mardi 11 février 2020

Hommage à Pierre Guyotat - deuxième partie




Aucun auteur au vingtième siècle, à part peut-être Bataille, n’a été aussi loin dans le dévoilement de l’inextricable. Tombeau pour cinq cent mille soldats est le livre où tout se mêle, se mélange et se confond : la guerre, la prostitution, le martyre, la révolution, les massacres, les orgies : le sexe, la mort et le sacré. Beaucoup ont voulu y voir une description et une dénonciation de la guerre d’Algérie et de ses horreurs et ils se sont trompés. Le récit, composé en sept chants, à la manière d’Homère ou de Dante, au lyrisme épique et mythologique inattendu, de par le style, le rythme et la poésie propres, avec ses villes fictives (Ecbatane, Inaménas), ses prénoms légendaires (Kment, Giauhare, Xaintrailles), s’affranchit de fait de tout réalisme et interdit d’avance toute récupération politique ou toute réduction historique. Plus encore, et c’est sans doute là l’unique scandale, le livre ne dénonce rien ni personne. Occident, Orient, armées loyalistes, séditieuses, révolutionnaires, mercenaires, colons, colonisés, hommes, femmes, enfants, animaux, plantes, minéraux: tout est ramené dans la confusion sanglante et sexuelle de l’action et des événements à un même plan d’immanence que ne surplombe aucune morale. La mort baise, le sexe tue, voilà l’unique loi impitoyable qui s’applique aux combattants comme aux couples, aux civils, aux politiques comme aux religieux. « Non, je ne suis pas fatigué par le sang. O sang, je t’aime, ô sang, lait de l’esprit, semence de la haine, sperme jailli dans la bataille. » La guerre n’a jamais eu pour finalité la paix, encore moins la « civilisation », mais la continuation par d’autres moyens de l’exploitation indéfinie de l’homme par l’homme. « Ecbatane méprise et tient pour esclaves et criminels ces misérables qui, pour se libérer, tuent ceux-là mêmes qu’ils veulent délivrer, ou bien les épargnent pour les commander plus tard souverains. » Comme si la communauté humaine, ou ce qu’il en reste, abandonnée de tous les dieux, n’avait plus à se partager qu’entre guerre et prostitution. « Le monde, c’est un bordel : tous les enfants sont à vendre. »
Loin de proposer une issue politique ou morale au récit, Pierre Guyotat, dans l’exagération du crime et de la jouissance, pousse l’abomination jusqu’à l’apocalypse. Seuls ont surnagé dans ce déluge d’épouvantes et d’effrois, à de rares moments, quelques histoires d’amour, dont le plaisir n’a pas été payé de mort, comme Kment et Giauhare, ou Serge et Émilienne, qui du fond de l’obscurité offrent des scènes d’une beauté lumineuse. « Leur étreinte se fait plus douce, plus tendre, la fureur les quitte ; il s’élève de leurs corps entremêlés, agités d’un tremblement de bêtes accidentées, comme une fumée dont la moustiquaire est amollie, alanguie ; leurs jambes se détendent comme des arcs ; les nerfs vibrent encore. » Le monde va être englouti dans l’abjection, l’eau, les serpents et les rats, il sera inutile de chercher refuge dans les lieux de cultes profanés ; la cathédrale sera submergée, il n’y aura que Giauhare et Kment, volant au ciboire l’hostie, qui se réfugieront au sommet des montagnes et seront sauvés. Elle, est enceinte.« – Un enfant bouge en moi depuis ce matin : touche. C’est le dernier-né du monde, et c’est un rat qui l’a fait. » L’Histoire peut recommencer.
Le livre, écrit par un jeune homme d’à peine vingt-cinq ans, est salué et reconnu à sa sortie par Jean Paulhan, Michel Foucault, et lui vaut l’amitié de Philippe Sollers, de Jacques Henric, du groupe Tel Quel auquel il se lie. Guyotat est introduit dans le monde littéraire parisien, par Michel Leiris, Michel Butor, Nathalie Sarraute. Comment celui qui a tourné le dos à tout, à sa famille, à son milieu, qui a été emprisonné, interrogé et mis au secret par l’armée de son propre pays, pourrait-il se satisfaire de la reconnaissance et des complaisances – politiques ou éditoriales – d’un tel milieu ? Il y a bien l’inscription au parti communiste, la participation à l’aventure Tel Quel, mais les distances se prennent vite. Guyotat se fait nomade, L’Afrique du Nord le rappelle, sans obligations militaires cette fois, il effectue de nombreux séjours en Algérie, au Sahara ; il se prend de passion pour le désert et ses hommes. À Paris, ce sont les quartiers nord, les corps arabes dans la nuit. Pourquoi cette thématique et cette corporalité privilégiées chez Guyotat, dans la vie comme dans l’œuvre ? Il y a une vérité décadente de l’Occident et de ses idées ; à travers la convoitise ou la location de corps étrangers, se trouve le désir chez lui d’historiciser son propre corps, d’échapper à sa classe sexuelle, en ayant des rapports – libres ou monnayés – avec des corps chargés de l’histoire à venir et qui vivent leur sexualité autrement, plus précisément, le corps mâle arabe, marqué par la servitude de la femme. Là est le paradoxe: Pierre Guyotat loue des corps étrangers et veut en même temps leur libération. « C’est-à-dire que sur la base de cette usure que j’éprouve, et d’autres avec moi encore trop peu nombreux, de ce vieillissement du corps, du geste, du mental occidental, s’établit (…) “ l’équilibre ” de ce double cri… » Il n’en reste pas moins que c’est « un écœurement sans nom », que « deréincarner le squelette européen ». Au passage est mise à nue, dans son prosaïsme sexuel et symbolique, l’origine de tout racisme. « Arabes, on ne vous hait ici que de nous avoir jadis recoupé un sexe qui recommençait à pousser. »