mardi 9 mars 2021

En mémoire de Jean Genet

 



        Je sors marcher sur l'avenue, dans l'espoir que l'ombre et l'air contrarieront la fièvre qui monte ; en vain, la chaleur de la ville est plus forte que celle de mon front. Des visions de bières fraîches, de demi-pressions, de pintes moussantes aux verres glacés m'envahissent. Ne devrais-je pas boire pour conjurer le sort du lit et des médicaments ? Où aller ? La plupart des bars à Tanger qui sont autorisés à servir de l'alcool se situent dans les hôtels de luxe où je refuse de mettre les pieds, les autres sont des endroits aux portes closes gardés par des cerbères, où des hommes seuls, l'air vaguement coupables sinon clandestins, se laissent aller à leur penchant sans joie. Aller au Tanger Inn, à côté de notre hôtel, dont le Routard prétend que le spectre de Burroughs hante encore les lieux ? Au Dean's où Brion Gysin, Jack Kerouac et Allen Ginsberg avaient soi-disant leurs habitudes ? Au Negresco où Paul Bowles et Tennessee Williams auraient eu leur table ? Et Truman Capote, où allait-il se bourrer la gueule, déjà ? J'irai chier aux toilettes du El Minzah, en hommage à Genet, seul témoignage qui lui aurait plu, j'en suis sûr, lui qui pissait, souvent ivre, sur les grilles du consulat français situé en face du Café de Paris. 

    La rue du Mexique me tente, un bar à l'enseigne discrète et au portier louche ne me laisse aucun doute, ici je pourrais boire de l'alcool sans problème. Un vieux patron et un serveur fatigué m'accueillent, deux clients attablés ne détournent pas leur regard de l'écran de télé quand je prends place parmi eux dans la salle. Un match de foot est diffusé, je me place dos à l'écran et commande une Casablanca, la bière locale. Je feuillette le Guide à la rubrique Livres de route, qu'ils ont eu la décence de ne pas appeler Littérature, l'avais-je sautée ou déjà oubliée ? Leur sélection est à pleurer : que des auteurs occidentaux ou presque, dont l'indéboulonnable Le Clézio, l'impayable Daniel Rondeau et le taquin Jacques Lanzmann – que ces abrutis du Routard confondent avec Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoa –, qu'ils mettent dans leurs pages en compagnie de l'antisémite Hergé du Crabe aux pinces d'or – paru en 1941 – et de la non moins antisémite Agatha Christie de Destination inconnue, la célèbre auteure de La maison du péril – où l'on trouve ces portraits, si vifs, de juifs aux mains de serre et autres petits youpins à qui on ne peut pas la faire dès qu'il s'agit d'argent. Le seul auteur américain est le prévisible Paul Bowles, avec Après toi le déluge. À peine quelques lignes sur Mohamed Choukri, qui vient de mourir, et rien sur Mohamed Mrabet. En revanche, l'indigent Tahar Ben Jelloun, l'auteur francophone le plus traduit dans le monde, et aussi l'un des plus mauvais, a droit à trois occurrences dans le guide, écrivain dont il est dit que son Jour de silence à Tanger tient un joli discours sur la solitude et la mort… Pour l'approche psychologique du pays, comme dit joliment le Routard, il y a Le Maroc à nu, Le pain nu, mais point de Festin nu, Burroughs demeurant en effet, pour le guide, un fantôme. 

    Édifiant Routard, ses plus belles pages sont celles, vierges, qui se situent à la fin, pour prendre des notes personnelles. Celles-ci sont remplies des miennes, je demande au serveur, en même temps qu'une autre bière, s'il a du papier ou une feuille ; il revient avec la Casablanca et un petit bloc-note dont il me dit que je peux prendre autant de feuillets que je veux. Le son de la télé m'indispose, je dois me concentrer pour arriver à écrire. Je prends des notes pour ce roman que j'ai en tête, sur mon séjour en Vendée avec cinq filles, dont la plus jeune avait seize ans et la plus âgée vingt et un – mais qui va croire une histoire pareille ? – et qui m'a rendu insupportable auprès de mes amis pendant quelques temps. Je me rappelle du prénom de chacune : Émilie, Blandine, Magali, Hélène et Audrey. Pourrais-je en faire un premier chapitre ? Je note aussi : relire À l'ombre des jeunes filles en fleurs de Proust et les Rêveries inachevées de Rousseau. 

    Je commande une troisième bière, que le serveur m'apporte sans attendre, laissant hélas les bouteilles vides sur la table, ce qui s'avère un impair impardonnable. Quel client a envie de voir sa consommation d'alcool s'afficher au regard de tous ? Et si j'attendais quelqu'un ? Si une femme devait me rejoindre ? Le serveur est retourné derrière le comptoir, auprès de son patron, l'attention entièrement accaparée par le match de foot. Maudite télé qui envahit les bars du monde entier ; partout où s'installe un écran, l'esprit du comptoir se meurt. Les clients prennent un café le matin en regardant les informations, un verre l'après-midi en regardant des clips, des bières le soir en regardant le sport ; il est loin le temps où c'étaient eux qui commentaient l'actualité, la politique ou le match de la veille, argumentant, se disputant, plaisantant en se payant des coups. Établissements franchisés, serveurs salariés, écrans télévisés, clientèle obnubilée, l'un des derniers lieux de réthorique et de vérité est en train, lui aussi, de disparaître.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay