« L’enfant
/Gêneur, la si sotte bête, /Ne doit cesser un instant /De ruser et
d’être traître. »
Croyant
fervent, athée résolu, premier de la classe, fugueur, fils indigne
et faux frère, révolutionnaire convaincu, giton, maître-chanteur,
expatrié et trafiquant d’armes, Rimbaud aura été l’homme de
tous les reniements, mais plus encore que d’avoir dans une même
dénégation renié Dieu et les hommes, la plus grande trahison – à
coup sûr celle qu’on lui pardonne le moins – demeure celle
qu’il a faite à la poésie, qu’il abandonne à vingt ans et
qu’il abjure avant de mourir. Pourtant Rimbaud est resté fidèle
toute sa vie à un rêve d’enfant et à une image pieuse :
celui d’un homme partant à la découverte de pays inconnus, et
celle d’Antoine, ermite perdu dans le désert, écartelé entre
tentation et sainteté.
1
Je
ne suis pas au monde
Rimbaud
n’a jamais cru qu’il était vraiment l’enfant de ses parents.
En tout cas pas seulement, un enfant de la nature aussi, un enfant de
la grâce. Fils de son père ? La question est réglée,
celui-ci a quitté le domicile conjugal alors qu’Arthur n’avait
que six ans, il ne saura presque rien du militaire de carrière,
capitaine parti en Afrique du Nord apprendre l’arabe et traduire le
Coran. Enfant préféré de sa mère ? Qu’a-t-il de commun, en
dehors d’un air sévère et railleur, avec cette femme intolérante
et bigote, travailleuse et obstinée, qui écrira plus tard « Ceux
qu’il faut envoyer paître, ce sont ceux qui ne croient pas en
Dieu, puisqu’ils n’ont ni coeur ni âme, on peut les envoyer
paître avec les vaches et les cochons, ce sont leurs égaux » ?
Comment se sentirait-il alors des affinités avec les camarades de
son âge, qu’il méprise la plupart du temps, se découvrant très
vite plus sensible et plus intelligent qu’eux ? Doué à
l’école, excellant au catéchisme, la mère peut être fière de
son petit Jean Nicolas Arthur, surtout lorsqu’elle apprend qu’il
s’est battu jusqu’au sang dans l’église avec des adolescents
qui avaient osé profaner l’eau bénite.
« D’une foi ardente, d’une dévotion exaltée jusqu’au
martyre s’il avait fallu »
se souviendra de lui l’un des rares témoins de l’enfance.
Peut-elle deviner que derrière l’exaltation mystique se cache un
désir de fuite sans commune mesure, un dégoût rare pour l’endroit
qu’il habite et sa population ? L’« air
narquois », « l’éclair de moquerie dans les yeux »
qu’il laisse transparaître la plupart du temps lui offrent peu
d’amis ; sa mère le surveille, ses soeurs l’encadrent,
l’ennui est inimaginable. À quoi rêve-t-on quand l’enfance est
une punition sans fin, école et leçons religieuses comprises ?
À des idoles « mexicaine
et flamande »,
aux « superbes
noires »,
aux « princesses
de démarche et de costumes tyranniques »,
aux « petites
étrangères. »
L’imagination vient remplir les après-midis vides et les dimanches
silencieux. « A
sept ans, il faisait des romans sur la vie / Du grand désert,
où luit la liberté ravie / Forêts, soleils, rives, savanes !
– Il s’aidait / De journaux illustrés où, rouge, il
regardait / Des Espagnoles rires et des Italiennes. »
L’ailleurs, l’amour, les transports imaginaires qu’ils
permettent, voilà tout ce qui intéresse l’enfant mutique.
L'horrible
quantité de force et de science
Ce
n’est pas la province, ce n’est pas la campagne, enfant on s’y
amuse parfois dix fois plus qu’en ville, ce n’est pas le lieu,
c’est lui. L’enfant vit une vie de déjà-mort, de vieillard qui
n’a pas vécu, avec sa maladie caractéristique, le romantisme.
Voici le cadre :
« Le château est à vendre ; les persiennes sont
détachées. – Le curé aura emporté la clef de l’église » ;
il y a des loges inhabitées, des palissades trop hautes qui cachent
seulement qu’il n’y a rien à voir, des hameaux sans coqs, sans
enclume, des horloges qui ne sonnent pas, des voitures abandonnées.
« Il
y a enfin, quand on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse. »
Quel regard jettera-t-il plus tard sur sa première jeunesse ?
« Le
Sud me rappelait les misérables incidents de mon enfance, mes
désespoirs d’été, l’horrible quantité de force et de science
que le sort a toujours éloignée de moi. »
Le gâchis est considérable. Si Rimbaud n’a pas d’endroit où se
sentir vivant, pas de pays ou de patrie auquel s’identifier, il n’a
pas non plus de langue propre. Il maîtrise très tôt aussi bien les
mortes, les étrangères que la natale. Premiers prix au collège en
latin, grec, français. La conscience précoce de sa supériorité
intellectuelle l’autorise à mépriser les mathématiques et les
sciences, matières sans subjectivité qui le rebutent, il y triche,
loue en échange au plus offrant ses talents de versificateur. Il
saute des classes, double son frère, perd au passage sa complicité,
suscite la méfiance des professeurs et la crainte de ses camarades.
Deux condisciples de séminaire, un peu plus âgés que lui, défient
sa morgue et méritent un temps son amitié, ils forment ensemble le
rêve de partir à la découverte de contrées inconnues en Afrique,
chercher les sources du Nil, se jurent adultes de le réaliser ;
le plus sérieusement du monde, ils se mettent au portugais, Rimbaud,
lui, apprend l’amharique, langue du Choa, lointain pays
d’Abyssinie… Des trois, il sera le seul à tenir parole.
La
vraie vie est absente
La
ferveur poétique remplace la religieuse, bien vite passée.
« La Vierge n’est plus la vierge du livre. / Les
mystiques élans se cassent quelques fois… / Et vient la
pauvreté des images, que cuivre / L’ennui, l’enluminure
atroce et les vieux bois. »
L’ardeur se tourne vers les poètes antiques et classiques, autre
façon de s’évader, de parcourir les civilisations et les siècles.
Mais la révélation vient avec les écrivains hors normes, maudits
ou censurés, défiant le temps et les autorités : Villon, avec
sa langue impure de bandit condamné à l’exil, où il imagine des
« tavernes flamboyantes pleines de cri des buveurs heurtant les
pots d’étain et souvent les flamberges, du ricanement des
ribaudes, et du chant aspre des rebecs mendiants »
et Rabelais, l’incommensurable, pour l’irrespect, le
scatologique, le grotesque, l’outrage permanent, le délire. Il n’a
pas quinze ans, il s’amuse avec une incroyable aisance à imiter ou
à pasticher leur style. Oublié l’hommage ampoulé en latin au
Prince impérial pour sa communion ; ce qui fait l’objet de
ses premiers écrits, ce sont les débâcles amoureuses d’un
séminariste qui pue des pieds. L’oeuvre de Rimbaud, on l’oublie
volontiers, commence avec des histoires de chaussettes
pestilentielles et finit avec des pets foireux de chambrée.
Qu’a-t-il en tête, cet adolescent irrévérencieux ?
Imagine-t-il des histoires d’enfant qui regarde déployer sous les
ânes « ce
long tube sanglant »,
qui bande pour sa mère déjà âgée, pour sa petite soeur qui pisse
sur la glace, pour « le
bout, gros, noir et dur »
de son père, et qui bande aussi pour la bonne, la Sainte Vierge et
le crucifix, et qu’obsède le « gland
tenace et trop consulté » ?
Il l’écrira. Oui, la foi est perdue, la pureté et la candeur sont
loin, le blasphème est facile, c’est l’hommage inversé
constant.
Fier
de ses premiers entêtements
L’avis
des autres compte peu. Un professeur de rhétorique, Izambard, un peu
moins sourd que les autres, alimente le talent en pleine croissance.
Il le cultive, l’initie à Lamartine, Boileau, lui prête en douce
Hugo, Musset. La mère, fermée à toute écriture qui n’est pas
sainte, ira s’en plaindre. Le maître est bientôt dépassé, les
poèmes que lui refile son élève sont meilleurs que les siens, les
leçons changent de sens. Il est de bon ton de convenir aujourd’hui
que ces poèmes de collège et de lycée ne sont pas si géniaux que
ça, pour ne pas dire autre chose. Il écrit « Je
parlerais dans ta bouche / J’irais, pressant / Ton corps,
comme un enfant qu’on couche / Ivre de sang »,
il a seize ans. On souhaite à tous les adolescents de composer de
pareilles banalités. Sûr de son jugement et de sa valeur, il envoie
bientôt promener et la mère et le professeur, refusant de se plier
à leur injonction commune de passer le bac. Il fugue, rate son
arrivée sur Paris (il est arrêté pour vagabondage à la descente
du train), repart, se fait héberger par la famille d’Izambard.
L’esclandre est à la fois familial, municipal et académique ;
le jeune professeur, suspecté de relations trop privilégiées, se
fera muter. Affranchi de ses études, Rimbaud le remerciera à sa
manière : « Vous
finirez toujours comme un satisfait qui n’a rien fait, n’ayant
rien voulu faire. Sans compter que votre poésie subjective sera
toujours horriblement fadasse. »
Il lui décrit sa nouvelle vie, « Je
me fais cyniquement entretenir ; je déterre d’anciens
imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête,
de sale, de mauvais, en action et en paroles, je le leur livre :
on me paie en bocks et en filles. »
Ce sont les fameuses lettres dites du « voyant » (ou du
voyou, selon les commentateurs) où il témoigne moins de sa
conception de la poésie que de son expérience fondamentale, dont il
doute par ailleurs qu’elle soit accessible au commun des mortels, a
fortiori
à un professeur de l’Éducation nationale.
Ineffable
torture
« Il
faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce
n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : Je pense :
on devrait dire on me pense. – Pardon du jeu de mot. »
Absent au monde, aux autres et à soi-même, « Rimbaud »
est un sujet étrange qui fait de l’étrangeté sa subjectivité
propre. « Je
est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue
aux inconscients qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à
fait ! »
Ce que Rimbaud découvre, c’est la relativité et l’infinité des
possibilités du Sujet ; ce que la plupart des hommes, rivés à
l’arbitraire de leur identité, s’empressent de recouvrir du nom
d’« ineffable », il décide, lui, à dix-sept ans, d’en
faire un champ d’expérimentation et un idéal de vie. « Le
poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement
de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de
folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les
poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture
où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il
devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand
maudit, – et le suprême savant ! – Car il arrive
à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche,
plus qu’aucun ! »
Il a raison de le rappeler, ce n’est pas tant une question de
technique et de parti-pris littéraires que de courage et de
détermination. Rimbaud sait ce qui l’attend en faisant un tel
choix, les risques sont considérables : la folie en est la
principale, la marginalité n’en est pas la moindre. D’où lui
vient cet étrange savoir ? De sa nouvelle liberté, de sa vie
de « crapule »,
des bars, de l’alcool, des discussions de comptoir avec un certain
Charles Bretagne, ami de poètes parisiens, qui l’initie à
l’occultisme, à la philosophie indienne et à la kabbale ?
Probablement pas, ou si peu. Ça vient de plus loin, de l’enfance,
peut-être d’avant. Ça n’a ni lieu ni temps. « Je
suis le saint en prière sur la terrasse », « je suis le
savant au fauteuil sombre », « je suis le piéton de la
grand’route par les bois nains », « je serai bien
l’enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit
valet, suivant l’allée dont le front touche le ciel. »
Sombre
savant d’orgueil
L’expérience
faisant autorité, Rimbaud se donne le droit de juger ses aînés et
ses pairs. Il n’a qu’un poème de publié dans la modeste Revue
pour Tous et
le voilà qui s’exprime comme s’il achevait l’histoire de la
poésie, ou qu’il en ouvrait à lui seul une nouvelle. Effronterie
d’adolescent ou génie révélé ? Fort de sa découverte, il
s’en prend conséquemment à tous ceux qui font reposer leur oeuvre
sur des particularités de classe, de milieu, de nationalité ou
d’époque. Lamartine ? « étranglé
par la forme vieille. »
Hugo ? « trop
cabochard »,
plein de « vieilles
énormités crevées ».
Musset ? « quatorze
fois exécrable »,
« générations
douloureuses et prises de visions »,
« On
savourera longtemps la poésie française, mais en France. »
Il stigmatise à la Lautréamont (qu’il ne peut connaître alors
qu’il écrit au même moment que lui, à Paris) « les
gaulois », « les écoliers », « les morts et
les imbéciles », « les journalistes », « les
fantaisistes. »
Il ne se reconnaît comme égaux que Théophile Gautier, Leconte de
L’Isle, Théodore de Banville et un certain... Verlaine, dont les
premiers poèmes paraissent dans Le
Parnasse Contemporain.
Le seul qu’il place au-dessus de lui ? Baudelaire, qui vient
de mourir et qu’il admire comme le premier voyant, le roi des
poètes, « un
vrai Dieu. »
Lui, le premier qui brisa les idoles et la rime pour redonner à la
poésie un avenir. Rimbaud revendique la filiation, le flambeau est
pour lui, il ignore encore la forme que cela prendra (les poèmes
qu’il joint aux lettres sont peu probants), mais son rejet de la
société est tel – et l’assurance en son destin si
certaine – qu’il se sent capable de renverser tout à la
fois ses formes, ses valeurs, sa morale et sa politique. L’époque
est au diapason, à Paris c’est l’insurrection.
Je
suis en grève
Rimbaud
a-t-il été communard ? De cœur c’est certain, même s’il
a dû rater l’essentiel des événements ; lors d’une fugue
à Paris, il a vu ce qui se passait, la misère, la répression, la
restauration. « – Société,
tout est rétabli. »
Il en revient plus résolu que jamais, malgré les déceptions et
l’amertume. Rimbaud refuse de reprendre ses études ou d’exercer
un métier, il fait croire à sa mère qu’il va gagner sa vie comme
journaliste, n'effectuera qu'une courte et unique collaboration au
journal local. « Travailler
maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève. »
De fait, Rimbaud rejette la seule vraie religion bourgeoise : le
travail. Quand on a nié cette valeur, toutes les autres
s’effondrent, l’argent, la propriété, le progrès, la science.
Il occupe les journées à marcher, à fréquenter les bars, à
écrire, envoie des poèmes au Parnasse
Contemporain,
à Banville, à Verlaine. La réponse de ce dernier, accompagnée
d’un mandat, est connue : « Venez
chère grande âme, on vous appelle, on vous attend. »
Paris, les nouvelles amitiés, les brasseries enfumées où l’on
boit des alcools forts tout en déclamant des vers, les conquêtes
faciles, Rimbaud devait en rêver, il est vite déçu. La vie
bourgeoise de Verlaine, marié et futur père de famille, l’apitoie.
À table, sa rudesse et sa grossièreté choquent, il se met à dos
d’entrée la femme et les parents de Verlaine chez qui ce dernier
vit et qui lui offrent l’hospitalité. Il visite le Louvre,
regrette que la Commune n’ait pas brûlé le musée, pour « mettre
l’humanité devant la suppression irréparable de ce que faisait
son plus cher et plus néfaste orgueil. »
Les toiles de maître ? « Ces
tableaux célèbres sont des débris. Si on lui compare la
littérature, la peinture a une infériorité que je trouve
définitive : elle ne dure pas. »
Il est présenté aux amis de Verlaine, cercle de poètes, peintres
et musiciens qui se réunissent tous les mois au premier étage d’un
marchand de vin Place Saint-Sulpice, eux qui se surnomment « les
vilains bonshommes » tombent sur plus affreux qu’eux.
Effrayant
poète
Il
a beau avoir une « tête
d’ange de 13 ans »,
il se révèle à l’assemblée comme un « effrayant
poète »,
« dont
l’imagination, pleine de puissance et de corruptions inouïes »
dira Valade « a
fasciné ou terrorisé tous nos amis »,
« Quel
beau sujet pour les prédicateurs »,
ajoutera Soury, D’Hervilly : « Jésus
au milieu des docteurs »,
pour Maître « c’est
le diable »,
Valade conclura : « Le
diable au milieu des docteurs. »
Avec Verlaine il fait la tournée des bars, se soûle, se rend au
bordel ; vole chez les beaux-parents un crucifix qu’il mutile
et qu’il emmène dans les brasseries de filles, en criant « mort
à Dieu »
ou « merde
à Dieu. »
(À cette même époque, de l’autre côté du Rhin, le jeune
Nietzsche pense sensiblement la même chose, tout en rêvant de venir
à Paris.) Son outrecuidance le rend indésirable chez les Verlaine,
il squatte à droite à gauche ; chez Charles Cros, il se torche
le cul avec les poèmes de son hôte, salope les parquets vernis avec
ses chaussures crottées, se fout à poil et jette ses fringues sur
les toits quand on lui offre une chambre trop propre, se branle dans
le verre de lait de Cabaner qui l’héberge à son tour. Sa poésie
se fait sexuelle, sacrilège et morbide ; les vers se
remplissent de matières nouvelles, morve, salive, pisse, sang, merde
et chair pourrie. Avec les Zutistes, auquel il s’associe un temps,
essentiellement pour boire leur vin, manger leur haschisch et occuper
leur canapé, la parodie et l’outrance sont obligées, les poèmes
se font scatologiques et irrévérencieux au possible, s’illustrant
de « trou
du cul »,
de « céleste
praline »
et de « caca
maudit. »
Sexe, drogue, alcool, Rimbaud multiplie les excès, rien n’y fait,
Paris l’ennuie, toutes les mondanités, y compris et surtout celles
qui se veulent anticonformistes, l’accablent d’avance.
« Le rendez-vous des abrutissements », « l’endroit
le moins intellectuel du monde », « néant, chaos…,
toutes les réactions possibles, et même probables. »
Aucun poète n’est à la hauteur, tous, sauf peut-être Verlaine,
en restent aux manières et aux poses. L’invective et la bagarre
deviennent ses derniers divertissements, il insulte tout le monde,
manque de tuer à la canne-épée Carjat, le photographe qui vient de
réaliser son portrait qui fera tant pour le mythe et la postérité.
Il n’aime pas la photo ni la peinture, mais pose pour
Fantin-Latour ; le tableau, appelé lui aussi à la célébrité,
finira à Orsay. Où qu’il soit, Rimbaud se morfond, ville ou
campagne au fond quelle différence ? L’ennui est partout le
même, où qu’il aille il se retrouve toujours en mauvaise
compagnie – la pire de toutes – avec lui-même. Il rêve
d’une nouvelle insurrection communarde où il pourrait aller se
faire tuer.
Oisive
jeunesse à tout asservie
Cette
conscience n’est donc nulle part chez elle, même si elle est
forcée un temps de retourner au domicile d’origine, à
Charleville. La relation avec Verlaine, dépassant les simples
limites de l’échange artistique et de l’amitié, a fait scandale
à Paris et plus personne ne veut de cet adolescent sans manière qui
fait tout pour se rendre insupportable. Au « triste
trou »,
c’est l’abattement, Rimbaud boit, dit qu’il encule les chiens
dans la forêt, mange sa merde, dessine avec. Il en a fini avec les
vers, supprime les majuscules en début de phrase. A Roche où il
passe l’été à la ferme familiale, l’isolement est accru, le
moindre bar est à des kilomètres, il n’y a rien d’autre à lire
que la Bible. Une soif rejoint l’autre, toutes deux inextinguibles.
« J’ai
tant fait patience / Qu’à jamais j’oublie ; / Craintes
et souffrances / Aux cieux sont parties. / Et la soif
malsaine / Obscurcit mes veines. »
Quelle est cette soif qui revient dans tous les poèmes de cette
époque et qui le suivra jusqu’aux déserts africains ? La
sécheresse est spirituelle, Rimbaud a soif d’eau, mais de cette
eau bénite pour laquelle enfant il s’est battu, à moins que ce ne
soit le vin de messe, le sang du Christ qui rachète les fautes. Un
vin remplace l’autre, on a la fausse fraternité des bars en lieu
et place de l’amour universel, et à défaut de pardon on espère
l’oubli. Il marche des heures pour trouver de l’alcool, il écrit
une prose en marge de l’Évangile. Il ne pense qu’à repartir, à
la recherche perpétuelle du lieu et de la formule où il pourrait
enfin se retrouver.
Amours
monstres
L’amour
terrestre peut-il rattraper le céleste, celui, perdu, de Dieu ?
Peut-il seulement le remplacer ? Rimbaud a tous les défauts,
mais il ne peut « envoyer
l’amour par la fenêtre. »
Il revient clandestinement à Paris, Verlaine, dont la femme vient
d’accoucher, lui loue une chambre, l’entretient comme une
maîtresse, une maîtresse impulsive qui joue du couteau, blesse son
amant, ou verse de l’acide dans le verre de Charles Cros
(décidément, il lui en veut.) Rimbaud ne se satisfait pas de ce
rôle de danseuse, dans le couple c’est lui qui mène le bal, il
pousse Verlaine à quitter sa femme et son enfant, ensemble ils
fuient en Belgique, se soûlent perpétuellement, écrivent à deux.
Rimbaud ne peut concevoir l’amour que réinventé, débarrassé des
contraintes du travail et de la famille, en dehors de toute
distinction de milieu, d'origine, d’âge ou de sexe.
« Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux
qui m’ont précédé : un musicien même, qui ai trouvé comme
la clef de l’amour. »
C’est plus facile lorsqu’on est doté, comme lui, d’une autre
sensibilité et d’un nouveau corps. La vérité est que Rimbaud,
qui n’a ni place ni temps, n’a pas davantage d’identité
sexuelle, ou plutôt il a les deux ; ses os, comme ceux de
Verlaine, « sont
revêtus d’un nouveau corps amoureux »
et son coeur « bat
dans ce ventre où dort le double sexe. »
Hétérosexuel ? Homosexuel ? Actif ? Passif ?
Sado ? Maso ? Faux problème, la « clef » de
l’amour n’est pas là. Il s’agit de soumettre l’amour à la
mesure de l’absolu, d’être prêt à tout sacrifier pour lui,
situation, ménage, argent, respectabilité, avenir, de tout donner
sans compter et sans attendre, sans rien garder de côté au cas où,
d’en faire rien de moins qu’un nouvel idéal. Au regard de cela,
les frontières sexuelles socialement établies comptent peu.
L’esprit libéré, le corps suit, on fait l’amour comme on vit.
Là encore, il s’agit moins d’une question de goûts ou de
« nature » que d’audace. Verlaine est-il à la
hauteur ? Il est indécis, pleurnichard, trop emporté ou trop
timoré, jamais constant. Se paye-t-il des vacances avec son giton ?
Sachant qu’un jour ou l’autre il rentrera au bercail en demandant
pardon à la famille outragée ? La fuite est belle, mais la
bohème est parfois lugubre, la passion ne fait pas toujours oublier
les conditions de vie souvent misérables. Rimbaud veut le rendre « à
son état primitif de fils du soleil »,
Verlaine résiste, ils se déchirent, ils vivent « des
amours de tigres »,
se battent, se lacèrent, se mordent. Ils visaient le paradis des
amants et son jardin d’innocence, l’idéal rêvé, au terme de
leur évasion ce sera la prison et l’enfer.
Frédéric Gournay
Première partie d'un essai tiré de Portraits de Social-traîtres
disponible aux éditions de L'irrémissible