mercredi 2 mars 2016

Contradictions - Dernier extrait





        C’est le grand luxe, ou plutôt le retour à la vie normale. Les restos plusieurs fois par semaine, le frigo qui déborde, le ciné quand on veut, les sorties au Batofar même le samedi soir, les concerts, les fringues, les livres, les disques ; Assia me couvre de cadeaux, je ne sais plus comment réagir. Elle me gâte, je prends soin d’elle, on se bichonne. Que demander de plus ? Encore ce soir, l’Italien en bas de chez moi, c’est la deuxième fois qu’elle m’invite au restau cette semaine, la précédente c’était au japonais. Elle est assise devant moi, radieuse après une journée de travail, elle ne semble pas fatiguée, simplement heureuse d’être là en ma compagnie et de savoir que l’on va bien manger. Comment a-t-elle fait pour entrer ainsi dans ma vie, sans même que je m’en rende compte ? Elle vit chez moi six jours sur sept, vient fréquemment aux repas de famille le dimanche, m’appelle tous les jours du boulot, me colle toute la nuit dans le lit. On se complète à merveille, je lui offre de cette moralité dont elle prétend manquer, elle me donne en retour de cette évidence de vivre qui me fait tant défaut. À deux, on arrive presque à quelque chose d’humain. Les beaux jours arrivent, on évoque les vacances, bientôt les voyages à l’étranger, les week-ends dans le Sud, la rencontre avec ses parents. Elle ne leur a jamais présenté de petit ami, je vais être le premier. On passe la commande au serveur, je goûte le vin, elle me parle de son audience du jour, il n’y a pas que le sexe et la bouffe entre nous, on parle aussi droit, épistémologie juridique, principes constitutionnels, philosophie, pédagogie, littérature. Elle me demande ce que je lis ces temps-ci, je fais ce que je déteste d’habitude, raconter les histoires, avec les personnages et la fin, elle adore ça. Je lui parle du Phèdre de Platon, un livre qui résume toute ma vie en ce moment, je le lui dis, au cœur de toutes mes préoccupations. Certains livres dans la vie sont plus importants que pas mal d’expériences, plus décisifs en tout cas que beaucoup de rencontres. Faut-il partager sa vie avec quelqu’un que l’on n’aime pas mais avec qui on est bien, plutôt que de souffrir une passion qui nous déchire ? Je la vois réagir, piquée par le sujet. Ça nous concerne. Qu’est-ce qu’aimer ? Que recherche-t-on dans l’amour ? Qu’est-ce que la beauté en fin de compte ? Surtout, qu’est-ce que bien ou mal écrire ? Quel est le rapport entre les deux ? Je n’ai pas d’autres obsessions, et pourquoi devrait-on vivre après tout si ce n’est pour de telles questions ? 
    Ce livre, ça je ne lui dis pas, me tire des larmes dans le métro, on n’a jamais rien écrit de plus beau sur la vérité. Les assiettes servies, je continue, entre deux bouchées de roquette et de bœuf séché, sur le discours, qu’est-ce qu’un beau discours ? En tant qu'avocat, ça l’intéresse au plus haut point, la rhétorique, l’art de la persuasion, la technique des sophistes, le vraisemblable recherché plutôt que le vrai, c’est une lapalissade dans sa profession, il faut savoir plaider même la cause du loup. Qui sait mentir doit connaître la vérité, car sans modèle l’imitation est nulle. Les professionnels de la parole, rhéteurs, politiques, journalistes, ne sont donc que des fourbes qui dissimulent leur parfaite connaissance de l’âme, ils ne recherchent que le pouvoir et l’argent, sans égard pour la vérité qu’ils connaissent pourtant. Assia assiste une nouvelle fois à l’une de mes envolées lyriques à demi jouées, qui dénonce encore et toujours la corruption du monde. Je ne sais pas si ça la fascine ou si ça l’amuse, ou les deux, mais elle acquiesce, m’écoute toujours, le sourire aux lèvres. Je poursuis, infatigable, je me ressers du vin, il en est de la rhétorique comme de la médecine, et ces personnes nous rendent malades. Elles nous empoisonnent. On en crève, de leurs discours injustes. Et tordus. Le discours est un corps, qui doit être bien foutu, qui doit se suffire à lui-même, il doit pouvoir se défendre seul, en un mot, être vivant, capable d’engendrer d’autres choses, et d’autres discours. Je m’emporte, les voisins tournent la tête vers notre table, je m'en moque, l’auteur qui n’a pas le juste et l’injuste comme unique souci ne cherche qu’à plaire à ses compagnons d’esclavage, et ne saurait, même sous les applaudissements universels de la multitude, échapper à la honte. Voilà ce qui est écrit, presque mot pour mot, dans Phèdre, composé au quatrième siècle avant Jésus-Christ, et que je lis aujourd’hui comme s’il avait été écrit la veille pour moi. 
    Je ne sais pas jusqu’à quel point Assia me comprend, si elle saisit vraiment ma situation, ou s’il elle trouve ça juste folklorique et attendrissant. Je sais simplement qu’elle apprécie ces discussions enflammées. L’addition réclamée, elle me confie sa carte bleue et le code, je vais régler, nous rentrons dans l’air tiède du soir en nous tenant par la main. Je me rends compte au milieu de la rue, légèrement ivre, que j’ai tu plus ou moins volontairement la fin du livre, un passage entier sur l’écriture, sa vanité. Même à Assia, je ne parle jamais de mon rapport à l’écriture, ou par bribes, seulement quand ça n’avance pas, pour excuser une déprime. L’écriture n’est pas un progrès, c’est une paresse, un moyen de renouveler le souvenir, mais non de le retenir ; non plus du dedans, mais de l’extérieur. On lit des histoires pour oublier son histoire, on lit des histoires pour oublier l’Histoire. Seule la parole, vivante et présente, compte. Socrate, Jésus, Lacan, n'ont jamais rien écrit, ou alors dans le sable, j’essayais d’expliquer ça à Alain l’autre jour, avant qu’il ne m’annonce qu’il était en fait, en me tendant sa carte, psychanalyste. Je ne passe pas seulement à côté de ma vie sociale, je rate aussi l’amour, et donc l’écriture. Quand on poursuit de belles choses, il est beau d’affronter toutes les souffrances possibles. Un autre jour, dans un autre resto ou ailleurs, je lui parlerai de la pérégrination des âmes, ce sur quoi repose tout le livre, la clef de voûte de la théorie. La course folle des âmes. Où était la tienne avant ? Et la mienne ? Quel dieu avons-nous suivi que nous poursuivons encore, à travers les images terrestres de la beauté ? Qui entraînera l’autre vers le haut ? Vers le bas ? L’amour nous donnera-t-il un jour des ailes ?




Extrait de Contradictions, roman de Frédéric Gournay
Paru aux éditions de L'irrémissible
http://www.frederic-gournay.com