mercredi 22 juillet 2015

Le mal aimant - Extrait




        Marc patiente sur les marches du studio. Assis, il discute en fumant un joint avec un autre musicien d’un groupe dont on déteste tous deux la musique, du Métal régressif mélangé à du hip-hop d’emprunt, mais dont certains membres peuvent se révéler à l’occasion sympathiques, surtout pour patienter avant la répétition. Ils ont gardé, à trente ans passés, un enthousiasme d’adolescents qu’on leur envie parfois, lorsqu’on ne se fout pas de leur gueule plus ou moins ouvertement avec des blagues qu’ils ne comprennent pas toujours. Marc me voit arriver, m’adresse un grand sourire, alors mec, Amsterdam c’était comment ? Vu de la peinture, été sur les toits, sorti dans les bars, branché par une serveuse qui a failli se battre avec Béatrice, non bien, salopard, Marc me désigne à son camarade de circonstance à qui j’ai à peine dit bonjour, ça c’est un vrai séducteur, tu peux me croire, venant de l’un des plus grands queutards de Paris, je le prends comme un compliment. Marc récupère le joint et grimpe les marches avec moi, depuis qu’on s’est débarrassé de Pierre-André, le guitariste-producteur, les répètes sont redevenues plus intimes, Marc a refusé une bonne partie de ses arrangements, je n’ai jamais cessé de lui témoigner, en répétitions ou en dehors, les marques constantes de mépris et d'indifférence pour son travail et sa petite personne. Je n’ai jamais réussi à savoir ce que ce mec, propriétaire de plusieurs appartements et votant à droite, pouvait foutre dans un groupe de rock. On n’a pas non plus de bassiste, ça fait plusieurs mois et ça ne nous manque pas du tout ; guitare/voix/batterie il n’y a pas mieux, on va droit à l’essentiel, on ne peut pas tricher, Marc sort sa guitare sur deux Marshall, avec un son clair et un son saturé, ça suffit ; à la batterie je n’ai cessé de réduire mon kit, après avoir viré le tom aigu et le médium, j’envisage de virer le tom-basse dès que mon jeu de grosse-caisse sera suffisamment perfectionné pour le remplacer, je n’ai gardé qu’une cymbale crash et une ride, on peut difficilement faire plus minimaliste, j’ajoute souvent pour plaisanter, quoique ça ne fasse jamais rire Marc, que la prochaine chose que je retirerai de la batterie, ce sera moi. 
    Jouer de la musique de toute façon c’est apprendre à ne pas jouer, à ne pas mettre des coups partout ou des notes dans tous les sens, c’est découvrir que les silences sont plus importants que les sons, que les non-dits valent mieux que les bavardages, plus important encore, que l’émotion n’est belle que lorsqu’elle est retenue. Less is more, il faut du temps pour saisir la profondeur de cette devise esthétique qui est devenue avec les années mon dogme musical. Marc aussi ces temps-ci apprend à en faire le moins possible, mais je ne suis pas toujours sûr que ce soit intentionnel ou réfléchi, il oublie des parties guitares, chante de moins en moins, perd un temps indéfini à chercher ses réglages, à trouver son médiator, à boire des cafés ou des bières en roulant joint sur joint. La balance effectuée, on passe le bœuf habituel que Marc veut toujours prolonger indéfiniment pour attaquer directement une de nos dernières compos. La chanson n’a pas été choisie au hasard, il s’agit d’Étoile, un morceau sur l’amour perdu et Amsterdam que Marc a écrite à la fin de son histoire avec Éléonore, son grand amour de jeunesse terminé il y a à peine deux ans ; il y a eu d’autres filles depuis, et même beaucoup, mais les regrets ont la vie dure. Dans mon esprit, la chanson mélange ma propre histoire avec Estelle qui a duré presque aussi longtemps que la sienne et celle, toute récente, avec Béatrice. J’ai reperdu ton étoile/ les cardinaux du vertige/ et les tulipes et les canaux/ s’éloignent. L’amour ne me soulevait plus/ le cœur. J’ai fait partir tant de femmes/ à leur parler de toi/ et puisqu’au creux de l’amour/ je t’appelais au secours/ elles me giflaient, pleuraient puis s’en allaient. Je pense encore/ comme toi. Et j’aime encore/ comme toi. On la repasse jusqu’à ce que l’on trouve le break et la fin qui lui font défaut, Marc peut compter sur tout mon cœur et ma concentration, rarement un de ses morceaux m’aura été aussi personnel ; la rythmique est très soutenue, il faut qu’elle soit parfaitement calée pour que la voix puisse s’envoler, ce n’est pas toujours évident pour Marc qui doit assurer les deux en même temps, pour moi c’est plus facile, je peux cogner de toutes mes forces et laisser repartir mon esprit à Amsterdam, repenser à la visite du musée, aux balades dans la ville, au plaisir pris avec Béatrice dans son lit. Le soir du retour à Paris, je me suis abstenu dans mon mail de toute évocation de l’avenir, je tenais simplement à la remercier pour le week-end et la journée passée avec elle que je n’oublierai jamais. 
    Marc reprend le deuxième couplet plus haut que d’habitude, je dédouble les temps et le morceau prend soudain la dimension qu’on voulait lui donner, intense, dramatique, énergique et désespéré. Souviens-toi mon amour/ comme au premier jour/ nos premières nuits d’amour/ sans substances. Avant que nos errances/ avant que nos absences/ ne s’immiscent entre nous et nous jettent/ d’un bout à l’autre de la planète, mon amour/ mon amour tout comme au premier jour. Je pense encore/ comme toi/ et j’aime encore/ comme toi. Pour la retenue et l’économie des coups on repassera, après tout on fait du rock, on est toujours dans l’excès, quoi qu’il arrive, même si toute la beauté consiste précisément dans la maîtrise de ce qui nous dépasse. On a encore fini le morceau à fond, malgré les rappels réitérés à la modération sonore, ça fait quelques années que les acouphènes ne nous lâchent plus, on essaye de se protéger un peu, je cogne dur, Marc n’aime le son de son ampli que poussé à son maximum, le local est n’est pas assez grand ; depuis quelque temps, on se met des mousses dans les oreilles, rien n’y fait, je tape toujours plus fort, Marc ne cesse de monter le volume, l’intensité émotionnelle passe aussi par une sensation physique que peu de personnes peuvent concevoir ; entre l’excès et la maîtrise, c’est toujours une limite qu’il s’agit d’atteindre, et de dépasser. Sans cette envie, on est condamné à la plus ridicule des commémorations du rock’n’roll, ou à sa déviance la plus infecte, la variété. Le break et la fin sont venus tout seul, un sourire enfin, le premier depuis qu’on s’est enfermé, vient illuminer notre visage, cette fois on a l’impression de la tenir, notre Étoile, son expression juste, sa vérité, l’espace d’un instant on est heureux, c’est un peu comme après l’amour, à l’issue d’un concert réussi c’est même tout à fait ça, Marc et moi on ne l’ignore pas, c’est une histoire de pédés : on a le souffle court, le corps douloureux, en sueur, le cœur battant et le bourdonnement aux oreilles, une joie entière nous emplit, on a réussi à sortir de soi, à toucher quelque chose qui excède tout, le corps comme l'esprit, quelque chose d’inouï et d’indicible, si ce n’est dans la violence du son, et ça on l’a fait devant tout le monde. 
    Ça mérite bien une cigarette, et un peu de repos pour les oreilles. Marc roule son troisième joint en moins d’une heure, je ne peux m'empêcher de penser que ça le libère artistiquement autant que ça le limite, plus on va avancer dans la répète et moins il sera précis, l'écoute se détériorera, il sera peut-être dans le ressenti et l’émotion, mais pas dans le travail de l’expression, ou alors à côté. À la prochaine répète il y a de fortes chances pour qu’il ait oublié la moitié de ses trouvailles merveilleuses, et s’il s’en souvient, il sera bien en peine de les reproduire. Le moins que l’on puisse dire, c’est que je n’aurais jamais réussi à le convertir au Straight Edge, ce mouvement musical de la fin des années quatre-vingt qui m’a toujours attiré, avec des groupes comme Minor Threat, Fugazi ou Rollin’s band, qui s’interdisaient d’être défoncés en répète ou sur scène, prônant une lutte contre toutes les formes d’aliénation, en commençant par la drogue et l’alcool. Alors t’as rien ramené d’Amsterdam, même pas une tête de Skunk ? s'étonne Marc, je suis pas rentré dans un seul coffee-shop, et Béatrice alors vous en êtes où ? c’est fini, pour de bon, même si elle ne le sait pas forcément, dommage elle était bien cool elle, les prochaines sur la liste ? une black, Cora, rencontrée à une soirée, genre mannequin, et Séverine, qu'Erwan m’a présenté, d’origine juive, toujours dans l’exotisme, on se refait pas, finalement Béatrice aura été ta seule blonde, et la dernière, toi avec Valérie ça tient ? à fond, cette fille est trop classe, si j’arrive à rester fidèle c’est cool. Je retourne à la batterie, Marc reprend la guitare, Étoile trouvée on va pouvoir enchaîner le répertoire, Marc rechigne, il veut « improviser » comme d’habitude, j’estime qu’on doit bosser les morceaux, pour l’enregistrement à venir, le concert dans quinze jours, s’il pouvait il improviserait pour les deux, il en serait capable, que je suive ou non est une autre histoire. J’ai dû apprendre à respecter ça, lui c’est l’anarchie et moi la règle, lui le chaos et moi la mesure, d'un côté l’émotion de l'autre l’expression, Dionysos et Apollon, à nous deux on le fait, finalement, le libre-jeu des facultés. C'est un peu pareil en amour, il est trop dans le lâché, je suis trop dans le contrôle, je m’en suis rendu compte une nouvelle fois avec Béatrice, comme si je voulais tout maîtriser, même la fin, même l’échec. Marc, lui, se laisse aller, ça ne donne pas de meilleurs résultats, on traîne tous les deux notre grande histoire d’amour comme un boulet, mais au moins ça a l’air plus agréable à vivre, ce n’est sans doute qu’une apparence, peut-être m'envie-t-il aussi, à sa manière. Je réussis à le contraindre au répertoire, je jette un œil à la tracklist, je réalise que neuf chansons sur dix sont des chansons d’amour, et toutes d’amour raté. Par laquelle on commence ? Marc me laisse le choix, par la plus belle qu’il ait jamais écrite, L’amour n’est pas.


Extrait du Mal-aimant, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible