J'ai
raté la place de peu. Erwan me confirme ce que m'a dit Sophie, j'ai
fini dans la very
short list,
ex aequo avec un autre candidat, celui qui occupe le même poste chez
leurs rivaux de toujours. Les responsables U.K.
ont
préféré ne pas prendre de risque, ils ont choisi celui qui
connaissait
le
job,
alors
qu'ils leur apparaissaient que j'étais manifestement celui qui en
savait le plus sur la musique ; ce qui m'a étonné, je ne me
rappelle pas avoir mentionné, que ce soit avec l'Irlandais au
téléphone ou à l'entretien à Opéra, le moindre nom de groupe ou
d'artiste. Sophie n'a pas été désolée pour moi, comme Assia elle
pense que j'aurais été malheureux, j'aurais été obligé de faire
quelque chose qui ne me correspondait pas. Passer de la merde toute
la journée, ce n'est pas un métier, a-t-elle ajouté avec une
légèreté déconcertante, non sans élégance. Je me suis toujours
bien entendu avec Sophie, c'est une personne franche, directe, qui a
du caractère et de la présence, contrairement à Erwan ces temps-ci
que je n'arrive plus trop à situer, pourtant assis en face de moi
dans un bar déserté du treizième. Il faut dire qu'il doit se
justifier, m'expliquer pourquoi il a voté contre moi, laissant ainsi
tomber son
vieux
pote à qui, selon ses propres dires, il doit tant, pour se rallier à
la cause de cet ami récent qu'est Nato. Je le reconnais à peine,
lui si jeune a pris un coup de vieux, l'espace d'un instant, je ne
sais plus si c'est Nato ou Erwan qui me parle. Il a les mêmes
intonations, il répète ses idiomes favoris, ses adjectifs
redondants, de la même manière il écarquille les yeux à la fin
des phrases pour convaincre son interlocuteur de l'importance de ses
propos, ponctuant ses silences d'un mouvement de tête de dénégation
incrédule ; il se gratte la barbe pour se donner un air
réfléchi, main sur le côté, menton en avant, exactement comme
lui. Ce ne sont pas seulement les mots, mais les idées de Nato qui
transitent, intègres, par le cerveau et la bouche d'Erwan. Je les
identifie à l'oreille, au simple son qu'elles font, à la fois faux
et trop appuyé. J'entends les raisonnements tronqués,
l'embouteillage de sophismes, devant le rappel des évidences les
habituelles stratégies d'évitement : le jugement porté sur la
personne plutôt que sur le fait, la recherche de l'attaque
personnelle plutôt que de la preuve, l'insulte à peine voilée en
lieu et place de l'argument, bref, l'antédiluvien procès en
sorcellerie auquel ils m'ont habitué depuis le début de nos
différents. Ce qu'ils recherchent chez moi, je m'en suis rapidement
rendu compte, ce n'est pas la contradiction, pourtant réclamée à
cor et à cri, mais les intentions, les penchants cachés et autres
pulsions inavouables, d'intérêts, de pouvoir, de domination, en un
mot : de puissance. Mais comment fait-on pour mettre à jour
chez l'autre ce qui par définition demeure obscur et à jamais
insondable ? Si ce n'est en projetant sur lui ses propres
motivations, dont il est plus facile, on doit bien l'avouer, de
reconnaître en soi les étranges manigances ? Ils se sont
simplement imaginés à ma place, ce qu'ils auraient fait, s'ils
l'avaient occupée. J'écris beaucoup, avec style, du moins c'est ce
qu'ils ont eu la bonté de reconnaître, je fournis la moitié du
travail, en vertu de cela je me permets de l'ouvrir : c'est que
je cherche nécessairement à prendre le pouvoir et à les dominer,
c'est l'évidence, c'est, en tout cas, ce que eux
auraient
naturellement cherché à faire. Connaissent-ils cette phrase de
Saint-Simon qui prétend que la
dénonciation de l'envie trahit toujours l'envieux ?
Vieille histoire de paille et de poutre.
Pauvres enfants de
l'achèvement de la métaphysique et du nihilisme, qui ne se soucient
plus de la vérité des choses et de leur être, mais uniquement de
leur valeur,
par
définition toujours relative, enfermée dans leurs représentations
en compétition, à la subjectivité forcenée, rivée
psychologiquement à leurs petites différences, de milieu, de
classe, d'âge, de sexe, de préférences culinaires ou libidinales,
revendiquant la famille, les amis, le groupe, la société ou la
nation comme dernières identités emblématiques – le club de
foot et la race pour les plus sommaires, la religion et la culture
pour les plus raffinés –, subjectivité close sur elle-même
qui n'est qu'une volonté de volonté, impuissante au point de ne
plus désirer que le néant – toujours préférable à un
néant de volonté –, étouffant de ressentiment envers les
autres et d'esprit de vengeance contre le temps et son il
était. Comment
aurais-je pu accorder du crédit à Nato, lui qui croit à la fin de
l'Histoire et à la disparition de toutes les idéologies, à
la
plus idéologique de toutes les croyances qui
le voue au malheur et qui lui fait écrire dans le premier numéro de
la revue sur l'ivresse que l'amour n'est qu'une question de chimie et
de molécules ? Je n'écris que contre
ça.
Naterwan, ou Erwato, le savent-ils ? Le pouvoir, j'en ai rien à
faire, même si Erwan devant moi se permet d'en douter ; c'est
moi qui ai proposé Nato comme rédacteur en chef, l’a-t-il
oublié ?, alors que j'avais le plus d'expérience dans le
domaine, j'étais le seul professionnel, si l'on peut dire, de la
bande ; j'ai soutenu sa candidature, je ne voulais dominer
personne, commander est le dernier des plaisirs et la vengeance n'est
pas mon plat. Qu'ils l'apprennent, comme je m'en fous de la phrase de
Saint-Simon, qui se retourne contre elle-même et contre celui qui la
prononce, la
dénonciation de la dénonciation trahit toujours, etc., etc.
Laissons
les démunis dans la nuit, retourner sans arrêt sur leurs pas,
dévorés par le feu de l'envie. Si les moralistes du dix-huitième
siècle nous apprennent à en revenir à des réparties de cour
d'école, c'est-celui-qui-dit-qui-y-est,
si
Marx, Nietzsche et Freud ne nous ont légué que le soupçon, alors
autant ne plus les lire. Ça n'a rien à voir avec la personne, la
mienne ou la leur ; ce n'est pas une question de psychologie, de
pulsions, ni même de volonté, le comprendront-ils un jour ?
L'écriture ce n'est pas ça, c'est précisément le contraire, c'est
un acte de foi,
un
cran d'arrêt à la recherche perverse et indéfinie des intérêts
cachés, même si ça ne se réduit pas à ça, c'est quand même là,
au cœur de l'écriture, et seulement là, que ça peut se vérifier.
Je ne me suis battu que sur un plan littéraire, parce que les textes
étaient attaqués, à mon avis de manière déloyale – ma
gueule elle peut en prendre plein d'autres, là n'est pas le
problème, je viens du rock, je n'ai jamais travaillé avec des
délicates, mais des brutes qui t'assomment si tu foires un pont ou
un break, et la scène suffit à te montrer où sont tes ridicules –,
ce sont les textes seulement que je défends, étant entendu qu'ils
sont plus importants que moi. C'est pour cela que j'ai accepté de
les remettre pour le second numéro, à la demande polie d'Erwan ;
je ne participerai plus aux débats, au vote, je ne pourrai plus
défendre moi-même les écrits – il ne faut plus beaucoup
d'orgueil, pour accepter ça –, ils devront se défendre
seuls, peut-être est-ce mieux ainsi, conformément à ce que je
crois, profondément. Erwan a la tâche difficile, dont il s'acquitte
non sans un certain plaisir manifeste – content d'une revanche
que le petit
scarabée
prendrait sur le maître ? –, de m'expliquer pourquoi
certains d'entre eux ne seront pas pris pour le prochain numéro. Le
Nietzsche
et la musique n'y
sera pas, alors qu'il avait eu la majorité pour lui à la première
réunion de rédaction, étant simplement reporté par manque de
place, et parce qu'il y avait déjà trop d'écrits signés de mon
nom dans le numéro zéro. Nato a réussi à faire barrage et à
faire changer d'avis soit Serge, soit Erwan, ou les deux en même
temps. Je sais que Nato rejette le texte parce qu'à la fin j'y fais
l'apologie du Blood
Sugar Sex Magic
et de John Frusciante, qu'il déteste, lui ses goûts douteux – on
a chacun les nôtres – se portent sur U2 et leur dégoulinade
de bons sentiments. Cynisme et sentimentalisme ont toujours fait bon
ménage, de même qu'impuissance et idéalisme : dégoût de soi
et haine de l'autre d'un côté, vœux pieux d'humanisme et de
communion retrouvée de l'autre ; dépression rentrée et revers
euphorique, c'est le mauvais refrain de notre époque, que Nato
entonne, à sa manière, comme un âne. J'ai préféré, depuis l'âge
de dix-sept ans, miser sur des mecs qui célèbrent dans leur musique
l'amitié, la défonce, le sexe, la réalité du corps et l'esprit de
la fête, plutôt que sur un groupe moraliste dont le chanteur prêche
un messianisme de stade. Il n'y aura pas non plus l'essai sur les
écrivains et les journalistes, leur divorce, là je sais que c'est
Angot qui a coincé chez Nato. Je bois la coupe jusqu'à la lie.
