mardi 23 mars 2021

La maman et la Putain

 



        Au Chhatrapati Shivaji Maharaj Vastu Sangranhalaya, que les Indiens eux-mêmes continuent d'appeler le musée du Prince de Galles, Assia et moi tombons sur une fresque représentant l'évolution de l'homme, du primate à l'homo-sapiens en passant par l'australopithèque. Ainsi nous remontons les sources de l'humanité. Cette folle histoire est bien la nôtre : l'aventure d'un singe un peu différent des autres, l'un des moins doués pour survivre – dépourvu de fourrure, de crocs et de griffes – et qui s'empare, il y a trois millions d'années, des outils et du langage pour conquérir la Terre, maîtrisant d'abord le feu, puis l'eau, la vapeur, l'électricité, enfin l'énergie nucléaire pour arriver, en l'espace de deux siècles à peine, par mettre en péril sa planète et rêvant déjà de la quitter pour en conquérir une autre. Le plus délirant, encore une fois, n'est pas que cette histoire soit possible, mais bien que nous en ayons conscience : que nous puissions la connaître, la raconter, la questionner et la remettre en cause. Un virus n'a pas conscience du biotope qu'il détruit, un cancer ne se soucie pas de l'organisme qu'il mène à la mort. 

    La fresque indique une échelle du temps et une chronologie que les scientifiques n'ont pas fini de discuter. Rien n'est certain, la moindre découverte, en Afrique, en Asie – un crâne, un os, une simple dent – peut bouleverser l'ordre et la mesure. À quel moment l'homme s'est-il vraiment acheminé vers son destin ? Encore primate, lorsqu'il est descendu de son arbre pour se mettre à marcher debout ? Toujours singe, lorsqu'il a ramassé un silex pour le tailler, pour allumer un feu ou pour en faire une arme ? Déjà demi-humain, quand il a soigné ses proches et qu'il leur a offert une sépulture ? Lorsqu'il a préféré lancer une insulte à la place d'une pierre, selon le mot fameux de Freud, faisant de lui enfin un homme civilisé ? Ce n'est pas l'outil qui fait l'homme, nombre d'animaux s'en servent à l'occasion, ce n'est pas même le langage, aussi surprenant que cela puisse paraître, tous les animaux communiquent ; l'archéologie, la paléontologie, l'éthologie, l'anthropologie, l'embryologie et la génétique peuvent toujours chercher, elles ne trouveront aucune trace matérielle de ce moment décisif où un étrange animal s'est mis pour la première fois à rire, à chanter, à danser et à érotiser ses rapports sexuels – à offrir des fleurs à une femme plutôt que de la traîner par les cheveux pour la ramener à la caverne. La science, décidément, rate toujours l'essentiel, elle ne peut faire autrement ; elle ne cherche que ce qu'elle veut bien trouver, selon un causalisme et un déterminisme qui veulent tout ignorer du jeu et de la liberté de la nature, des largesses et des gratuités de la création. 

    Devant la fresque, Assia demeure perplexe, mon amour, as-tu conscience que nous venons de là ? Que toute cette invraisemblable odyssée géologique et biologique aboutit à nous ? Ce n'est pas un accomplissement – quoique tu m'apparaisses souvent comme un exemple concret d'un des sommets de la création –, restons modestes, nous ne sommes qu'un passage, une transition, une promesse d'avenir. Quel sera notre enfant ? Subira-t-il le monde et le changera-t-il ? Un couple qui n'a pas envie de faire un enfant n'est pas un couple, c'est une merde, c'est n'importe quoi, c'est une poussière… Je me souviens de t'avoir mis le morceau de Diabologum avec le monologue final de Veronika tiré du film de Jean Eustache, La Maman et la Putain, sur une des toutes premières compilations que je t'avais faites – tu m'avais tout de suite parlé de ce morceau –, comme si j'avais deviné que c'était avec toi que je voulais avoir un enfant, alors que je prétendais à toutes les filles qui voulaient bien s'éprendre de moi que je n'en voulais pas.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay