Je
suis mort. Mon corps est recouvert d'un linceul blanc, allongé à
même le sol, sous le grand arbre du village et Mayéni et ses amies
se lamentent sur ma dépouille. Mon oncle, Bible ouverte dans les
mains, mes parents à ses côtés, prononce ces phrases : Jésus
lui dit : « Ne t'ai-je pas dit que, si tu crois, tu verras
la gloire de Dieu ? » Ils ôtèrent donc la pierre. Et
Jésus leva les yeux en haut, et dit : « Père, je te
rends grâces de ce que tu m'as exaucé. Pour moi, je savais que tu
m'exauces toujours ; mais j'ai parlé à cause de la foule qui
m'entoure, afin qu'ils croient que c'est toi qui m'as envoyé ».
Ayant dit cela, il cria d'une voix forte : « Lazare,
sors ! » Et le mort sortit, les pieds et les mains liés
de bandes, et le visage enveloppé d'un linge. Jésus leur dit :
« Déliez-le, et laissez-le aller ». »
Je ris tellement que toute la foule rit, voyant le linceul trembler
sous les secousses de mon ventre ; je tire le drap et je me
lève, riant encore. Je ne suis pas un bon acteur de théâtre, à
l'évidence, même pour incarner un mort ; mes comparses ont
bien mieux joué la pièce en plein air, au soir, avant les fêtes de
l'assomption, que moi. À défaut d'être en odeur de sainteté, je
sais que j'ai déjà l'odeur du mort, les
Blancs sentent le cadavre,
répètent les Africains, c'est-à-dire que nous ne sentons rien,
avec nos savons et nos déodorants ; eux sentent la
transpiration et les épices, ils sentent la vie. Nous avons commencé
à jouer à 17h30, quand j'ai tiré le drap pour ma résurrection il
faisait nuit. En Côte d'Ivoire, la nuit tombe à 18h comme un
rideau, en moins d'une demie-heure. La cacophonie des insectes et des
animaux nocturnes s'élève, et le ciel étoilé, avec sa voie lactée
qui brille argentée, paraît si proche qu'on a l'impression qu'il
suffirait de tendre le bras pour l'atteindre. L'illusion est encore
plus forte en pleine brousse, au milieu de nulle part, où tout est
mouvant et fuyant dans l'obscurité, et où les cieux se tiennent
immobiles et clairs, en reflet d'éternité.
Mon
oncle, après le repas, a allumé la télévision dans le salon ;
tous les enfants du village, mais aussi des moins jeunes, regardent
le film de série B qui passe à la télé publique ivoirienne par la
fenêtre laissée grande ouverte. Les moustiques et les papillons
viennent en dansant par dizaines se faire électrocuter à la lampe
anti-insectes placée au-dessus du poste ; les margouillats
eux-mêmes, immobiles sur les murs, semblent vouloir assister à la
diffusion. Les enfants observent l'écran avec un sérieux que je ne
leur connaissais pas, même à l'église on n'obtient pas d'eux un
tel calme ; ils contemplent les images religieusement, ne
laissant éclater leurs frayeurs et leurs rires que brièvement,
pendant les scènes de suspense ou légèrement dévêtues du film,
retrouvant aussi vite le silence et la concentration. Les soirs, peu
nombreux affirme mon oncle, où il laisse la télé allumée au
tout-venant, les conteurs du village n'ont plus qu'à rentrer chez
eux, leurs histoires n'intéressent plus personne, leur sont
préférés, sans l'ombre d'une hésitation, le cinéma d'action et
les matchs de foot.
Le
film ne me plaît pas, j'ai bien trop mal à l'oreille pour pouvoir
regarder la télé avec eux ; la douleur m'a pris sous le drap,
elle devient de plus en plus lancinante à mesure qu'avance la
soirée. Est-ce l'eau trouble du bassin dans lequel je me baigne tous
les jours, avec les enfants que mon oncle a placés sous ma
responsabilité – voyant que je ne nageais pas trop mal et que
je ne relâchais jamais ma surveillance avec les plus petits,
partageant comme lui la hantise d'une noyade de l'un d'entre eux –,
qui aurait rendu possible l'infection du tympan ? Est-ce dû au
fait de rouler toujours la fenêtre ouverte, l'oreille au vent côté
passager, ayant pris la place de mon père à l'avant, à la demande
de ma mère qui a bien vu que j'étais toujours malade en voiture ?
Je vais me coucher sans dire bonne nuit à personne. Allongé sous la
moustiquaire trouée je m'imagine que c'est un insecte ou un
arachnide qui a pénétré au fond de mon oreille pendant mon sommeil
et qui y a déposé ses œufs. Une colonie de sa progéniture va
bientôt éclore et prendre possession de mon cerveau.
Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay