jeudi 20 novembre 2014

Rimbaud, le traître éternel

« L’enfant /Gêneur, la si sotte bête, /Ne doit cesser un instant /De ruser et d’être traître. »
Croyant fervent, athée résolu, premier de la classe, fugueur, fils indigne et faux frère, révolutionnaire convaincu, giton, maître-chanteur, expatrié et trafiquant d’armes, Rimbaud aura été l’homme de tous les reniements, mais plus encore que d’avoir dans une même dénégation renié Dieu et les hommes, la plus grande trahison – à coup sûr celle qu’on lui pardonne le moins – demeure celle qu’il a faite à la poésie, qu’il abandonne à vingt ans et qu’il abjure avant de mourir. Pourtant Rimbaud est resté fidèle toute sa vie à un rêve d’enfant et à une image pieuse : celui d’un homme partant à la découverte de pays inconnus, et celle d’Antoine, ermite perdu dans le désert, écartelé entre tentation et sainteté.

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Je ne suis pas au monde
Rimbaud n’a jamais cru qu’il était vraiment l’enfant de ses parents. En tout cas pas seulement, un enfant de la nature aussi, un enfant de la grâce. Fils de son père ? La question est réglée, celui-ci a quitté le domicile conjugal alors qu’Arthur n’avait que six ans, il ne saura presque rien du militaire de carrière, capitaine parti en Afrique du Nord apprendre l’arabe et traduire le Coran. Enfant préféré de sa mère ? Qu’a-t-il de commun, en dehors d’un air sévère et railleur, avec cette femme intolérante et bigote, travailleuse et obstinée, qui écrira plus tard « Ceux qu’il faut envoyer paître, ce sont ceux qui ne croient pas en Dieu, puisqu’ils n’ont ni coeur ni âme, on peut les envoyer paître avec les vaches et les cochons, ce sont leurs égaux » ? Comment se sentirait-il alors des affinités avec les camarades de son âge, qu’il méprise la plupart du temps, se découvrant très vite plus sensible et plus intelligent qu’eux ? Doué à l’école, excellant au catéchisme, la mère peut être fière de son petit Jean Nicolas Arthur, surtout lorsqu’elle apprend qu’il s’est battu jusqu’au sang dans l’église avec des adolescents qui avaient osé profaner l’eau bénite. « D’une foi ardente, d’une dévotion exaltée jusqu’au martyre s’il avait fallu » se souviendra de lui l’un des rares témoins de l’enfance. Peut-elle deviner que derrière l’exaltation mystique se cache un désir de fuite sans commune mesure, un dégoût rare pour l’endroit qu’il habite et sa population ? L’« air narquois », « l’éclair de moquerie dans les yeux » qu’il laisse transparaître la plupart du temps lui offrent peu d’amis ; sa mère le surveille, ses soeurs l’encadrent, l’ennui est inimaginable. À quoi rêve-t-on quand l’enfance est une punition sans fin, école et leçons religieuses comprises ? À des idoles « mexicaine et flamande », aux « superbes noires », aux « princesses de démarche et de costumes tyranniques », aux « petites étrangères. » L’imagination vient remplir les après-midis vides et les dimanches silencieux. « A sept ans, il faisait des romans sur la vie / Du grand désert, où luit la liberté ravie / Forêts, soleils, rives, savanes ! – Il s’aidait / De journaux illustrés où, rouge, il regardait / Des Espagnoles rires et des Italiennes. » L’ailleurs, l’amour, les transports imaginaires qu’ils permettent, voilà tout ce qui intéresse l’enfant mutique.
L'horrible quantité de force et de science
Ce n’est pas la province, ce n’est pas la campagne, enfant on s’y amuse parfois dix fois plus qu’en ville, ce n’est pas le lieu, c’est lui. L’enfant vit une vie de déjà-mort, de vieillard qui n’a pas vécu, avec sa maladie caractéristique, le romantisme. Voici le cadre : « Le château est à vendre ; les persiennes sont détachées. – Le curé aura emporté la clef de l’église » ; il y a des loges inhabitées, des palissades trop hautes qui cachent seulement qu’il n’y a rien à voir, des hameaux sans coqs, sans enclume, des horloges qui ne sonnent pas, des voitures abandonnées. « Il y a enfin, quand on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse. » Quel regard jettera-t-il plus tard sur sa première jeunesse ? « Le Sud me rappelait les misérables incidents de mon enfance, mes désespoirs d’été, l’horrible quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée de moi. » Le gâchis est considérable. Si Rimbaud n’a pas d’endroit où se sentir vivant, pas de pays ou de patrie auquel s’identifier, il n’a pas non plus de langue propre. Il maîtrise très tôt aussi bien les mortes, les étrangères que la natale. Premiers prix au collège en latin, grec, français. La conscience précoce de sa supériorité intellectuelle l’autorise à mépriser les mathématiques et les sciences, matières sans subjectivité qui le rebutent, il y triche, loue en échange au plus offrant ses talents de versificateur. Il saute des classes, double son frère, perd au passage sa complicité, suscite la méfiance des professeurs et la crainte de ses camarades. Deux condisciples de séminaire, un peu plus âgés que lui, défient sa morgue et méritent un temps son amitié, ils forment ensemble le rêve de partir à la découverte de contrées inconnues en Afrique, chercher les sources du Nil, se jurent adultes de le réaliser ; le plus sérieusement du monde, ils se mettent au portugais, Rimbaud, lui, apprend l’amharique, langue du Choa, lointain pays d’Abyssinie… Des trois, il sera le seul à tenir parole.
La vraie vie est absente
La ferveur poétique remplace la religieuse, bien vite passée. « La Vierge n’est plus la vierge du livre. / Les mystiques élans se cassent quelques fois… / Et vient la pauvreté des images, que cuivre / L’ennui, l’enluminure atroce et les vieux bois. » L’ardeur se tourne vers les poètes antiques et classiques, autre façon de s’évader, de parcourir les civilisations et les siècles. Mais la révélation vient avec les écrivains hors normes, maudits ou censurés, défiant le temps et les autorités : Villon, avec sa langue impure de bandit condamné à l’exil, où il imagine des « tavernes flamboyantes pleines de cri des buveurs heurtant les pots d’étain et souvent les flamberges, du ricanement des ribaudes, et du chant aspre des rebecs mendiants » et Rabelais, l’incommensurable, pour l’irrespect, le scatologique, le grotesque, l’outrage permanent, le délire. Il n’a pas quinze ans, il s’amuse avec une incroyable aisance à imiter ou à pasticher leur style. Oublié l’hommage ampoulé en latin au Prince impérial pour sa communion ; ce qui fait l’objet de ses premiers écrits, ce sont les débâcles amoureuses d’un séminariste qui pue des pieds. L’oeuvre de Rimbaud, on l’oublie volontiers, commence avec des histoires de chaussettes pestilentielles et finit avec des pets foireux de chambrée. Qu’a-t-il en tête, cet adolescent irrévérencieux ? Imagine-t-il des histoires d’enfant qui regarde déployer sous les ânes « ce long tube sanglant », qui bande pour sa mère déjà âgée, pour sa petite soeur qui pisse sur la glace, pour « le bout, gros, noir et dur » de son père, et qui bande aussi pour la bonne, la Sainte Vierge et le crucifix, et qu’obsède le « gland tenace et trop consulté » ? Il l’écrira. Oui, la foi est perdue, la pureté et la candeur sont loin, le blasphème est facile, c’est l’hommage inversé constant.
Fier de ses premiers entêtements
L’avis des autres compte peu. Un professeur de rhétorique, Izambard, un peu moins sourd que les autres, alimente le talent en pleine croissance. Il le cultive, l’initie à Lamartine, Boileau, lui prête en douce Hugo, Musset. La mère, fermée à toute écriture qui n’est pas sainte, ira s’en plaindre. Le maître est bientôt dépassé, les poèmes que lui refile son élève sont meilleurs que les siens, les leçons changent de sens. Il est de bon ton de convenir aujourd’hui que ces poèmes de collège et de lycée ne sont pas si géniaux que ça, pour ne pas dire autre chose. Il écrit « Je parlerais dans ta bouche / J’irais, pressant / Ton corps, comme un enfant qu’on couche / Ivre de sang », il a seize ans. On souhaite à tous les adolescents de composer de pareilles banalités. Sûr de son jugement et de sa valeur, il envoie bientôt promener et la mère et le professeur, refusant de se plier à leur injonction commune de passer le bac. Il fugue, rate son arrivée sur Paris (il est arrêté pour vagabondage à la descente du train), repart, se fait héberger par la famille d’Izambard. L’esclandre est à la fois familial, municipal et académique ; le jeune professeur, suspecté de relations trop privilégiées, se fera muter. Affranchi de ses études, Rimbaud le remerciera à sa manière : « Vous finirez toujours comme un satisfait qui n’a rien fait, n’ayant rien voulu faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. » Il lui décrit sa nouvelle vie, « Je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d’anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en paroles, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles. » Ce sont les fameuses lettres dites du « voyant » (ou du voyou, selon les commentateurs) où il témoigne moins de sa conception de la poésie que de son expérience fondamentale, dont il doute par ailleurs qu’elle soit accessible au commun des mortels, a fortiori à un professeur de l’Éducation nationale.
Ineffable torture
« Il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire on me pense. – Pardon du jeu de mot. » Absent au monde, aux autres et à soi-même, « Rimbaud » est un sujet étrange qui fait de l’étrangeté sa subjectivité propre. « Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait ! » Ce que Rimbaud découvre, c’est la relativité et l’infinité des possibilités du Sujet ; ce que la plupart des hommes, rivés à l’arbitraire de leur identité, s’empressent de recouvrir du nom d’« ineffable », il décide, lui, à dix-sept ans, d’en faire un champ d’expérimentation et un idéal de vie. « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême savant ! – Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! » Il a raison de le rappeler, ce n’est pas tant une question de technique et de parti-pris littéraires que de courage et de détermination. Rimbaud sait ce qui l’attend en faisant un tel choix, les risques sont considérables : la folie en est la principale, la marginalité n’en est pas la moindre. D’où lui vient cet étrange savoir ? De sa nouvelle liberté, de sa vie de « crapule », des bars, de l’alcool, des discussions de comptoir avec un certain Charles Bretagne, ami de poètes parisiens, qui l’initie à l’occultisme, à la philosophie indienne et à la kabbale ? Probablement pas, ou si peu. Ça vient de plus loin, de l’enfance, peut-être d’avant. Ça n’a ni lieu ni temps. « Je suis le saint en prière sur la terrasse », « je suis le savant au fauteuil sombre », « je suis le piéton de la grand’route par les bois nains », « je serai bien l’enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l’allée dont le front touche le ciel. »
Sombre savant d’orgueil
L’expérience faisant autorité, Rimbaud se donne le droit de juger ses aînés et ses pairs. Il n’a qu’un poème de publié dans la modeste Revue pour Tous et le voilà qui s’exprime comme s’il achevait l’histoire de la poésie, ou qu’il en ouvrait à lui seul une nouvelle. Effronterie d’adolescent ou génie révélé ? Fort de sa découverte, il s’en prend conséquemment à tous ceux qui font reposer leur oeuvre sur des particularités de classe, de milieu, de nationalité ou d’époque. Lamartine ? « étranglé par la forme vieille. » Hugo ? « trop cabochard », plein de « vieilles énormités crevées ». Musset ? « quatorze fois exécrable », « générations douloureuses et prises de visions », « On savourera longtemps la poésie française, mais en France. » Il stigmatise à la Lautréamont (qu’il ne peut connaître alors qu’il écrit au même moment que lui, à Paris) « les gaulois », « les écoliers », « les morts et les imbéciles », « les journalistes », « les fantaisistes. » Il ne se reconnaît comme égaux que Théophile Gautier, Leconte de L’Isle, Théodore de Banville et un certain... Verlaine, dont les premiers poèmes paraissent dans Le Parnasse Contemporain. Le seul qu’il place au-dessus de lui ? Baudelaire, qui vient de mourir et qu’il admire comme le premier voyant, le roi des poètes, « un vrai Dieu. » Lui, le premier qui brisa les idoles et la rime pour redonner à la poésie un avenir. Rimbaud revendique la filiation, le flambeau est pour lui, il ignore encore la forme que cela prendra (les poèmes qu’il joint aux lettres sont peu probants), mais son rejet de la société est tel – et l’assurance en son destin si certaine – qu’il se sent capable de renverser tout à la fois ses formes, ses valeurs, sa morale et sa politique. L’époque est au diapason, à Paris c’est l’insurrection.
Je suis en grève
Rimbaud a-t-il été communard ? De cœur c’est certain, même s’il a dû rater l’essentiel des événements ; lors d’une fugue à Paris, il a vu ce qui se passait, la misère, la répression, la restauration. « – Société, tout est rétabli. » Il en revient plus résolu que jamais, malgré les déceptions et l’amertume. Rimbaud refuse de reprendre ses études ou d’exercer un métier, il fait croire à sa mère qu’il va gagner sa vie comme journaliste, n'effectuera qu'une courte et unique collaboration au journal local. « Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève. » De fait, Rimbaud rejette la seule vraie religion bourgeoise : le travail. Quand on a nié cette valeur, toutes les autres s’effondrent, l’argent, la propriété, le progrès, la science. Il occupe les journées à marcher, à fréquenter les bars, à écrire, envoie des poèmes au Parnasse Contemporain, à Banville, à Verlaine. La réponse de ce dernier, accompagnée d’un mandat, est connue : « Venez chère grande âme, on vous appelle, on vous attend. » Paris, les nouvelles amitiés, les brasseries enfumées où l’on boit des alcools forts tout en déclamant des vers, les conquêtes faciles, Rimbaud devait en rêver, il est vite déçu. La vie bourgeoise de Verlaine, marié et futur père de famille, l’apitoie. À table, sa rudesse et sa grossièreté choquent, il se met à dos d’entrée la femme et les parents de Verlaine chez qui ce dernier vit et qui lui offrent l’hospitalité. Il visite le Louvre, regrette que la Commune n’ait pas brûlé le musée, pour « mettre l’humanité devant la suppression irréparable de ce que faisait son plus cher et plus néfaste orgueil. » Les toiles de maître ? « Ces tableaux célèbres sont des débris. Si on lui compare la littérature, la peinture a une infériorité que je trouve définitive : elle ne dure pas. » Il est présenté aux amis de Verlaine, cercle de poètes, peintres et musiciens qui se réunissent tous les mois au premier étage d’un marchand de vin Place Saint-Sulpice, eux qui se surnomment « les vilains bonshommes » tombent sur plus affreux qu’eux.
Effrayant poète
Il a beau avoir une « tête d’ange de 13 ans », il se révèle à l’assemblée comme un « effrayant poète », « dont l’imagination, pleine de puissance et de corruptions inouïes » dira Valade « a fasciné ou terrorisé tous nos amis », « Quel beau sujet pour les prédicateurs », ajoutera Soury, D’Hervilly : « Jésus au milieu des docteurs », pour Maître « c’est le diable », Valade conclura : « Le diable au milieu des docteurs. » Avec Verlaine il fait la tournée des bars, se soûle, se rend au bordel ; vole chez les beaux-parents un crucifix qu’il mutile et qu’il emmène dans les brasseries de filles, en criant « mort à Dieu » ou « merde à Dieu. » (À cette même époque, de l’autre côté du Rhin, le jeune Nietzsche pense sensiblement la même chose, tout en rêvant de venir à Paris.) Son outrecuidance le rend indésirable chez les Verlaine, il squatte à droite à gauche ; chez Charles Cros, il se torche le cul avec les poèmes de son hôte, salope les parquets vernis avec ses chaussures crottées, se fout à poil et jette ses fringues sur les toits quand on lui offre une chambre trop propre, se branle dans le verre de lait de Cabaner qui l’héberge à son tour. Sa poésie se fait sexuelle, sacrilège et morbide ; les vers se remplissent de matières nouvelles, morve, salive, pisse, sang, merde et chair pourrie. Avec les Zutistes, auquel il s’associe un temps, essentiellement pour boire leur vin, manger leur haschisch et occuper leur canapé, la parodie et l’outrance sont obligées, les poèmes se font scatologiques et irrévérencieux au possible, s’illustrant de « trou du cul », de « céleste praline » et de « caca maudit. » Sexe, drogue, alcool, Rimbaud multiplie les excès, rien n’y fait, Paris l’ennuie, toutes les mondanités, y compris et surtout celles qui se veulent anticonformistes, l’accablent d’avance. « Le rendez-vous des abrutissements », « l’endroit le moins intellectuel du monde », « néant, chaos…, toutes les réactions possibles, et même probables. » Aucun poète n’est à la hauteur, tous, sauf peut-être Verlaine, en restent aux manières et aux poses. L’invective et la bagarre deviennent ses derniers divertissements, il insulte tout le monde, manque de tuer à la canne-épée Carjat, le photographe qui vient de réaliser son portrait qui fera tant pour le mythe et la postérité. Il n’aime pas la photo ni la peinture, mais pose pour Fantin-Latour ; le tableau, appelé lui aussi à la célébrité, finira à Orsay. Où qu’il soit, Rimbaud se morfond, ville ou campagne au fond quelle différence ? L’ennui est partout le même, où qu’il aille il se retrouve toujours en mauvaise compagnie – la pire de toutes – avec lui-même. Il rêve d’une nouvelle insurrection communarde où il pourrait aller se faire tuer.
Oisive jeunesse à tout asservie
Cette conscience n’est donc nulle part chez elle, même si elle est forcée un temps de retourner au domicile d’origine, à Charleville. La relation avec Verlaine, dépassant les simples limites de l’échange artistique et de l’amitié, a fait scandale à Paris et plus personne ne veut de cet adolescent sans manière qui fait tout pour se rendre insupportable. Au « triste trou », c’est l’abattement, Rimbaud boit, dit qu’il encule les chiens dans la forêt, mange sa merde, dessine avec. Il en a fini avec les vers, supprime les majuscules en début de phrase. A Roche où il passe l’été à la ferme familiale, l’isolement est accru, le moindre bar est à des kilomètres, il n’y a rien d’autre à lire que la Bible. Une soif rejoint l’autre, toutes deux inextinguibles. « J’ai tant fait patience / Qu’à jamais j’oublie ; / Craintes et souffrances / Aux cieux sont parties. / Et la soif malsaine / Obscurcit mes veines. » Quelle est cette soif qui revient dans tous les poèmes de cette époque et qui le suivra jusqu’aux déserts africains ? La sécheresse est spirituelle, Rimbaud a soif d’eau, mais de cette eau bénite pour laquelle enfant il s’est battu, à moins que ce ne soit le vin de messe, le sang du Christ qui rachète les fautes. Un vin remplace l’autre, on a la fausse fraternité des bars en lieu et place de l’amour universel, et à défaut de pardon on espère l’oubli. Il marche des heures pour trouver de l’alcool, il écrit une prose en marge de l’Évangile. Il ne pense qu’à repartir, à la recherche perpétuelle du lieu et de la formule où il pourrait enfin se retrouver.
Amours monstres
L’amour terrestre peut-il rattraper le céleste, celui, perdu, de Dieu ? Peut-il seulement le remplacer ? Rimbaud a tous les défauts, mais il ne peut « envoyer l’amour par la fenêtre. » Il revient clandestinement à Paris, Verlaine, dont la femme vient d’accoucher, lui loue une chambre, l’entretient comme une maîtresse, une maîtresse impulsive qui joue du couteau, blesse son amant, ou verse de l’acide dans le verre de Charles Cros (décidément, il lui en veut.) Rimbaud ne se satisfait pas de ce rôle de danseuse, dans le couple c’est lui qui mène le bal, il pousse Verlaine à quitter sa femme et son enfant, ensemble ils fuient en Belgique, se soûlent perpétuellement, écrivent à deux. Rimbaud ne peut concevoir l’amour que réinventé, débarrassé des contraintes du travail et de la famille, en dehors de toute distinction de milieu, d'origine, d’âge ou de sexe. « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé : un musicien même, qui ai trouvé comme la clef de l’amour. » C’est plus facile lorsqu’on est doté, comme lui, d’une autre sensibilité et d’un nouveau corps. La vérité est que Rimbaud, qui n’a ni place ni temps, n’a pas davantage d’identité sexuelle, ou plutôt il a les deux ; ses os, comme ceux de Verlaine, « sont revêtus d’un nouveau corps amoureux » et son coeur « bat dans ce ventre où dort le double sexe. » Hétérosexuel ? Homosexuel ? Actif ? Passif ? Sado ? Maso ? Faux problème, la « clef » de l’amour n’est pas là. Il s’agit de soumettre l’amour à la mesure de l’absolu, d’être prêt à tout sacrifier pour lui, situation, ménage, argent, respectabilité, avenir, de tout donner sans compter et sans attendre, sans rien garder de côté au cas où, d’en faire rien de moins qu’un nouvel idéal. Au regard de cela, les frontières sexuelles socialement établies comptent peu. L’esprit libéré, le corps suit, on fait l’amour comme on vit. Là encore, il s’agit moins d’une question de goûts ou de « nature » que d’audace. Verlaine est-il à la hauteur ? Il est indécis, pleurnichard, trop emporté ou trop timoré, jamais constant. Se paye-t-il des vacances avec son giton ? Sachant qu’un jour ou l’autre il rentrera au bercail en demandant pardon à la famille outragée ? La fuite est belle, mais la bohème est parfois lugubre, la passion ne fait pas toujours oublier les conditions de vie souvent misérables. Rimbaud veut le rendre « à son état primitif de fils du soleil », Verlaine résiste, ils se déchirent, ils vivent « des amours de tigres », se battent, se lacèrent, se mordent. Ils visaient le paradis des amants et son jardin d’innocence, l’idéal rêvé, au terme de leur évasion ce sera la prison et l’enfer.

                                                                        Frédéric Gournay


Première partie d'un essai tiré de Portraits de Social-traîtres
disponible aux éditions de L'irrémissible