mercredi 9 mars 2016

Faux frère - Extrait




        J'ai raté la place de peu. Erwan me confirme ce que m'a dit Sophie, j'ai fini dans la very short list, ex aequo avec un autre candidat, celui qui occupe le même poste chez leurs rivaux de toujours. Les responsables U.K. ont préféré ne pas prendre de risque, ils ont choisi celui qui connaissait le job, alors qu'ils leur apparaissaient que j'étais manifestement celui qui en savait le plus sur la musique ; ce qui m'a étonné, je ne me rappelle pas avoir mentionné, que ce soit avec l'Irlandais au téléphone ou à l'entretien à Opéra, le moindre nom de groupe ou d'artiste. Sophie n'a pas été désolée pour moi, comme Assia elle pense que j'aurais été malheureux, j'aurais été obligé de faire quelque chose qui ne me correspondait pas. Passer de la merde toute la journée, ce n'est pas un métier, a-t-elle ajouté avec une légèreté déconcertante, non sans élégance. Je me suis toujours bien entendu avec Sophie, c'est une personne franche, directe, qui a du caractère et de la présence, contrairement à Erwan ces temps-ci que je n'arrive plus trop à situer, pourtant assis en face de moi dans un bar déserté du treizième. Il faut dire qu'il doit se justifier, m'expliquer pourquoi il a voté contre moi, laissant ainsi tomber son vieux pote à qui, selon ses propres dires, il doit tant, pour se rallier à la cause de cet ami récent qu'est Nato. Je le reconnais à peine, lui si jeune a pris un coup de vieux, l'espace d'un instant, je ne sais plus si c'est Nato ou Erwan qui me parle. Il a les mêmes intonations, il répète ses idiomes favoris, ses adjectifs redondants, de la même manière il écarquille les yeux à la fin des phrases pour convaincre son interlocuteur de l'importance de ses propos, ponctuant ses silences d'un mouvement de tête de dénégation incrédule ; il se gratte la barbe pour se donner un air réfléchi, main sur le côté, menton en avant, exactement comme lui. Ce ne sont pas seulement les mots, mais les idées de Nato qui transitent, intègres, par le cerveau et la bouche d'Erwan. Je les identifie à l'oreille, au simple son qu'elles font, à la fois faux et trop appuyé. J'entends les raisonnements tronqués, l'embouteillage de sophismes, devant le rappel des évidences les habituelles stratégies d'évitement : le jugement porté sur la personne plutôt que sur le fait, la recherche de l'attaque personnelle plutôt que de la preuve, l'insulte à peine voilée en lieu et place de l'argument, bref, l'antédiluvien procès en sorcellerie auquel ils m'ont habitué depuis le début de nos différents. Ce qu'ils recherchent chez moi, je m'en suis rapidement rendu compte, ce n'est pas la contradiction, pourtant réclamée à cor et à cri, mais les intentions, les penchants cachés et autres pulsions inavouables, d'intérêts, de pouvoir, de domination, en un mot : de puissance. Mais comment fait-on pour mettre à jour chez l'autre ce qui par définition demeure obscur et à jamais insondable ? Si ce n'est en projetant sur lui ses propres motivations, dont il est plus facile, on doit bien l'avouer, de reconnaître en soi les étranges manigances ? Ils se sont simplement imaginés à ma place, ce qu'ils auraient fait, s'ils l'avaient occupée. J'écris beaucoup, avec style, du moins c'est ce qu'ils ont eu la bonté de reconnaître, je fournis la moitié du travail, en vertu de cela je me permets de l'ouvrir : c'est que je cherche nécessairement à prendre le pouvoir et à les dominer, c'est l'évidence, c'est, en tout cas, ce que eux auraient naturellement cherché à faire. Connaissent-ils cette phrase de Saint-Simon qui prétend que la dénonciation de l'envie trahit toujours l'envieux ? Vieille histoire de paille et de poutre. 
    Pauvres enfants de l'achèvement de la métaphysique et du nihilisme, qui ne se soucient plus de la vérité des choses et de leur être, mais uniquement de leur valeur, par définition toujours relative, enfermée dans leurs représentations en compétition, à la subjectivité forcenée, rivée psychologiquement à leurs petites différences, de milieu, de classe, d'âge, de sexe, de préférences culinaires ou libidinales, revendiquant la famille, les amis, le groupe, la société ou la nation comme dernières identités emblématiques – le club de foot et la race pour les plus sommaires, la religion et la culture pour les plus raffinés –, subjectivité close sur elle-même qui n'est qu'une volonté de volonté, impuissante au point de ne plus désirer que le néant – toujours préférable à un néant de volonté –, étouffant de ressentiment envers les autres et d'esprit de vengeance contre le temps et son il était. Comment aurais-je pu accorder du crédit à Nato, lui qui croit à la fin de l'Histoire et à la disparition de toutes les idéologies, à la plus idéologique de toutes les croyances qui le voue au malheur et qui lui fait écrire dans le premier numéro de la revue sur l'ivresse que l'amour n'est qu'une question de chimie et de molécules ? Je n'écris que contre ça. Naterwan, ou Erwato, le savent-ils ? Le pouvoir, j'en ai rien à faire, même si Erwan devant moi se permet d'en douter ; c'est moi qui ai proposé Nato comme rédacteur en chef, l’a-t-il oublié ?, alors que j'avais le plus d'expérience dans le domaine, j'étais le seul professionnel, si l'on peut dire, de la bande ; j'ai soutenu sa candidature, je ne voulais dominer personne, commander est le dernier des plaisirs et la vengeance n'est pas mon plat. Qu'ils l'apprennent, comme je m'en fous de la phrase de Saint-Simon, qui se retourne contre elle-même et contre celui qui la prononce, la dénonciation de la dénonciation trahit toujours, etc., etc. Laissons les démunis dans la nuit, retourner sans arrêt sur leurs pas, dévorés par le feu de l'envie. Si les moralistes du dix-huitième siècle nous apprennent à en revenir à des réparties de cour d'école, c'est-celui-qui-dit-qui-y-est, si Marx, Nietzsche et Freud ne nous ont légué que le soupçon, alors autant ne plus les lire. Ça n'a rien à voir avec la personne, la mienne ou la leur ; ce n'est pas une question de psychologie, de pulsions, ni même de volonté, le comprendront-ils un jour ? L'écriture ce n'est pas ça, c'est précisément le contraire, c'est un acte de foi, un cran d'arrêt à la recherche perverse et indéfinie des intérêts cachés, même si ça ne se réduit pas à ça, c'est quand même là, au cœur de l'écriture, et seulement là, que ça peut se vérifier. Je ne me suis battu que sur un plan littéraire, parce que les textes étaient attaqués, à mon avis de manière déloyale – ma gueule elle peut en prendre plein d'autres, là n'est pas le problème, je viens du rock, je n'ai jamais travaillé avec des délicates, mais des brutes qui t'assomment si tu foires un pont ou un break, et la scène suffit à te montrer où sont tes ridicules –, ce sont les textes seulement que je défends, étant entendu qu'ils sont plus importants que moi. C'est pour cela que j'ai accepté de les remettre pour le second numéro, à la demande polie d'Erwan ; je ne participerai plus aux débats, au vote, je ne pourrai plus défendre moi-même les écrits – il ne faut plus beaucoup d'orgueil, pour accepter ça –, ils devront se défendre seuls, peut-être est-ce mieux ainsi, conformément à ce que je crois, profondément. Erwan a la tâche difficile, dont il s'acquitte non sans un certain plaisir manifeste – content d'une revanche que le petit scarabée prendrait sur le maître ? –, de m'expliquer pourquoi certains d'entre eux ne seront pas pris pour le prochain numéro. Le Nietzsche et la musique n'y sera pas, alors qu'il avait eu la majorité pour lui à la première réunion de rédaction, étant simplement reporté par manque de place, et parce qu'il y avait déjà trop d'écrits signés de mon nom dans le numéro zéro. Nato a réussi à faire barrage et à faire changer d'avis soit Serge, soit Erwan, ou les deux en même temps. Je sais que Nato rejette le texte parce qu'à la fin j'y fais l'apologie du Blood Sugar Sex Magic et de John Frusciante, qu'il déteste, lui ses goûts douteux – on a chacun les nôtres – se portent sur U2 et leur dégoulinade de bons sentiments. Cynisme et sentimentalisme ont toujours fait bon ménage, de même qu'impuissance et idéalisme : dégoût de soi et haine de l'autre d'un côté, vœux pieux d'humanisme et de communion retrouvée de l'autre ; dépression rentrée et revers euphorique, c'est le mauvais refrain de notre époque, que Nato entonne, à sa manière, comme un âne. J'ai préféré, depuis l'âge de dix-sept ans, miser sur des mecs qui célèbrent dans leur musique l'amitié, la défonce, le sexe, la réalité du corps et l'esprit de la fête, plutôt que sur un groupe moraliste dont le chanteur prêche un messianisme de stade. Il n'y aura pas non plus l'essai sur les écrivains et les journalistes, leur divorce, là je sais que c'est Angot qui a coincé chez Nato. Je bois la coupe jusqu'à la lie. 
    J'apprends aussi de la bouche d'Erwan qu'il n'y aura pas le texte que j'ai proposé à nouveau, intitulé Qui suis-je ?, qui avait tant plu à Pierre, le seul sur lequel il avait osé dire quelque chose, où il est question précisément de tout cela, de l'expérience fondamentale de la rupture des catégories, qu'elles soient sociales ou intellectuelles, du témoignage qu'elle implique, de son attestation par l'écriture, la seule possible : du sujet du texte qui ne doit pas être confondu avec l'auteur, de sa liberté fondamentale, qu'aucune récupération, qu'elle soit psychologique, psychanalytique, culturelle, historique ou même philosophique, ne peut venir réduire. J'ai insisté, pour bien leur rappeler à tous quel était mon travail, ce que j'essaye de faire du moins, du mieux possible, sans toujours y parvenir peut-être. C'est incontestablement le texte le plus dense, le plus fort, c'est une profession de foi littéraire, et davantage, même si je n'en ai pas eu pleinement conscience au moment où je l'écrivais. Cet écrit, ils l'ont tous, ou presque, détesté. Surtout Erwan et Antonin, de même que Serge, ça les a horripilés, le ton, la hauteur, pour qui nous prend-il, pour nous parler comme ça ? Un seul l'a défendu bec et ongles, a insisté toute la soirée pour le mettre, revenant à la charge, jusqu'à la fin, c'est Nato. J'en reste silencieux devant Erwan. Si Nato a compris cet écrit, s'il l'a senti et qu'il est prêt, autant que moi, si ce n'est plus, à le défendre et à vouloir l'imposer aux autres, c'est qu'il a eu accès, lui aussi, à cette expérience – que bien peu savent comprendre et nommer au moment où elle leur arrive –, c'est donc un frère en écriture, un frère tout court. Est-ce pour cela que je m'en prends autant à lui ? Parce qu'il me ressemble ? Parce qu'il est le miroir de mon propre visage, le reflet déformé de mes aspirations ? L'a-t-il compris, lui qui ne parle que de Fight Club ? Une phrase de Saint-Augustin me revient sans cesse, détester un homme, c'est se détester soi-même ; lui porter un coup, c'est se faire plus de mal encore. J'ai porté beaucoup de coups à Nato. Je décline l'invitation d'Erwan à prendre une autre bière, je ne sais plus quoi penser de l'aventure, advienne que pourra. Nato tiendra-t-il longtemps ? Ce n'est pas parce qu'on a pris la mesure des responsabilités de l'écriture que l'on arrive à s'y hisser, je sais de quoi je parle. J'abdique, je leur laisse les textes, qu'ils en fassent ce qu'ils veulent, il y aura le Flaubert qui emmerde bien Nato et la suite du roman, ce n'est déjà pas si mal. Erwan, soulagé d'avoir réussi à mener à bien sa défense, le compte-rendu du comité de rédaction et l'obtention ma reddition finale, s'empresse de me demander si je connais la nouvelle, laquelle ? Il est presque fier d’être le premier à m'annoncer que Marc, à cause d'une baston en première partie de Cure, a été viré du groupe.



Extrait de Faux frère, roman de Frédéric Gournay,
paru aux éditions de L'irrémissible