Aucun
auteur au vingtième siècle, à part peut-être Bataille, n’a été
aussi loin dans le dévoilement de l’inextricable. Tombeau
pour cinq cent mille soldats
est le livre où tout se mêle, se mélange et se confond : la
guerre, la prostitution, le martyre, la révolution, les massacres,
les orgies : le sexe, la mort et le sacré. Beaucoup ont voulu y
voir une description et une dénonciation de la guerre d’Algérie
et de ses horreurs et ils se sont trompés. Le récit, composé en
sept chants, à la manière d’Homère ou de Dante, au lyrisme
épique et mythologique inattendu, de par le style, le rythme et la
poésie propres, avec ses villes fictives (Ecbatane, Inaménas), ses
prénoms légendaires (Kment, Giauhare, Xaintrailles), s’affranchit
de fait de tout réalisme et interdit d’avance toute récupération
politique ou toute réduction historique. Plus encore, et c’est
sans doute là l’unique scandale, le livre ne dénonce rien ni
personne. Occident, Orient, armées loyalistes, séditieuses,
révolutionnaires, mercenaires, colons, colonisés, hommes, femmes,
enfants, animaux, plantes, minéraux :
tout est ramené dans la confusion sanglante et sexuelle de l’action
et des événements à un même plan d’immanence que ne surplombe
aucune morale. La mort baise, le sexe tue, voilà l’unique loi
impitoyable qui s’applique aux combattants comme aux couples, aux
civils, aux politiques comme aux religieux. « Non,
je ne suis pas fatigué par le sang. O sang, je t’aime, ô sang,
lait de l’esprit, semence de la haine, sperme jailli dans la
bataille. » La
guerre n’a jamais eu pour finalité la paix, encore moins la
« civilisation », mais la continuation par d’autres
moyens de l’exploitation indéfinie de l’homme par l’homme.
« Ecbatane méprise et
tient pour esclaves et criminels ces misérables qui, pour se
libérer, tuent ceux-là mêmes qu’ils veulent délivrer, ou bien
les épargnent pour les commander plus tard souverains. » Comme
si la communauté humaine, ou ce qu’il en reste, abandonnée de
tous les dieux, n’avait plus à se partager qu’entre guerre et
prostitution. « Le
monde, c’est un bordel : tous les enfants sont à vendre. »
Loin
de proposer une issue politique ou morale au récit, Pierre Guyotat,
dans l’exagération du crime et de la jouissance, pousse
l’abomination jusqu’à l’apocalypse. Seuls ont surnagé dans ce
déluge d’épouvantes et d’effrois, à de rares moments, quelques
histoires d’amour, dont le plaisir n’a pas été payé de mort,
comme Kment et Giauhare, ou Serge et Émilienne, qui du fond de
l’obscurité offrent des scènes d’une beauté lumineuse. « Leur
étreinte se fait plus douce, plus tendre, la fureur les quitte ;
il s’élève de leurs corps entremêlés, agités d’un
tremblement de bêtes accidentées, comme une fumée dont la
moustiquaire est amollie, alanguie ; leurs jambes se détendent
comme des arcs ; les nerfs vibrent encore. »
Le monde va être englouti dans l’abjection, l’eau, les serpents
et les rats, il sera inutile de chercher refuge dans les lieux de
cultes profanés ; la cathédrale sera submergée, il n’y aura
que Giauhare et Kment, volant au ciboire l’hostie, qui se
réfugieront au sommet des montagnes et seront sauvés. Elle, est
enceinte. « –
Un enfant bouge en moi depuis ce matin : touche. C’est le
dernier-né du monde, et c’est un rat qui l’a fait. »
L’Histoire peut recommencer.
Le
livre, écrit par un jeune homme d’à peine vingt-cinq ans, est
salué et reconnu à sa sortie par Jean Paulhan, Michel Foucault, et
lui vaut l’amitié de Philippe Sollers, de Jacques Henric, du
groupe Tel Quel auquel il se lie. Guyotat est introduit dans le monde
littéraire parisien, par Michel Leiris, Michel Butor, Nathalie
Sarraute. Comment celui qui a tourné le dos à tout, à sa famille,
à son milieu, qui a été emprisonné, interrogé et mis au secret
par l’armée de son propre pays, pourrait-il se satisfaire de la
reconnaissance et des complaisances – politiques ou
éditoriales – d’un tel milieu ? Il y a bien
l’inscription au parti communiste, la participation à l’aventure
Tel Quel, mais les distances se prennent vite. Guyotat se fait
nomade, L’Afrique du Nord le rappelle, sans obligations militaires
cette fois, il effectue de nombreux séjours en Algérie, au Sahara ;
il se prend de passion pour le désert et ses hommes. À Paris, ce
sont les quartiers nord, les corps arabes dans la nuit. Pourquoi
cette thématique et cette corporalité privilégiées chez Guyotat,
dans la vie comme dans l’œuvre ? Il y a une vérité
décadente de l’Occident et de ses idées ; à travers la
convoitise ou la location de corps étrangers, se trouve le désir
chez lui d’historiciser son propre corps, d’échapper à sa
classe sexuelle, en ayant des rapports – libres ou monnayés –
avec des corps chargés de l’histoire à venir et qui vivent leur
sexualité autrement, plus précisément, le corps mâle arabe,
marqué par la servitude de la femme. Là est le paradoxe :
Pierre Guyotat loue des corps étrangers et veut en même temps leur
libération. « C’est-à-dire
que sur la base de cette usure que j’éprouve, et d’autres avec
moi encore trop peu nombreux, de ce vieillissement du corps, du
geste, du mental occidental, s’établit (…) “ l’équilibre ”
de ce double cri… » Il
n’en reste pas moins que c’est « un
écœurement sans nom »,
que « de
réincarner le squelette
européen ».
Au passage est mise à nue, dans son prosaïsme sexuel et symbolique,
l’origine de tout racisme. « Arabes,
on ne vous hait ici que de nous avoir jadis recoupé un sexe qui
recommençait à pousser. »