mardi 4 février 2020

Pars loin l'aventure est infinie - premières pages, suite





    

     Je suis mort. Mon corps est recouvert d'un linceul blanc, allongé à même le sol, sous le grand arbre du village et Mayéni et ses amies se lamentent sur ma dépouille. Mon oncle, Bible ouverte dans les mains, mes parents à ses côtés, prononce ces phrases : Jésus lui dit : « Ne t'ai-je pas dit que, si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ? » Ils ôtèrent donc la pierre. Et Jésus leva les yeux en haut, et dit : « Père, je te rends grâces de ce que tu m'as exaucé. Pour moi, je savais que tu m'exauces toujours ; mais j'ai parlé à cause de la foule qui m'entoure, afin qu'ils croient que c'est toi qui m'as envoyé ». Ayant dit cela, il cria d'une voix forte : « Lazare, sors ! » Et le mort sortit, les pieds et les mains liés de bandes, et le visage enveloppé d'un linge. Jésus leur dit : « Déliez-le, et laissez-le aller ». » Je ris tellement que toute la foule rit, voyant le linceul trembler sous les secousses de mon ventre ; je tire le drap et je me lève, riant encore. Je ne suis pas un bon acteur de théâtre, à l'évidence, même pour incarner un mort ; mes comparses ont bien mieux joué la pièce en plein air, au soir, avant les fêtes de l'assomption, que moi. À défaut d'être en odeur de sainteté, je sais que j'ai déjà l'odeur du mort, les Blancs sentent le cadavre, répètent les Africains, c'est-à-dire que nous ne sentons rien, avec nos savons et nos déodorants ; eux sentent la transpiration et les épices, ils sentent la vie. Nous avons commencé à jouer à 17h30, quand j'ai tiré le drap pour ma résurrection il faisait nuit. En Côte d'Ivoire, la nuit tombe à 18h comme un rideau, en moins d'une demie-heure. La cacophonie des insectes et des animaux nocturnes s'élève, et le ciel étoilé, avec sa voie lactée qui brille argentée, paraît si proche qu'on a l'impression qu'il suffirait de tendre le bras pour l'atteindre. L'illusion est encore plus forte en pleine brousse, au milieu de nulle part, où tout est mouvant et fuyant dans l'obscurité, et où les cieux se tiennent immobiles et clairs, en reflet d'éternité.

    Mon oncle, après le repas, a allumé la télévision dans le salon ; tous les enfants du village, mais aussi des moins jeunes, regardent le film de série B qui passe à la télé publique ivoirienne par la fenêtre laissée grande ouverte. Les moustiques et les papillons viennent en dansant par dizaines se faire électrocuter à la lampe anti-insectes placée au-dessus du poste ; les margouillats eux-mêmes, immobiles sur les murs, semblent vouloir assister à la diffusion. Les enfants observent l'écran avec un sérieux que je ne leur connaissais pas, même à l'église on n'obtient pas d'eux un tel calme ; ils contemplent les images religieusement, ne laissant éclater leurs frayeurs et leurs rires que brièvement, pendant les scènes de suspense ou légèrement dévêtues du film, retrouvant aussi vite le silence et la concentration. Les soirs, peu nombreux affirme mon oncle, où il laisse la télé allumée au tout-venant, les conteurs du village n'ont plus qu'à rentrer chez eux, leurs histoires n'intéressent plus personne, leur sont préférés, sans l'ombre d'une hésitation, le cinéma d'action et les matchs de foot.

     Le film ne me plaît pas, j'ai bien trop mal à l'oreille pour pouvoir regarder la télé avec eux ; la douleur m'a pris sous le drap, elle devient de plus en plus lancinante à mesure qu'avance la soirée. Est-ce l'eau trouble du bassin dans lequel je me baigne tous les jours, avec les enfants que mon oncle a placés sous ma responsabilité – voyant que je ne nageais pas trop mal et que je ne relâchais jamais ma surveillance avec les plus petits, partageant comme lui la hantise d'une noyade de l'un d'entre eux –, qui aurait rendu possible l'infection du tympan ? Est-ce dû au fait de rouler toujours la fenêtre ouverte, l'oreille au vent côté passager, ayant pris la place de mon père à l'avant, à la demande de ma mère qui a bien vu que j'étais toujours malade en voiture ? Je vais me coucher sans dire bonne nuit à personne. Allongé sous la moustiquaire trouée je m'imagine que c'est un insecte ou un arachnide qui a pénétré au fond de mon oreille pendant mon sommeil et qui y a déposé ses œufs. Une colonie de sa progéniture va bientôt éclore et prendre possession de mon cerveau.  



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay