute : la trahison. Il faudra tout dire, avouer le fond de l’infamie, se désigner comme le plus grand coupable, comme monstre peut-être et s'excluant de la communauté des hommes, mais s’avouer surtout comme capable de logique et d’art. Et de ce corps qui jouit en fictions, en tirer de quoi vivre, à ses dépens, s’il le faut.
Le plaisir conscient de lui-même et maîtrisé de la sorte s’avère un moyen d’élévation, de transcendance, et d’abord de condition et de classe sociale, de pays. Le désir et son écriture le ramènent invariablement aux corps étrangers, prolétarisés, vers le corps autre en tant que corps impossible, parce que d’une autre race, d’une autre classe. Il est obsédé par la peau noire, « les Négresses,les fillettes sauvages », par la beauté arabe. La jouissance réaffirme de fait son refus des inégalités corporelles, sexuelles et sociales, et redouble encore pour un temps l'aspiration infantile à la sainteté. Cette chair extatique, seule chose à la vérité reçue de Dieu ou de la Nature, réclame bientôt de vivre pour elle-même, comme cause de soi, et non plus des avantages ou des privilèges du milieu d’origine  – vieille bourgeoisie provinciale qui livre des médecins à la commune dont les rues portent le nom  – dans lequel elle a échu arbitrairement. Celle qui a reçu le nom de Pierre Guyotat ne tarde pas à exiger de son patronyme qu’il rompe avec tout et tous. Il y a les escapades la nuit de l’internat, le renvoi du collège, le refus de se mettre au pas de la science, d’apprendre son langage, les mathématiques, l’adolescent ne ressentant que trop intimement « l’hostilité des mots de la géométrie à ceux de l’écriture. » Il dessine pour lui, veut être peintre – le modèle est Gauguin –, il commence à écrire, il découvre, à quatorze ans, Rimbaud. Le désir ardent de prêtrise, un temps contrarié par le père, s’est éteint. Les premiers poèmes nient l’existence de Dieu, puisque le Mal a triomphé dans l’Histoire, et de Jésus, cet autre absolu d’incarnation ; il doit expliquer à la mère en larmes qu’il n’ira plus à la messe communier sa chair. La conscience politique vient vite, la compréhension rapide que la domination occidentale n’est plus européenne, que son pays, dans les colonies, en Indochine, en Algérie, perd tout honneur à reproduire la barbarie dont elle vient à peine d’être libérée. La rupture est totale lorsque, un an après la mort de sa mère dont il a assisté avec ses frères et sœurs à l’agonie, il fugue pour Paris, rejetant tout contact avec son père.

Livreur pour une boutique de mode à Montparnasse, Pierre Guyotat parcourt à mobylette la capitale et la banlieue, explore les rues à la tombée de la nuit, découvre les bars, les milieux interlopes. Il se rend à Charleville-Mézières pour visiter la maison de Rimbaud ; son écriture, toujours mise à l’épreuve du tremblement de l’être, de son ébranlement par le corps, s’affirme, au moment même où le rock arrive en France, comme « musique de la branlée, branlée de la musique » (peut-on définir le rock d’une meilleure façon ?). Il y a surtout le vertige de la prostitution, l’envie résolue d’intégrer la masturbation et l’écriture la plus inavouable au social, au manuel, au salarial. Obsession sexuelle ? Pathologie ? Perversion ? C’est tout le contraire qui se réalise chez lui, rien n’étant plus sain que de détourner la formidable énergie sexuelle à des fins créatrices. L’œuvre à venir se devra de mettre en lumière le lien occulte dont tout le monde se détourne, le grand refoulé social : le rapport entre le sexe et la politique, et entreprendre une histoire que personne n’a voulu faire : celle de l’économie des corps, à travers la communication et la circulation des fluides (sperme, sang, sueur, merde, urines, larmes, salive), et par elles remonter le cours du temps et des choses jusqu’à leur origine. « Produire publiquement une description biographique de l’inextricable, c’est un risque à prendre si l’on sait se vivre comme cause interne. » Voilà ce que c’est que d’avoir une étrangeté à rendre universelle et de se découvrir, du fond de sa singularité aberrante, un destin. Mais avant, il y a l’incorporation sous les drapeaux, la majorité venue. « L’an prochain : guerre d’Algérie ; si je survis de vie et d’honneurs plutôt que d’écrire un peu de ce que je sais de la vie ordinaire, écrire ce au bord de quoi je suis, qui m’attire et me fait peur et même m’évanouir. »
                                                                   Frédéric Gournay 


Première partie d'un essai tiré de Portraits de Social-traîtres
disponible aux éditions de L'irrémissible