J'apprends aussi de la bouche d'Erwan qu'il n'y aura pas le texte que
j'ai proposé à nouveau, intitulé Qui
suis-je ?, qui
avait tant plu à Pierre, le seul sur lequel il avait osé dire
quelque chose, où il est question précisément de tout cela, de
l'expérience fondamentale de la rupture des catégories, qu'elles
soient sociales ou intellectuelles, du témoignage qu'elle implique,
de son attestation par l'écriture, la seule possible : du sujet
du texte qui ne doit pas être confondu avec l'auteur, de sa liberté
fondamentale, qu'aucune récupération, qu'elle soit psychologique,
psychanalytique, culturelle, historique ou même philosophique, ne
peut venir réduire. J'ai insisté, pour bien leur rappeler à tous
quel était mon travail, ce que j'essaye de faire du moins, du mieux
possible, sans toujours y parvenir peut-être. C'est
incontestablement le texte le plus dense, le plus fort, c'est une
profession de foi littéraire, et davantage, même si je n'en ai pas
eu pleinement conscience au moment où je l'écrivais. Cet écrit,
ils l'ont tous, ou presque, détesté. Surtout Erwan et Antonin, de
même que Serge, ça les a horripilés, le ton, la hauteur, pour qui
nous prend-il, pour nous parler comme ça ? Un seul l'a défendu
bec et ongles, a insisté toute la soirée pour le mettre, revenant à
la charge, jusqu'à la fin, c'est Nato. J'en reste silencieux devant
Erwan. Si Nato a compris cet écrit, s'il l'a senti et qu'il est
prêt, autant que moi, si ce n'est plus, à le défendre et à
vouloir l'imposer aux autres, c'est qu'il a eu accès, lui aussi, à
cette expérience – que bien peu savent comprendre et nommer
au moment où elle leur arrive –, c'est donc un frère en
écriture, un frère tout court. Est-ce pour cela que je m'en prends
autant à lui ? Parce qu'il me ressemble ? Parce qu'il est
le miroir de mon propre visage, le reflet déformé de mes
aspirations ? L'a-t-il compris, lui qui ne parle que de Fight
Club ? Une
phrase de Saint-Augustin me revient sans cesse, détester
un homme, c'est se détester soi-même ; lui porter un coup,
c'est se faire plus de mal encore. J'ai
porté beaucoup de coups à Nato. Je décline l'invitation d'Erwan à
prendre une autre bière, je ne sais plus quoi penser de l'aventure,
advienne que pourra. Nato tiendra-t-il longtemps ? Ce n'est pas
parce qu'on a pris la mesure des responsabilités de l'écriture que
l'on arrive à s'y hisser, je sais de quoi je parle. J'abdique, je
leur laisse les textes, qu'ils en fassent ce qu'ils veulent, il y
aura le Flaubert qui emmerde bien Nato et la suite du roman, ce n'est
déjà pas si mal. Erwan, soulagé d'avoir réussi à mener à bien
sa défense, le compte-rendu du comité de rédaction et l'obtention
ma reddition finale, s'empresse de me demander si je connais la
nouvelle, laquelle ? Il est presque fier d’être le premier à
m'annoncer que Marc, à cause d'une baston en première partie de
Cure, a été viré du groupe.
Extrait de Faux frère, roman de Frédéric Gournay,
paru aux éditions de L'irrémissible