C’est
le grand luxe, ou plutôt le retour à la vie normale. Les restos
plusieurs fois par semaine, le frigo qui déborde, le ciné quand on
veut, les sorties au Batofar même le samedi soir, les concerts, les
fringues, les livres, les disques ; Assia me couvre de cadeaux,
je ne sais plus comment réagir. Elle me gâte, je prends soin
d’elle, on se bichonne. Que demander de plus ? Encore ce soir,
l’Italien en bas de chez moi, c’est la deuxième fois qu’elle
m’invite au restau cette semaine, la précédente c’était au
japonais. Elle est assise devant moi, radieuse après une journée de
travail, elle ne semble pas fatiguée, simplement heureuse d’être
là en ma compagnie et de savoir que l’on va bien manger. Comment
a-t-elle fait pour entrer ainsi dans ma vie, sans même que je m’en
rende compte ? Elle vit chez moi six jours sur sept, vient
fréquemment aux repas de famille le dimanche, m’appelle tous les
jours du boulot, me colle toute la nuit dans le lit. On se complète
à merveille, je lui offre de cette moralité dont elle prétend
manquer, elle me donne en retour de cette évidence de vivre qui me
fait tant défaut. À deux, on arrive presque à quelque chose
d’humain. Les beaux jours arrivent, on évoque les vacances,
bientôt les voyages à l’étranger, les week-ends dans le Sud, la
rencontre avec ses parents. Elle ne leur a jamais présenté de petit
ami, je vais être le premier. On passe la commande au serveur, je
goûte le vin, elle me parle de son audience du jour, il n’y a pas
que le sexe et la bouffe entre nous, on parle aussi droit,
épistémologie juridique, principes constitutionnels, philosophie,
pédagogie, littérature. Elle me demande ce que je lis ces temps-ci,
je fais ce que je déteste d’habitude, raconter les histoires, avec
les personnages et la fin, elle adore ça. Je lui parle du Phèdre
de Platon, un livre qui résume toute ma vie en ce moment, je le lui
dis, au cœur de toutes mes préoccupations. Certains livres dans la
vie sont plus importants que pas mal d’expériences, plus décisifs
en tout cas que beaucoup de rencontres. Faut-il partager sa vie avec
quelqu’un que l’on n’aime pas mais avec qui on est bien, plutôt
que de souffrir une passion qui nous déchire ? Je la vois
réagir, piquée par le sujet. Ça nous concerne. Qu’est-ce
qu’aimer ? Que recherche-t-on dans l’amour ? Qu’est-ce
que la beauté en fin de compte ? Surtout, qu’est-ce que bien
ou mal écrire ? Quel est le rapport entre les deux ? Je
n’ai pas d’autres obsessions, et pourquoi devrait-on vivre après
tout si ce n’est pour de telles questions ?
Ce livre, ça je
ne lui dis pas, me tire des larmes dans le métro, on n’a jamais
rien écrit de plus beau sur la vérité. Les assiettes servies, je
continue, entre deux bouchées de roquette et de bœuf séché, sur
le discours, qu’est-ce qu’un beau discours ? En tant qu'avocat, ça l’intéresse
au plus haut point, la rhétorique, l’art de la persuasion, la
technique des sophistes, le vraisemblable recherché plutôt que le
vrai, c’est une lapalissade dans sa profession, il faut savoir
plaider même la cause du loup. Qui sait mentir doit connaître la
vérité, car sans modèle l’imitation est nulle. Les
professionnels de la parole, rhéteurs, politiques, journalistes, ne
sont donc que des fourbes qui dissimulent leur parfaite connaissance
de l’âme, ils ne recherchent que le pouvoir et l’argent, sans
égard pour la vérité qu’ils connaissent pourtant. Assia assiste
une nouvelle fois à l’une de mes envolées lyriques à demi
jouées, qui dénonce encore et toujours la corruption du monde. Je
ne sais pas si ça la fascine ou si ça l’amuse, ou les deux, mais
elle acquiesce, m’écoute toujours, le sourire aux lèvres. Je
poursuis, infatigable, je me ressers du vin, il en est de la
rhétorique comme de la médecine, et ces personnes nous rendent
malades. Elles nous empoisonnent. On en crève, de leurs discours
injustes. Et tordus. Le discours est un corps, qui doit être bien
foutu, qui doit se suffire à lui-même, il doit pouvoir se défendre
seul, en un mot, être vivant, capable d’engendrer d’autres
choses, et d’autres discours. Je m’emporte, les voisins tournent
la tête vers notre table, je m'en moque, l’auteur qui n’a pas le
juste et l’injuste comme unique souci ne cherche qu’à plaire à
ses compagnons d’esclavage, et ne saurait, même sous les
applaudissements universels de la multitude, échapper à la honte.
Voilà ce qui est écrit, presque mot pour mot, dans Phèdre,
composé au quatrième siècle avant Jésus-Christ, et que je lis
aujourd’hui comme s’il avait été écrit la veille pour moi.
Je
ne sais pas jusqu’à quel point Assia me comprend, si elle saisit
vraiment ma situation, ou s’il elle trouve ça juste folklorique et
attendrissant. Je sais simplement qu’elle apprécie ces discussions
enflammées. L’addition réclamée, elle me confie sa carte bleue
et le code, je vais régler, nous rentrons dans l’air tiède du
soir en nous tenant par la main. Je me rends compte au milieu de la
rue, légèrement ivre, que j’ai tu plus ou moins volontairement la
fin du livre, un passage entier sur l’écriture, sa vanité. Même
à Assia, je ne parle jamais de mon rapport à l’écriture, ou par
bribes, seulement quand ça n’avance pas, pour excuser une déprime.
L’écriture n’est pas un progrès, c’est une paresse, un moyen
de renouveler le souvenir, mais non de le retenir ; non plus du
dedans, mais de l’extérieur. On lit des histoires pour oublier son
histoire, on lit des histoires pour oublier l’Histoire. Seule la
parole, vivante et présente, compte. Socrate, Jésus, Lacan, n'ont
jamais rien écrit, ou alors dans le sable, j’essayais d’expliquer
ça à Alain l’autre jour, avant qu’il ne m’annonce qu’il
était en fait, en me tendant sa carte, psychanalyste. Je ne passe
pas seulement à côté de ma vie sociale, je rate aussi l’amour,
et donc l’écriture. Quand
on poursuit de belles choses, il est beau d’affronter toutes les
souffrances possibles.
Un autre jour, dans un autre resto ou ailleurs, je lui parlerai de la
pérégrination des âmes, ce sur quoi repose tout le livre, la clef
de voûte de la théorie. La course folle des âmes. Où était la
tienne avant ? Et la mienne ? Quel dieu avons-nous suivi
que nous poursuivons encore, à travers les images terrestres de la
beauté ? Qui entraînera l’autre vers le haut ? Vers le
bas ? L’amour nous donnera-t-il un jour des ailes ?
Extrait de Contradictions, roman de Frédéric Gournay