Photos
décalées, publicités hallucinées, montages de films ou de clips
ultra-speed, musiques électroniques extasiées, humours TV
haschischins, sportifs speedés, top-modèles livides comme en
redescente : une esthétique de la défonce s’est peu à peu
installée dans notre culture ; l’addiction est devenue un
mode de vie, un certain rapport au monde et aux autres dont on peut
constater chaque jour la progression dans les médias, cet ensemble
d’images ne faisant que renvoyer à des habitudes de consommation
dans lequel chacun se reconnaît ou s’identifie.
Inutile
de se référer aux sacro-saintes statistiques pour constater
l’évolution et la normalisation de la prise de drogues ; plus
qu’une pratique déviante, c’est devenu une véritable culture,
c'est-à-dire un ensemble d’habitudes que l’on ne pense même
plus à remettre en cause : le repas de famille sera forcément
arrosé, la soirée entre potes inconcevable sans pétards, la sortie
en boîte un calvaire pour celui qui n’a pas sa coke ou son ecsta,
le sommeil introuvable pour celui qui n’a pas eu sa dose, et le
bien-être impossible sans narcoleptiques plus ou moins légaux.
Si
la consommation n’est pas la même pour tout le monde et le degré
de dépendance variable selon les individus, on constate cependant
dans notre quotidien un ensemble d’usages, de règles – pour
ne pas dire de rites – dont il est de plus en plus difficile
d’échapper ou de se soustraire. Ces « coutumes » qui
forment ensemble des accoutumances trouvent même la plupart du temps
un alibi tout autant moral que social ; se descendre une
bouteille de vin au repas, enchaîner les pétards lors d’une
soirée ou gober un ecsta en boîte demeure un comportement festif,
hédoniste, de quelqu’un qui sait vivre et qui sait profiter des
choses, un véritable jouisseur dont le détracteur ne peut passer
que pour un affreux rabat-joie, un peine-à-jouir qui ne connaît
rien des plaisirs de la vie. Ainsi, le « drogué » ne se
voit jamais comme tel – une personne ayant une dépendance par
rapport à une substance, ou un comportement compulsif dans une
pratique – mais comme un personnage sympathique aux goûts
sûrs dont on jugera de la qualité dans sa capacité à apprécier
la juste valeur des choses, le tout s’inscrivant dans une logique
de consommation échappant à tout recul critique. Pourtant le moment
est venu de se poser quelques questions : pourquoi prenons-nous
des drogues, à quoi correspondent ces prises, existe-t-il oui ou non
un bon usage des drogues ? Peut-on éventuellement revendiquer
un « droit à la défonce » ?
Toute
drogue s’administre pour se soigner ou pour calmer une douleur :
c’est avant tout une réponse à une souffrance, ou à une
déficience – le sportif dopé n’échappe pas à la règle,
il se dope car il sent que sans drogues il sera en déficience par
rapport aux autres. L’asthmatique prend sa Ventoline pour mieux
respirer, l’insomniaque son somnifère pour pouvoir dormir, le
dépressif son Prozac pour ne pas déprimer, l’impuissant son
Viagra pour réussir à bander... Bref, à chaque défaillance semble
coïncider une drogue. Mais si à chaque pratique toxicologique
correspond un manque ou une souffrance qui en est l’origine, de
quoi manquons-nous alors lorsque nous buvons un ou plusieurs verres,
seul ou entre amis, lorsque nous fumons des cigarettes, des joints ?
De quoi souffrons-nous lorsque l’on s’envoie un rail de coke, un
sniff d’héro ou que l’on gobe un ecsta ?
À l’évidence, celui qui fume cigarette sur cigarette manque de
calme ou de maîtrise de soi, et à n’en pas douter celui qui boit
exprime que la légèreté ou la gaîté lui font spontanément
défaut ; le cocaïnomane trahit manifestement un manque relatif
d’enthousiasme alors que l’on peut légitimement suspecter le
gobeur d’ecstasy d’être dépourvu d’énergie ou de joie
naturelle. Et nul doute que le consommateur d’héroïne doit être
un individu démuni de bien-être. Pourtant, nous continuons à
croire que nous jouissons des drogues comme des autres choses de la
vie, telles que la bouffe ou le sexe, mais derrière cette vision
joyeuse et « épicurienne » de l’existence se dissimule
bien souvent une tristesse qui est d’ailleurs toujours plus ou
moins sue de l’usager, mais celle-ci est bien vite refoulée par le
prochain pétard, le dernier verre ou le rail à venir. Cette sourde
conscience est pourtant difficile à faire taire, en témoigne la
légère gêne qui nous étreint lorsque l’on en achète ou le
malaise grandissant qui nous gagne quand on s’aperçoit que l’on
n’en a plus.
