mardi 18 février 2020

L'amour des chauves-souris

               




    L'hôtel où nous sommes descendus est désert, une partie est en travaux, nous avons facilement négocié pour deux nuits, la chambre sent un peu le moisi, le mobilier date des années soixante-dix, mais la piscine arrondie, entourée de transats, nous a décidés. Sentant une déprime aussi soudaine qu'inexpliquée m'envahir, j'ai bu deux bières et piqué une tête dans l'eau, Assia m'a rejoint dans le bassin, le délassement escompté n'est pas venu. Est-ce le contrecoup de la révélation d'hier ? Doit-elle toujours être payée de ce prix ? Comme chaque fois qu'une telle extase me déprend de moi-même ? Je crois toucher une vérité fondamentale, qui m'ouvre une dimension insoupçonnée du monde ; dès le lendemain, je retombe, défait, prisonnier de mes petites représentations en rivalité. Est-ce l'essence de la vérité, que d'apparaître dans un éclair pour se voiler aussitôt ? Est-ce ainsi que les philosophes vivent ? Les artistes partagent-ils leur sort, condamnés dans leur quête de beauté à être, comme eux, éternellement insatisfaits ? Ne serait-ce pas plutôt, tout bonnement, un symptôme classique de dépression, accentué par un léger alcoolisme tropical ? Une décompensation, comme disent les psychiatres, de maniaco-dépressif ? C'est vrai que le terme n'est plus employé, on lui préfère désormais celui de bipolaire, c'est moins effrayant, la maniaquerie et le désespoir ont disparu, ça ne sonne presque plus comme une maladie, dont on devrait guérir un jour, mais comme un trait de caractère, à la limite secondaire, et gérable moyennant une psychothérapie et quelques médicaments ; il y a bien les binationaux, les bilingues, les doubles résidents, les adultères, les adeptes de la vie séparée : cours du soir, clubs de sport, sites de rencontres, boîtes échangistes, tables de jeu, paris clandestins, bars de nuit, hôtels de passe, passions secrètes, collections onéreuses, violents violons d'Ingres, vénérations d'arts – Je suis passionné de jazz, et toi ? Moi, je suis bipolaire – Chacun son truc. Je ne suis pas philosophe, je ne suis pas artiste, je suis déprimé, c'est tout. Je ne suis pas même nietzschéen, seulement dépressif, comme Nietzsche avant l'effondrement final qui alternait de plus en plus les phases d'euphorie avec les phases d'abattement. Je nage en faisant le tour du bassin, comme un poisson rouge dans un bocal, ne remontant à la surface que pour prendre ma respiration en évitant le regard d'Assia. Le fait de se retrouver avec elle dans une ville qui me rappelle un amour mort n'aide pas, c'est certain. Cité fantôme ? C'est moi qui suis hanté, pour ne pas dire possédé. J'ai passé sept ans avec Estelle, qu'est-ce qu'il en reste ? Une belle amitié qui me fait de belles jambes, c'est vrai. Ça fait deux ans que je suis avec Assia, c'est tout juste si j'arrive à lui dire je t'aime. À quoi ça sert de s'évertuer quand tout échoue ? Amour, travail, création, pensée ? À des milliers de kilomètres de chez moi, à quelques mètres à peine d'Assia, la hantise du ratage intégral me reprend. Il m'arrive de me sentir aussi faible et paralysé que mon père, confondant comme lui les noms, les visages, les lieux et les époques. Estelle-Bangkok, Béatrice-Amsterdam, Assia-Venise, villes-femmes, cités sur l'eau, images de la fuite perpétuelle du temps et des choses, rien n'arrête la disparition et l'engloutissement, quoi que je puisse faire ou penser. Ma demande d'éternelles fiançailles ? Un moyen de donner le change, de gagner du temps, face à Assia qui répète à qui veut bien l'entendre qu'elle veut m'épouser.

    
    Tu sors déjà ? s'étonne Assia, je vais à l'accueil, demander s'ils n'ont pas des serviettes. Je ne vais pas lui dire que c'est elle qui m'empêche de nager. Ruisselant, je trottine jusqu'à l'office, la bruine qui est tombée à notre arrivée a repris. Comment dit-on serviette en anglais ? Carpet ? Non c'est tapis, blanket ? Ça c'est couverture. Ah oui, Towel. La jeune fille de l'accueil a deviné ma requête, avant que je n'ouvre la bouche elle fait signe à sa collègue de m'apporter des serviettes de bain. M'essuyant, je m'aperçois qu'elles sont imprégnées de la même odeur de moisi que la chambre. Je regarde toutes les clés accrochées au tableau de la réception, je me demande si nous ne sommes pas les seuls clients de l'hôtel, je repense à tous les rabatteurs qui se battaient pour nous à la descente du car. La serviette nouée autour de la taille, j'interroge la jeune fille, pourquoi il n'y a personne en Thaïlande cette année ? Elle se désole, il y a la guerre du Golf, les attentats, la peur de l'avion, et puis le Sras. Ah le Sras, je l'avais presque oublié, le syndrome respiratoire aigu sévère, une pneumonie atypique comme disent les médecins de l'OMS qui ne savent pas vraiment à quoi ils ont affaire et qui redoutent une épidémie mondiale susceptible de mettre l'humanité en péril ; ils n'hésitent pas à parler de millions de morts. L'infection a émergé en Chine il y a trois mois, provoquant en quelques semaines des centaines de décès, une psychose sans précédent s'est emparée du pays – les habitants se sont mis à porter des masques dans le métro, dans la rue, au travail, la panique a gagné Hong-Kong –, le virus, voyageant visiblement très bien par avion, business-class ou pas, s'est rapidement propagé à Hanoï, à Toronto, dans plusieurs villes des États-Unis. La Thaïlande, comme les autres pays du Sud-Est asiatique, est également touchée. Assia et moi ne sommes pas totalement inconscients, avant de partir nous nous sommes rendus au Centre Pasteur, rue de Vaugirard dans le 15ème, principalement pour une prophylaxie concernant le paludisme – je me suis surtout soucié d'Assia, davantage de mon père, pour lui je ne tenais pas à tomber malade –, le médecin, une femme charmante, n'a pu que reconnaître la méconnaissance de son institut vis-à-vis de cette nouvelle mutation de coronavirus, issue probablement d'une souche animale. Nous vivons à l'ère de la mondialisation de tous les dangers, a-t-elle déclaré, des épidémies qui se moquent des barrières des espèces comme des frontières des pays et qui résistent à la plupart des traitements connus. C'est une maladie de riches, a-t-elle précisé, comment le savait-elle ? Le virus prend l'avion, les maladies de pauvres voyagent par bateau. Elle nous a recommandé la plus grande prudence, surtout dans les grandes villes, le problème, c'est que les symptômes de la maladie sont très ordinaires et qu'elle peut être confondue avec une pathologie classique : fièvre, nez qui coule, toux, courbatures. Quand elle a appris que nous partions d'abord pour le Nord, elle a estimé le risque de contagion auprès des populations des montagnes moins grand, même si c'est là que le paludisme sévit le plus. L'entretien s'est terminé par une prescription classique d'antibiotiques, d'antidiarrhéiques et de Lariam, un antipaludéen au prix prohibitif que seuls les Occidentaux peuvent se payer.

    Je reviens apporter la serviette à Assia, qui s’exerce au dos crawlé. Une idée me vient, qui me redonne un peu de cœur, et si je l'invitais ce soir au Riverside ? De la bonne bière pression, de la bonne musique, jouée live en plus – je n'en peux plus de la sale variété thaï, encore plus abominable que la française –, de la bonne bouffe bien épicée, dans un cadre tout en bois, éclairé à la lumière de la seule bougie, me revoilà tout d'un coup enthousiaste, être bipolaire n'a pas que des mauvais côtés, l'euphorie revient vite. Si je tiens à retourner là-bas en sa compagnie, là j'ai été avec Ben, puis avec Estelle, c'est-à-dire des personnes que j'aime, c'est que je l'aime, elle aussi. Assez de la fatigue et de la déprime, je dois vaincre le mal par le mal : on peut venir à bout de la mélancolie par la mélancolie elle-même.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay