Le
rock n’est pas né, comme l’année 2004 tenait absolument à nous
le faire croire, il y a cinquante ans aux États-Unis, mais bel et
bien en Europe au dix-neuvième siècle. Plusieurs poètes, et non
des moindres, comme Nietzsche, Rimbaud, Lautréamont, l’ont rêvé,
en ont défini les règles et l’ont appelé de leurs vœux.
Oublions Elvis Presley et la spoliation faite aux noirs, le rock est
affaire de poésie et le premier rocker de la terre s’appelle
Nietzsche. La preuve par le texte.
Il
est toujours dangereux de vouloir à tout prix retrouver chez des
auteurs du passé les prémices d’un mouvement artistique actuel
dont ils n’avaient par définition aucune idée et qu’ils
auraient été peut-être même les premiers à détester. Ceci étant
posé, en relisant les poètes les plus fulgurants du XIXe
siècle, on est surpris de constater à quel point ils avaient
anticipé notre époque, comment ils avaient défini ce qui devait
être notre art et plus précisément sa musique. Ainsi Nietzsche,
dressant en 1888 le bilan de son œuvre dans Ecce
Homo,
fait cette étrange confession : « Je
n’ai, au fond, aucune raison de renoncer à l’espoir d’un
avenir dionysiaque de la musique. Sautons un siècle et regardons ;
supposons que mon attentat contre deux mille ans de lèse nature et
de lèse humanité ait réussi. »
Ce siècle d’avance, nous l’avons maintenant derrière nous et il
est possible de se demander avec Nietzsche si la musique dont il
rêvait s’est réalisée ou non, et si oui, quelle est son nom.
Rythmée
et mélodique, universelle et populaire
Cette
musique, il l’évoque déjà dans son premier ouvrage, La
Naissance
de la Tragédie,
il pense à Wagner, mais voit déjà au-delà. Elle est avant tout
d’inspiration populaire (ce que la musique de Wagner n’est pas)
et incarne de façon durable l’alliance de l’esprit apollinien
(de la mise en forme) avec celui de Dionysos (l’esprit du fond
chaotique et indistinct de toute chose), autrement dit de
l’intelligence et de la sensibilité, de la règle et de
l’anarchie, de l’aristocrate et de l’homme de la rue. Simple et
rythmée, s’affranchissant de toutes les conventions qui
enserraient l’ancienne musique, elle dépasse les modes, les
cultures et les frontières, « Son
immense diffusion parmi tous les peuples, ce pouvoir qui est en
permanence le sien, de se renouveler et de s’enrichir sont pour
nous les témoins de cette double impulsion artistique de la nature
qui laisse sa trace dans la chanson populaire, comme, de manière
analogue, les commotions orgiaques d’un peuple qui s’éternisent
dans sa musique. »
Comment ne pas penser en lisant ces lignes à Woodstock, à Hendrix
devant une foule « commotionnée »
à l’île de Wight, ou même à nos raves contemporaines ? On
est bien loin en effet des salons du dix-huitième et de la musique
de chambre. De cette musique, Nietzsche nous dit que le rythme y est
fondamental, pour ne pas dire prédominant, il est même selon lui à
l’origine de toute forme de poésie. « Le
rythme est une contrainte ; il engendre une envie irrésistible
de céder, de se mettre à l’unisson ; ce n’est pas
seulement le pas, c’est aussi l’âme qui suit la mesure. »
écrit-il dans Aurore.
Mais ce qui fait la différence, c’est la mélodie, son évidence,
sa capacité à se graver si facilement dans la mémoire collective
et à en exprimer l’inconscient. « La
chanson populaire est d’abord à prendre comme miroir musical du
monde, mélodie originelle à la recherche d’une manifestation
onirique qui lui soit parallèle et qu’elle exprime dans la
poésie. »
Dans le cœur de Nietzsche, on peut légitiment supposer que les
Beatles l’auraient emporté sur les Stones, surtout sur la question
du refrain : « La
mélodie est donc l’élément premier et universel
[…] elle
est d’ailleurs, pour l’évaluation naïve d’un peuple, ce qu’il
y a de plus important et de plus nécessaire. La mélodie enfante, à
vrai dire ne cesse d’enfanter la poésie :
la forme strophique de la chanson populaire ne
veut pas dire autre chose. »
Il précise encore, toujours dans La
naissance de la tragédie,
le rôle de la chanson, des paroles et de leur scansion, « Dans
la poésie des chansons populaires, nous voyons donc le langage
tendre de toutes ses forces à
imiter la musique. » Et c’est toute l’histoire de la pop
(et accessoirement celle du rap) qui est résumée en une phrase.
Grossière
et démesurée
Qui
seront les porteurs de cette nouvelle musique populaire et
universelle, affranchie des règles du passé ? Quelle belle
jeunesse en aura la charge et la responsabilité ? Là encore,
ce n’est plus à Wagner et à ses disciples que Nietzsche pense,
mais à une génération à venir, violente et provocatrice, ne
devant que susciter auprès de la précédente qu’effroi,
incompréhension ou mépris. « Il
se peut que cette génération à venir paraisse plus méchante, dans
l’ensemble, que l’actuelle – car elle sera plus franche
dans le bien comme dans le mal ; il se pourrait même que son
âme, s’il lui est donné un jour de s’exprimer librement, dans
tout son retentissement, ébranlât, et épouvantât nos âmes comme
si fusait la voix d’un malin génie de la nature jusqu’alors bien
caché. »
(Considérations
Inactuelles)
On croirait entendre, entre les lignes, les guitares saturées des
Sex Pistols et la voix geignarde de Johnny Rotten entonnant I’m
a antechrist
(bien plus qu’Alice Cooper ou Marylin Manson). Punk, Nietzsche ?
assurément, ou rappeur hard-core. Son engeance aura un but
destructeur qu’il fixe, lui, avec plus d’un siècle d’avance.
Toujours dans les Considérations
Inactuelles :
« Sa
mission, c’est d’ébranler les idées que ce temps se fait sur la
“ culture “ et la “ santé “, et de
susciter la dérision et la haine contre de tels monstres hybrides de
la pensée. La marque sûre de sa forte santé est justement que
cette jeunesse ne peut utiliser, pour exprimer son essence profonde,
aucune notion, aucun mot parmi ceux qui ont généralement cours
aujourd'hui : elle n’a, à ses meilleures heures, que sa
conviction d’être animée d’une puissance active – puissance
de lutte, de dissolution, de désagrégation – et d’un
sentiment toujours plus intense de la vie. »
Il n’y a pas de doute, les représentants de cette musique auront
de mauvaises manières, choqueront et traumatiseront l’éternelle
bourgeoisie bien pensante et les réactionnaires de tout temps. Elle
aura beau se constituer à son tour une culture underground,
cette jeunesse, ou s’avouer ignare et inculte, elle ne s’assagira
pas de sitôt : ‘ On
pourra contester que cette jeunesse ait déjà une culture – mais
pour quelle jeunesse serait-ce une objection ? on pourra la
taxer de grossièreté et de démesure – mais c’est qu’elle
n’est pas encore assez vieille ni assez sage pour savoir se
modérer. Avant tout, elle n’a pas besoin de faire croire qu’elle
possède et qu’elle défend une culture achevée, elle jouit de
toutes les consolations et de tous les privilèges de la jeunesse,
notamment le privilège d’une honnêteté courageuse et sans
calcul, et l’exaltante consolation de l’espérance. »
Un
art du désordre ravissant
Nietzsche
avait-il une idée de comment devait sonner cette musique qu’il
appelait si fort de ses vœux ? Ce qu’il imaginait, et
devinait, coïncide-t-il avec ce que nous nommons, nous, cent vingt
ans plus tard, notre
musique ? C’est probable, à en croire ses nombreux écrits
sur le sujet, polémistes et prophétiques comme souvent. C’est
« un
art du désordre ravissant »,
une musique « d’orage
et de feu »,
« le
langage même de la passion »
(Humain
trop humain),
dont la caractéristique, l’essence même, est d’aller toujours
plus vite, toujours plus fort. Quand on vous dit que Nietzsche est un
punk-rocker, n’est-ce pas lui qui a écrit Dieu
est
mort ?
« Notre
musique donne désormais la parole à des choses qui n’avaient pas
de langue autrefois
[…] aussi
supportons-nous aujourd’hui des intensités sonores beaucoup plus
fortes, beaucoup plus de “ bruit “. »
Il faut dire, et Nietzsche le reconnaît lui-même (et probablement
Lemmy de Motörhead n’en disconviendrait-il pas), qu’avec tous
ces décibels, nos oreilles ont perdu un peu de leur sensibilité.
« D’ici
là, on peut toujours se dire : le monde est plus laid que
jamais, pourtant il
signifie un
monde plus beau qu’il n’y en eut jamais. »
Tous les groupes de métal, néo ou old school, peuvent aujourd’hui
revendiquer, telle quelle, la démarche artistique décrite en 1878
dans Humain
trop humain,
mais aussi tous les adeptes de la techno hard-core. Dans Aurore,
il ajoute : « Nos
musiciens ont fait une grande découverte : la
laideur intéressante est
possible également dans leur art ! et ils se précipitent avec
une sorte d’ivresse dans cet océan de laideur qui s’ouvre à
eux, et jamais il ne fut si facile de faire de la musique… »
Pour autant, Nietzsche pressent les limites et les impasses d’un
tel parti pris esthétique ; à aller toujours plus vite,
toujours plus fort avec des rythmes de plus en plus violents, on
encourt la régression et la décadence du rythme, et une durée de
vie artistique de plus en plus courte (on pense à la techno en
général, à la « disparition » de la jungle, au
mystérieux silence de Goldie, ou encore au retour à Érik Satie
d’Aphex Twin sur l'album Drukqs)
« On
a découvert le contraste : aujourd’hui les plus gros effets
sont enfin possibles – et à bon compte : personne ne
réclame plus de bonne musique, mais il faut vous hâter ! tout
art n’a plus que peu de temps à vivre quand il a fait cette
découverte (...)
Extrait de Portraits de social-traîtres de Frédéric Gournay
recueil d'essais paru aux éditions de L'irrémissible (www.frederic-gournay.com)
recueil d'essais paru aux éditions de L'irrémissible (www.frederic-gournay.com)