Recherche
d’insouciance, perte de la conscience de soi ou volonté d’oubli,
divertissement ou diversion, la prise de drogue se veut pleine
d’innocence et de désinvolture alors qu’elle ne fait que trahir
– au-delà de l’angoisse, de la peur, du stress ou de la
fatigue qu’elle révèle – la culpabilité, la fuite et
l’évitement de celui qui s’y adonne. Nous croyons jouir, ivres
de sensualité ou de nouveaux plaisirs, s’imaginant augmenter
chaque fois l’éventail des sensations ou des perceptions, mais
nous ne faisons que trahir nos manquements et notre insatisfaction,
l'incapacité même à ressentir vraiment les choses, toutes ces
petites impuissances du quotidien qui font que nous recherchons dans
la prise d’une drogue, quelle qu’elle soit, une réponse qui
corrigerait nos défauts – comme si une substance pouvait
réellement suppléer nos faiblesses. Cette compulsion paresseuse,
cette consommation de drogues plus ou moins légales – rappelons
que le dernier rapport du ministère de la Santé classe l’alcool
dans les drogues, en seconde position en nocivité et en dépendance,
juste après… l’héroïne – ressemble de plus en plus à
une gigantesque entreprise de consolation, antidépresseurs et
amphétamines inclus, dont chacun s’occupe avec zèle et
application à être son propre administrateur. Mais aussi
« folklorique » et communautaire que soit cette
assuétude, elle n’en demeure pas moins l’expression d’une
souffrance bien plus profonde que celle d’une simple douleur que
l’on entend calmer par un médicament. Ce n’est pas que nous ne
soyons plus capables de supporter la souffrance – il n’y a
qu’à voir ce qu’un individu peut endurer dans une seule
existence – ou que l’Occidental moyen à force de confort
soit devenu ultra-sensible ou trop douillet, mais il semblerait que
nous ne soyons plus capables de supporter l’absence
de sens
de nos souffrances.
Comme
l’écrivait Mustapha Khayati, auteur de De
la misère en milieu étudiant,
la consommation massive de la drogue est l’expression d’une
misère réelle et la protestation contre cette misère, elle est
« la
fallacieuse recherche de liberté dans un monde sans liberté, la
critique religieuse d’un monde qui a lui-même dépassé la
religion ».
Au moment même où nous nous imaginons nous individualiser et nous
affranchir des conventions – la drogue, c’est tellement
transgressif – en exprimant une volonté personnelle et libre,
nous ne faisons que sacrifier à un autre rituel social de
consommation et nous soumettre docilement à la stratégie
d’évitement et de consolation qui le caractérise.
L’usage
d’une drogue, qu’il soit institutionnalisé ou illicite,
correspond toujours à un traitement ponctuel et local d’une
défaillance, comme une béquille qui viendrait soulager un appui
affaibli ou douloureux. Refuser la dépendance, c’est vouloir
apprendre à marcher sans béquilles. Un bon usage des drogues
devrait pouvoir rester en dehors de tout rapport d’accoutumance ou
de servitude, car dans le cas contraire, l’aide chimique provisoire
risque fort de se transformer en handicap permanent. La question
désormais est simple : est-il encore possible aujourd’hui de
se retrouver ensemble sans alcool, de se voir entre amis sans boire
ou sans fumer, de sortir en boîte sans substances plus ou moins
stimulantes, ou de connaître les joies de l’élévation ou de la
béatitude sans produits illicites ?
Extrait
de Textes
en liberté
de
Frédéric
Gournay
Recueil
de chroniques déjà parues et d'inédits
à
paraître prochainement aux éditions de L'irrémissible