mercredi 16 mars 2016

Le mal-aimant - Nouvel extrait






        Béatrice depuis le lit fouille dans les CD, s’étonne des intégrales que je possède, de Bowie, de Cure, des Smiths ; se dressant sur un coude elle passe à la modeste bibliothèque, quelques étagères à peine remplies, y cherche de la lecture, me demande conseil avant que je ne parte à la piscine, tu lis quoi en ce moment ? Bataille, L’Érotisme, c’est bien ? Pas terrible, misogyne au possible, entrevoit la sexualité comme une forme de prostitution, avec la femme comme tentatrice toujours passive et monnayable, et tu continues de le lire ? j’avais bien aimé Ma mère, de toute façon Bataille c’était du genre à ne se taper que des prostituées, bourré la plupart du temps, pour pouvoir réaliser ses fantasmes sadomaso, alors en bon hégélien convaincu de l’universalité du rapport de maîtrise et de servitude, il s’imaginait que chaque femme attend, dans la brutalité, qu’on la déchaîne d’elle-même. Béatrice sourit, elle porte encore au cou et dans le haut du dos les marques des étreintes de la veille, étreintes dont la violence atteint un degré qui me surprend moi-même et m’inquiète, ça a l’air intéressant, bof, je trouve qu’il n’a rien compris à Nietzsche, l’individu ne cherche pas, dans l’acte sexuel, à se dissoudre et à rejoindre une prétendue continuité perdue, bien au contraire, qu’est-ce que tu me proposes alors ? comme alternative sexuelle ? non, je veux dire, à lire, ah des femmes plutôt, Béatrice paraît étonnée, si je suis venu à la littérature c’est par elles, Duras, Sarraute, Angot, c’est bien ça, Angot ? Le dernier, L’Inceste, marche très fort, mais je te recommande plutôt Sujet Angot, ou mon préféré, L’usage de la vie, c’est Erwan qui me l’a offert, en réponse à Maîtres anciens, tu peux commencer par les premiers, comme Not to be, mais c’est plus rude, je connais pas du tout, c’est elle qui a raison et tout le monde va mettre des années à s’en rendre compte, eh bien. J’attrape le sac et la serviette, mets le bonnet et les lunettes, t’as vu la tête de spermatozoïde que ça me fait ? Béatrice rigole sous la couette, je te propose pas de venir, non je vais rester à lire et à écouter tes Bowie, mouais, après The man who sold the world y’a plus rien de bien, c’est lequel ? son troisième, tu déconnes, non, même Ziggy Stardust ça m’emmerde, allez va nager, ça va te faire du bien. Le téléphone sonne, c’est Karine du teufeur, elle a bien eu le message, elle est ravie d’avoir de mes nouvelles, n’en attendait plus, on parle un peu de nos anciens employeurs, ils lui doivent encore de l’argent, alors que le site a fermé depuis longtemps, moi j’ai réussi à me faire payer en les menaçant mais elle, a traîné, on ne devait pas avoir les mêmes nécessités, quand est-ce qu’on se voit ? c’est quand tu veux, je peux venir manger avec toi un midi, t’es sur les Champs ? pas loin, je me tourne vers Béatrice qui fronce les sourcils sur un bouquin qu’elle vient d’attraper, cette semaine je suis un peu pris, la semaine prochaine ? avec plaisir, moi aussi je t’embrasse, Béatrice ne relève pas les yeux quand je raccroche, elle fixe le livre, c’est qui elle ? une ancienne collègue de boulot, qui me court un peu après je crois, ah bon ? et toi, t’as envie de te la faire ? c’est pas impossible, son visage se fige, elle s’enferme dans un silence qui veut passer pour de la lecture concentrée, qu’est-ce que tu as choisi finalement ? Sarraute, Entre la vie et la mort, ah très bien, un des plus beaux livres jamais écrit sur l’écriture, je le lui prends des mains, lis à voix haute un passage souligné plusieurs fois au crayon. Il est sûr de passer, profitant de notre surprise, contournant nos défenses, et de s’établir ici, chez nous, en conquérant, de renverser l’ordre établi, d’abroger nos lois, de tout mettre sens dessus dessous, nous forcer à abjurer lâchement nos croyances, nous obliger à constater que la paresse, l’ennui, la dépression, la mélancolie, l’égocentrisme et le délire de la persécution, les ruminations stériles, les obsessions, idées fixes et manies, le vertige de l’échec, la mégalomanie, le goût du suicide lent, le mépris des réalités peuvent se changer en or pur, devenir l’apanage, faire la force des conquérants… Béatrice prend une mine inquiète, entre méfiance et incompréhension, c’est sur l’écrivain, j’avais compris, le téléphone sonne à nouveau, c’est Estelle cette fois-ci, voix un peu triste et douce, me demande ce que je fais, je vais à la piscine, sa voix s’éclaire, super, on se retrouve là-bas ? euh si tu veux, tiens tu peux en profiter pour me ramener le double des clefs, ah, tu en as besoin ? bon, d’accord, à tout de suite. Je replace le bonnet et les lunettes dans le sac plastique, cherche ma carte Pole-Emploi pour l’entrée, bon j’y vais, Béatrice ne me répond pas, je saute sur le lit, l’embrasse, elle sourit malgré elle, ne fais pas la gueule, le double des clefs, c’est pour toi.




Extrait du Mal-aimant, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible
        (www.frederic-gournay.com)