mardi 2 mars 2021

Life's a bath

 



        Assia et moi ne sommes pas venus à Tanger pour marcher sur les traces de Genet, de Burroughs, des Stones ou de Patti Smith – elle-même marraine du punk et amie intime de Burroughs – qui a joué ici il y a deux ans avec Flea et des musiciens de Jajouka, maîtres soufis que Brian Jones a enregistrés un an avant sa mort. Si nous sommes venus à Tanger, c'est d'abord et avant tout pour l'eau, pour la mer que nous n'avons pas pu apprécier à Essaouira. Life's a bath, sex is water, come on ! chante Assia de John Frusciante. La paella réglée à l'homme en blanc, nous traversons l'Avenue d'Espagne pour nous rendre sur la plage. À cette heure de la journée, il n'y a pas beaucoup de monde ; les femmes sont peu nombreuses, certaines en maillots, d'autres couvertes de la tête aux pieds. Assia redoute que les mecs ne passent leur temps à la regarder ; elle se déshabille, j'observe les alentours, ça va, ils ne la matent pas trop, autant qu'en France, c'est-à-dire quand même pas mal. Nous courrons vers la mer et nous jetons dans les vagues, après ces semaines de sable, de poussière, de chaleur et de trajets en car, c'est une bénédiction fraîche, une félicité d'eau salée ; nous ne pouvons réprimer les cris de joie et les gémissements de plaisir. Nous jouons dans l'eau, plongeant, roulant, glissant comme des phoques, des dauphins et des lions de mer ; quand nous nous trouvons suffisamment loin de la plage et des regards, nous nous enlaçons et nous embrassons. Au large croisent de gros cargos et d'impressionnants porte-conteneurs. L'Espagne est là, en face, avec l'Europe se rappelant à nous par le rocher phare de Gibraltar.

    Nous nous endormons sur le sable gris de la baie. Au réveil, une fringale me prend, enfin la faim ! Un mois que je ne mange rien – Assia commence à voir mes côtes –, j'ai une envie soudaine de poisson : de daurade, de bar, de thon, d'espadon, accompagné, pourquoi pas, d'un verre de vin, le premier depuis des lustres. Le vent se lève et le soleil décline, je presse Assia pour que nous rentrions à l'hôtel nous changer. Nous longeons la plage jusqu'au port, remontant les ruelles de notre quartier qui pue les égouts ; nous retrouvons notre chambre psychédélique, peinte en vert et rose, dont l'unique fenêtre, minuscule et sans carreau, donne sur l'ancien hôtel de Burroughs. Pendant qu'Assia se douche, j'épluche, l'eau à la bouche, la rubrique Où manger du guide ; à Tanger, le poisson est servi pratiquement à toutes les tables, je me décide pour le Restaurant Valencia, non loin de la place Al Ouman, pour la rue Al Fârâbî qui y mène. À l'auteur du Traité des opinions des habitants de la cité vertueuse. Assia ose une robe, rasé de près et parfumé je l'accompagne pour se promener le long de la baie, attendant avec impatience l'heure du dîner. Nous pensions être les premiers attablés, mais lorsque nous entrons dans le restaurant, deux femmes se ressemblant – la mère et la fille, sans doute – accompagnées de deux enfants sont en train de terminer leur repas. Ces sont des Anglaises à l'accent pointu, qui insistent vaguement pour que les gamins finissent leur assiette. Devant leur refus, la grand-mère fait un signe en direction de la devanture, un homme en uniforme de groom ou de chauffeur, qui devait les attendre dehors, entre et les rejoint, casquette sous le bras. Elle lui demande de raccompagner les enfants, de les remettre à la gouvernante et de repasser ensuite les prendre. Vont-elles sortir après ? Aller dépenser quelque argent au casino ? Tanger est l'une des rares villes dans un pays musulman à autoriser des jeux d'argent sur son sol, lieux qui demeurent bien sûr interdits aux Marocains et aux musulmans, mais a-t-on déjà vu un tenancier de casino demander sa nationalité ou sa religion à un client se présentant, liasse de billets ou carte bleue à la main, à l'entrée de son établissement ? L'expression lasse, l'homme acquiesce et repart avec les enfants. 

    Assia et moi détaillons le menu, j'arrête mon choix sur un espadon à la romaine et sur un Guerouane gris rosé, Assia sur une daurade grillée. Les Anglaises accaparent toute mon attention, leurs manières et leur ton sonnent aristocratiques ; la table où elles sont installées est couverte de plats qui ne sont pas terminés, certains sont à peine entamés. Quand l'homme revient, la grand-mère l'invite à s'asseoir, lui signifiant qu'elles partiront quand bon leur semblera ; elle pousse vers lui, du bout des doigts, une assiette de frites froides, elles sont aux enfants, vous voulez les finir ? L'homme décline, le sourire contrit, le regard se remplissant peu à peu d'une colère froide et résignée, que la vieille dame, satisfaite d'elle-même – convaincue peut-être d'avoir été sympa, pour ne pas dire généreuse – ne peut apercevoir, ne prenant pas la peine de le regarder. L'air abattu, il tourne la tête vers moi ; je lui souris, craignant qu'il ne se méprenne sur mon intention ; il me rend mon sourire, sans que je sache interpréter à mon tour le sens de cet échange. Vient-il de voir comme moi une vieille rombière pousser du pied une gamelle à un chien ? Sûrement traite-t-elle mieux son toutou à la maison, le faisant manger à table sur ses genoux et le prenant le soir dans son lit. 

    Le serveur amène nos assiettes, les Anglaises se lèvent et quittent la salle, soupirant je peux me consacrer au plat et à Assia. Le poisson est savoureux, le rosé se défend, j'apprécie enfin l'instant présent, quand deux énormes Marocains, le ventre en avant et la démarche gênée par des cuisses trop grosses, viennent s'installer à la table que les serveurs viennent à peine de débarrasser. Sans jeter un seul coup d'oeil à la carte, ils passent commande, l'air pressé, le ton impérieux ; ils sont servis presque aussitôt par un personnel qui se relaie pour garnir leur table de rôtis, de poulets grillés, de couscous, de tajines, de fruits de mer et de poissons qu'ils engloutissent sans se regarder ni s'adresser la parole, ne levant la main et les yeux que pour commander des cocas qu'ils descendent d'une traite. Le spectacle est répugnant, Assia est encore de dos, pourquoi ces scènes ne sont-elles que pour moi ? Elle ne peut imaginer ce que je vois, juste entendre les rots sonores qui s'échappent des gosiers garnis de Gargantua. Je repense étrangement au toxico d'hier soir de l'hôtel Burroughs qui, dans son vice, me paraît en comparaison un monstre d'élégance et de délicatesse. Des images des gamins mendiants de ce midi me reviennent aussi. Le rosé ne passe plus, le poisson a perdu toute saveur, je donne mes légumes à Assia. Elle se désole, tu manges vraiment rien, toi.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay