mercredi 28 janvier 2015

L'insurrection qui revient de loin

L’insurrection qui vient est ce petit livre édité à La Fabrique d’un « comité invisible » qui veut dresser sans aménité le tableau apocalyptique de l’effondrement de la civilisation occidentale sur elle-même. Rien n’ayant résisté à l’emprise totalitaire de l’économie sur le règne entier du vivant – ni la terre ni les hommes, ni la société ni les cultures, ni la ville ni les relations qui s’y défont inexorablement –, leurs auteurs anonymes à la marginalité revendiquée voient dans cette chute une chance inespérée de reconsidérer l’ensemble de la vie. Prenant pour modèle d’action les émeutes de novembre 2005 en France et les diverses insurrections éclatant sporadiquement dans le reste du monde, ils appellent à s’organiser concrètement pour permettre leur répétition et leur généralisation, afin de précipiter l’agonie du système. Devra nécessairement advenir avec le renversement complet de l’Histoire la fin du travail (en tant qu’exploitation indue, fiction dépossédant l’homme de ses possibilités propres et de sa vitalité), la dévastation de l’urbanisme et de l’architecture contemporaine (comme matérialisation concrète des hiérarchies et des oppositions qui maintienne artificiellement les individus séparés des autres et d’eux-mêmes), mais aussi l’abolition de l’économie de marché (qui dissimule qu’elle n’est qu’une politique de sélection au sein d’une masse humaine devenue superflue) et avec elle la destruction de « l’environnement » (imposture écologique qui n’est que le cache-misère de notre non-monde, ultime masque de l'économie cherchant à se sauver par les moyens qui la font périr), enfin l’abandon de la démocratie (pure hypothèse falsificatrice derrière laquelle se protège le règne arbitraire et policier de l’État).
Le livre, en dépit des apparences, doit être pris au sérieux, et pour ce qu’il est : comme signe et symptôme d’un ras-le-bol généralisé, en banlieues mais pas seulement, d’une montée du ressentiment et de la rage contre un « système », que nous pouvons comprendre et même souvent partager. Leurs auteurs aussi doivent être considérés, leur mode de vie (communautaire, autogéré et autonome), le choix de  leur action politique (clandestin, conflictuel et violent) sont respectables et peut-être même estimables. Après tout, en France et ailleurs, aucun changement significatif – aucune acquisition de nouveaux droits, de nouvelles libertés – ne s’est fait sans le recours plus ou moins sauvage à l’affrontement avec l’État et les représentants des forces de l’ordre. Notre histoire tout entière ne repose-t-elle pas sur la plus grande des insurrections ? Mai 1968 ne résonne-t-il pas encore d’espoirs que beaucoup ne veulent pas croire tout à fait morts, et que les feux de 2005 ont effectivement ravivés?
Ce qui dérange dans ce livre donc, ce n’est pas tant la radicalité prônée pour renverser tout à la fois la démocratie, l’économie et l’État, ni même les propositions d’organisation censées remplacer l’ancienne société (création de « territoires », pouvoir redonné aux communes, autogestion et répartition des tâches au sein de communauté sans hiérarchie, retour à l’agriculture raisonnée, etc.) que l’étrange présupposé sur lequel tout cela repose : en quoi une humanité libérée de ses entraves économiques retrouverait-elle spontanément le chemin de la fraternité et de la générosité  ? Qu’est-ce qui garantit que ce retournement complet de civilisation ne marquera pas lui aussi le retour à l’arbitraire et par là même au droit du plus fort ? En premier lieu, ce qui grève lourdement l’ouvrage, et qui le fait s’écrouler à son tour sur lui-même, c’est l’absence totale d’une théorie de la domination, dont les auteurs ont cru pouvoir se dispenser par une curieuse grâce de la pensée. À la vérité, ni Machiavel, ni La Boétie, Hegel, ou même Debord n’avaient cru pouvoir en faire l’économie, mais c’est peut-être pour cela qu’ils demeurent des penseurs inactuels, c’est-à-dire toujours valables aujourd’hui, ici et maintenant, et que les auteurs de ce livre prétendument insurrectionnel appartiennent déjà au passé.
Si l’on ne cherche pas à comprendre pourquoi les hommes se soumettent les uns aux autres, pourquoi ils se cherchent un maître et échangent leur liberté contre la sécurité – ou son illusion –, on manque à coup sûr ce qu’on voulait combattre. Rien d’étonnant à cela dans une telle « philosophie politique » où fait défaut toute détermination ontologique, où à aucun moment n’est défini ce que peut être l’individu ou le groupe social, ni les conditions réelles ou historiques de leur affrontement dialectique. À la place on a un Sujet vaguement « déconstruit » (« …existence, singulière, commune, vivante, et d’où émerge par endroits, par moment, cet être qui dit “je” ») face à une société qui de toute façon n’existe plus (et n’a jamais été que du non-être). S’en suit conséquemment une litanie de « on » agissant mystérieusement («  on » nous ment, « on » nous manipule; parfois un plus courageux « ils » vient émailler de son exemple l’argumentation, sans que nous puissions savoir davantage de qui il s’agit véritablement…) dans le cours obscur des choses. Sans métaphysique de la domination, sans ontologie existentiale ou sociale, cette pensée est logiquement condamnée à errer dans les arcanes d’une anthropologie approximative, hésitant sans cesse entre la poule et l’œuf épistémologiques (sont-ce les conditions de production qui déterminent les idées ou l’inverse ? La société créée-t-elle les individus ou le contraire ?) et s’égarant indéfiniment dans des analyses historiques, économiques ou sociales contradictoires (le crédit serait la défiance, la famille et le couple constitueraient des relations sociales – la confusion est sur ce dernier point éminemment significative.)
Immanquablement, cette faiblesse de fond ne peut trouver de compensation que dans l’exagération de la forme, qu’exprime tout au long du livre un style infatué et véhément, quelque part entre l’auto-glorification froide de Debord et l’appel au meurtre enflammé de Vaneigem, suscitant le malaise et posant la question récurrente de savoir de quel côté exactement, des insurgés ou de la civilisation, se partagent la fraternité et le mépris (le handicapé constitue le dernier niveau de la société auquel tout le monde se rabaisse, les vieux on les torche, les femmes de ménage sont des esclaves, les assistantes à domicile des prostituées…). Car aussi arbitraire que soit une pensée, elle ne peut échapper dans son expression à une loi formelle implacable : à l’insuffisance conceptuelle succède toujours une défaillance stylistique. En d’autres termes, le plus grand argument théorique contre ce livre est qu’il est mal écrit. Il faut dire que leurs auteurs, en déclarant leur aversion pour l’architecture et la littérature contemporaine (« l’espace que l’on a souverainement accordé au divertissement des castrés »,« liberté formelle que l’on a concédée à ceux qui ne se font pas au néant de leur liberté réelle ») ont suffisamment avoué leur insensibilité esthétique, et pour tout dire, leur insensibilité tout court.
Ce n’est pourtant pas faute pour ce comité invisible de chercher tout au long de ce court bréviaire de l’action une caution intellectuelle et esthétique, à travers les figures non citées d’Heidegger, de Derrida, de Foucault, de Deleuze et celles revendiquées à titre d’exemples de Sade, de Nietzsche et d’Artaud. Toute la démarche veut s’inspirer de la Déconstruction, fille aînée philosophique des grandes théories du soupçon, qui s’entend à détruire tous les concepts fondateurs de la métaphysique moderne, Sujet et Monde compris, et cela finit effectivement dans un triste état. On ne peut revendiquer en début de livre une vérité communautaire, fondée sur un ressenti qui ne devrait rien à la preuve et tout à l’action, et en fin d’ouvrage déplorer le relativisme de celle-ci qui, comme tout solipsisme ou toute maladie mentale, enferme chacun dans le malheur. Mais avec une telle conception erronée de la vérité et de ses critères, comment faire après tout la différence entre pensée et maladie mentale (tous les hôpitaux psychiatriques selon eux ne sont-ils pas remplis d’insurgés réprimés chimiquement ?), entre pensée et fantasme, plus simplement entre pensée et non-pensée ?
Cette erreur primordiale explique toutes les autres. C’est un grand classique de la Déconstruction, il n’est pas rare en effet que celle-ci mal employée – comme la nitroglycérine et tout aussi instable – se retourne contre ceux qui la manipulent et leur explose à la figure. (Soyons sérieux, Heidegger et ses poursuivants ont été un peu plus loin que d’affirmer simplement chacun sa vérité et le destin décidera…) Et après l’affaire de Tarnac et l’histoire pathétique du sabotage des lignes TGV, dont l’un des auteurs présumés du livre est soupçonné, comment ne pas penser effectivement à ces apprentis vandales, ces singes de l’espace du film Fight Club, dont on sait que du temps de Tiqqun les gens du comité invisible ont été fortement marqués (Julien Coupat se prendrait-il pour Tyler Durden ? On se gardera bien de l’affirmer, le film ne révélait-il pas qu’il n’était, au final, qu’un fantasme auto-érotique ?), petits blancs sans idéaux que la désolation morale et le désamour auront conduits à la recherche violente d’une communauté de frères, désirant la fin de la séparation et la rédemption de tous les damnés, c’est-à-dire la réalisation de l’absolu sur terre, appelant sans même s’en rendre compte Dieu et son règne.
Mais que restait-il d’autre comme issue à ces auteurs sans théorie de la domination, sans idée claire sur la dialectique du sujet et de la société, sans sensibilité de ce qui constitue l’essence de la poésie, sans conception définie de la vérité et de ses critères, si ce n’est de sombrer dans le fantasme de la toute-puissance et la volonté de domination ? En termes heideggériens – on s’en excuse par avance, mais après tout ce n’est pas nous qui avons commencé – à quoi sert-il de vouloir lutter si radicalement contre l’arraisonnement de la technique si c’est pour mieux perpétuer l’oubli de l’Être qui l’a engendré, et de continuer d’opposer à ce triomphe achevé de la métaphysique un ressentiment qui en est le fondement  ? Sans égard pour l’Être, son appel, ses exigences, on peut bien raisonner, mais on ne pense pas, et c’est précisément le drame du livre, qui enchaîne tant bien que mal tous les truismes de la philosophie contemporaine, enchâssant du mieux qu’il le peut – c’est-à-dire très mal – des doctrines confuses de raisonnements tronqués afin de chercher à légitimer une action violente et un retour à la barbarie que la pensée, heideggérienne ou non, n’a jamais cautionnés et ne cautionnera jamais. Dès lors, il est vrai, il ne reste plus qu’à écrire pour se faire plaisir, pour impressionner, ou pour terroriser (s’ils s’avèrent peut-être d’inoffensifs vandales, leur style, lui, est bien celui de la terreur, de la menace – y compris physique – sur tout ce qui ne pense pas comme eux), pour nier l’autre, son altérité, mais aussi la loi qui doit l’incarner, la démocratie qui doit la représenter et l’État qui doit la garantir. La haine de la démocratie, décidément très à la mode ces temps-ci, n’a jamais eu d’autre origine. Curieuse idée quand même que d’avoir cru que leur nihilisme moral trouverait une solution dans la fuite en avant d’un nihilisme politique (c’est en cela qu’ils appartiennent au passé, rejoignant les millénaristes, adventistes, témoins de Jéhovah et autres Saints des derniers jours…), il leur aura peut-être simplement manqué, pour s’ouvrir vraiment vers l’avenir, de pousser leur négation jusqu’à son terme extrême, afin qu’elle se retourne contre elle-même et les libère définitivement de leur dégoût de tout.
                                                                     Frédéric Gournay

Extrait de Portraits de social-traîtres paru aux éditions de l'Irrémissible http://www.frederic-gournay.com

mercredi 21 janvier 2015

Journal d'Yves Tenret - Annexes



Paris, août 1984


Trois tracts distribués au cours de la Conférence
de l’Institut de Préhistoire Contemporaine.



OBJECTIONS SUR LE FORME PRISE PAR LA CONFERENCE

Je n'accepte pas la tournure prise par la conférence.

Paul a décidé unilatéralement du but et de la forme de la conférence.

Unilatéralement en effet parce qu'il n'a pas proposé explicitement une direction et une forme, direction et forme mises librement en discussion devant la conférence, mais il a imposé cette forme et cette direction par une irritation, une mauvaise humeur et un comportement autoritaire dès que se manifestait une velléité d'une autre forme et d'un autre but de la conférence.

Je ne suis même pas opposé au but et à la forme imposés pour la conférence bien que ce but et cette forme ne m'enthousiasment pas. Je suis seulement opposé à la manière selon laquelle ce but et cette forme ont été imposés.

Il me semble que la première tâche de la conférence doit être au contraire, (surtout étant donné le statut flou de l'institut de préhistoire) doit être au contraire de déterminer son but et sa forme, avant toute chose.

Si on me demande de caractériser le but et la forme imposés à la conférence, je dirais que le but est : groupe d'étude de sujets précis proposés, et la forme : discussion assez scolaire, surtout d'un sérieux et d'un guindé inacceptables.

Si on me demande quelle forme je souhaite personnellement pour la conférence, je répondrais : le banquet de Xénophon, ce banquet où l'on voit Socrate se déclarer manifestement plus beau qu'Alcibiade.

Le caractère dominant de ce genre de banquet devrait être à mon avis le plaisir permanent que des gens (habituellement séparés par d'immenses distances et engagés cependant dans une tâche qui peut être commune) le plaisir permanent que ces gens ont à se retrouver, nonobstant les obstacles.

Les Athéniens du banquet de Xénophon pouvaient se voir tous les jours et cependant ils parvenaient quand même à faire le plus spirituel des banquets.

Jean-Pierre



OBJECTIONS SUR LA TOURNURE ACTUELLE DE LA CONFERENCE

L'assemblée existe, nous l'avons rencontrée dimanche et c'est encore son esprit qui s'est manifesté mardi sous la forme méconnaissable de conflits particuliers. Nous ne contesterons pas que Yves T. ait eu un premier moment de voyance au sens de Rimbaud, mais cela ne saurait excuser ni justifier les insultes proférées pour de mauvaises raisons envers nous. En effet Yves T. nous a insultés non pas en tant que pauvres mais en tant que Noirs, or le rôle du nègre dans le spectacle est précisément d'être un esclave soumis, servile et un peu con, il nous attaque donc pour ce que nous ne voulons plus être et ce faisant il met en cause la qualité de notre engagement. Il part d'un a priori – à savoir que tous les noirs sont les mêmes – pour nous insulter sans que ça ne scandalise certains partisans de la critique des a priori et on invoque le droit des pauvres à être racistes. Il est certain qu'il existe une manipulation de la question raciale par la chienlit socialeuse qui pourrait sembler justifier la revendication d'un droit au racisme mais il nous semble que derrière le racisme se cache une orthodoxie de la race c'est à dire un consensus implicite pour considérer certains pauvres inférieurs à d'autres. Nous sommes pour la pratique de l'injure, mais à condition que l'auteur les justifie publiquement et en assume toutes les conséquences. Il y a déjà quelque temps que les surréalistes ont revendiqué le rêve comme moment de la réalité, plus modestement nous revendiquons l'état d’ivresse comme moment réel de la vie d'un homme. Et ce d'autant plus que Yves T. était saoul de provocations et de lui même. Le vin ne donne pas d'idées à ce qui n'en ont pas. L'usage systématique de l'alcool comme explication de certains comportements nuit à la transparence des conflits et des accords. Nous sommes pour la guerre mais pas pour des fausses guerres, comme le serait une guerre raciale. Nous sommes très honorés que notre assemblée soit comparée à la démocratie grecque mais cette analogie ne nous est pas d'un grand secours pour ce qui est de la définition des pouvoirs réels de l'assemblée. Nous désapprouvons la comparaison soutenue publiquement, entre nous qui serions des citoyens et Yves T. qui serait le métèque, alors que c'est exactement l'inverse qui s'est produit. Nous avons été indignés que Jean-Pierre ait prétendu l'inverse, pour passer sous silence les véritables raisons du pugilat. Nous récusons de la même façon les explications psychologiques selon lesquelles la violence de la réaction de l'assemblée s'expliquerait par des penchants secrets de cette assemblée dont Yves T. aurait été le révélateur. Nous récusons le point de vue selon lequel tant l'attaque que la réaction à l'attaque auraient été identiquement misérables.
Un principe élémentaire de démocratie veut que les citoyens soient égaux devant l’assemblée : ce qui est exigé des uns comme clarté, précision et justification doit aussi valoir pour les autres. Le système deux poids/deux mesures que nous avons observé hier à l'œuvre nous rappelle trop la démocratie du vieux monde pour que nous nous taisions. Nous ne pensons pas qu'il existe de hiérarchie naturelle mais quand bien même ce serait le cas il serait impensable que le négatif à l’œuvre dans cette assemblée ne la travaille pas.

À BAS L'IMPLICITE, VIVE L'EXPLICITE !

Kader, Ousmane et Paola



POUR NOUS

Pour nous, l'assemblée n'est pas fondée. Tant que nous sommes là elle ne peut exister. Notre présence est obstacle à l'unanimité. Nous nous opposons à toute forme d'unanimité. Maintenant toute unanimité suppose le maintien d'implicites. Supposer qu'il y a une démocratie ici c'est accepter qu'elle puisse l'être implicitement. Il nous paraît que la démocratie est ici un "ça va de soi", accompagnée de ses velléités de votes, de ses droits divers et d'un possible tribunal. La proposition de Pierre d'une critique de la démocratie est stimulante. La démocratie n'existe pas. Pour l'instant, partout, donc ici, elle n'est qu'un préconçu idéologique et formaliste. Une assemblée qui se prétend telle ne peut résoudre les conflits d'une prétendue assemblée, pas plus qu'elle ne peut ramener à elle des conflits de personne à personne. L'assemblée ne peut demander la réparation d'un tort tant qu'elle n'existe pas. Mais tant que le préconçu de l'assemblée existe les conflits peuvent être utilisés comme instruments de pouvoir sur la confrontation. La mauvaise foi repose sur l'implicite de l'assemblée et vice-versa. Ainsi que l'a souligné Yves T. le premier vote fut une question de police.
Contrairement à ce qu'a dit Raphaël désignant le plafond, pour nous il n'y a pas le monde et nous. À l'étage il n'y a ni ciel politique ni cité religieuse. Nous n'attendons pas de rédemption et ne sommes ni purs ni rachetables. La confrontation telle qu'elle s'est préconçue en assemblée a également supposé l'identité individuelle. Les conflits sur la question raciale se sont posés en termes d'identité. L'assemblée comme devenir, donc comme création, ne peut que se manifester comme division perpétuelle et réflexion incessante sur cette division. L'identité comme préconçu ou comme résultat est ennemie de la division. Les interventions de Cheikh et de Pierre relancent la confrontation sur l'identité. Nous sommes là pour nous diviser. Nous sommes là pour la division. Nous sommes là pour l'exacerbation de la division.

Françoise, Frederik, Marcel, Yves T.


POST-SCRIPTUM

Le lendemain de notre arrivée, nous avons compris que la confrontation était ouverte à d'autres personnes. C'est pourquoi nous avons invité Yves T., pensant que la générosité contradictoire entre nous quatre pouvait être élargie. Nous sommes heureux que cette générosité ait pu être partagée par quelques-uns.

Maintenant, Maria a désigné Yves T. comme l'ennemi. Il n'a pas été discuté d'un préconçu ou d'un résultat de l'amitié. Jean-Pierre néanmoins a soulevé pour lui-même la question de l'amitié comme résultat. Pour nous, l'amitié n'est pas un "ça va de soi". Nous ne pensons pas qu'hier une prétendue assemblée ait parlé d'elle-même mais plutôt que différentes personnes ont essayé d'instaurer un tribunal sans aucune conviction. Nous ne sommes pas les amis des lyncheurs. Nous estimons qu'Yves T. en revenant hier, tout comme Kader, a été bon joueur. Nous sommes contre l'organisation. L'organisation se construit sur l'exclusion. Nous sommes contre toute exclusion.

mercredi 14 janvier 2015

Guy Debord ou l'ivresse infinie


Bien plus qu’un simple «  problème », un vice ou même une maladie, l’alcool fut d’abord pour Guy Debord une véritable passion, celle de toute une vie, pourtant étrangement absente de son œuvre, à l’exception du dernier ouvrage, Panégyrique, paru en 1989, où il révèle dans des pages admirables son goût immodéré pour la boisson.Une passion qui le conduira jusqu’à la mort, puisqu’atteint de polynévrite alcoolique, maladie incurable, particulièrement douloureuse et handicapante («  le contraire d’une maladie que l’on peut contracter par une regrettable imprudence  »), il se suicide un soir de novembre 1994 d’un coup de carabine dans le cœur.
Si l’ivresse était incontestablement chez Debord une critique en soi de la vie quotidienne, un moyen d’atteindre, à travers la fête et ses excès, à une vérité supérieure relevant de la poésie et de son dépassement dans l’existence, l’alcoolisme aggravé de l’auteur de La Société du spectacle ne constitue-t-il pas à son tour une critique radicale de sa vie et de son œuvre ? La dépendance et les pathologies qu’il contracta à travers cet amour irraisonné pour l’alcool ne peuvent-elles pas être tenues pour la plus sérieuse et la plus sévère des objections jamais faites à sa théorie et à sa pratique, elles qui prétendaient combattre dans une même guerre l’aliénation sous toutes les formes ? Cette addiction dans la consommation d’une substance, tout aussi délétère par certains côtés que bien d’autres, comme la drogue, dont Debord condamna en son temps l’usage, ne rentre-t-elle pas en contradiction farouche avec l’exigence de liberté absolue dont il s’est toujours prévalu  ?
«  L’alcool tue lentement.  » Ça tombe bien, on n’est pas pressé.
Si nous nous permettons une telle hypothèse, qui à bien des égards paraîtra scandaleuse et injuste à tous les disciples sectaires actuels — et ils sont nombreux — de l’un des penseurs les plus influents de ces quarante dernières années, c’est que Guy Debord lui-même semble nous y inviter. Dans Panégyrique, véritable apologie personnelle et autobiographie testamentaire, il s’étonne le premier que l’on n’y ait pas pensé avant: « Je suis d’ailleurs un peu surpris, moi qui ai dû lire si fréquemment, à mon propos, les plus extravagantes calomnies ou de très injustes critiques, de voir qu’en somme trente ans, et davantage, se sont écoulés sans que jamais un mécontent ne fasse état de mon ivrognerie comme d’un argument, au moins implicite, contre mes idées scandaleuses  ». Prenons-le aux mots et tentons de défendre l’indéfendable  : Guy Debord n’a plus besoin d’être lu, sa déviance éthylique a parlé contre lui et ses livres, il est d’ailleurs mort par où il avait péché, et nous-mêmes après tout, derniers représentants d’une génération à devoir subir encore son influence, qu’avons-nous à attendre à propos de la subversion et de la liberté de la part d’un vieil alcoolique qui n’a jamais su se défaire de sa hideuse dépendance ? Si nous partons du principe que la morale d’un saint se mesure à l’aune de sa vie, et que le plus vertueux est par conséquent le plus dangereux, ne faut-il pas admettre alors que Debord s’est révélé comme quelqu’un de bien inoffensif  ?
Il y a alcoolisme et alcoolisme, comme disent les alcooliques
Oui, on sait, Debord se soûlait en esthète, rien à voir avec l’alcoolisme vulgaire et abrutissant du commun, l’alcool était pour lui, on l’a dit, un moyen d’atteindre à la contemplation, de savourer « une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps  », et d’y trouver dans la consommation réitérée et partagée avec d’autres les moyens de remettre en cause l’organisation de la société tout entière et sa temporalité aliénante. Certes. Mais les raisons qui poussèrent Debord à boire étaient-elles seulement poétiques ou révolutionnaires ? Cette addiction qui n’a fait que croître avec les années ne cachait-elle pas autre chose, de disons moins louable, de moins reluisant  ? De plus prosaïque ? Debord donne encore dans Panégyrique quelques indices allant dans ce sens : « Je n’ai pas un instant songé à dissimuler ce côté peut-être contestable de ma personnalité… », un peu plus loin: «  Certaines de mes raisons de boire sont d’ailleurs estimables.  » Est-ce à dire que d’autres l’étaient beaucoup moins ? Il semble l’avouer à demi-mot. Pour partie contestable  ? Il le confesse. Le plus grand contempteur de notre société et de ses travers, auteurs d’œuvres aussi définitives que prophétiques sur sa décadence, était-il lucide quant à ses propres défauts  ? Ne voyait-il pas chez ses contemporains pour lesquels il n’avait aucune indulgence une propension qui lui était propre et qu’il ne pouvait que condamner? Plus simplement: les raisons qui le poussèrent à boire n’étaient-elles pas en grande partie les mêmes que celles qui poussaient les individus en masse à se soumettre consentants au joug de l’asservissement généralisé ?
La révolution dans la bouteille
Résumons la pensée de Guy Debord et tentons de voir à quel point il l’aura incarnée, seul critère pour nous pour pouvoir juger de sa vérité. La Société du spectacle est cet ouvrage faramineux paru en 1967 qui décrit avec une précision et une anticipation saisissantes les mécanismes de la domination spectaculaire, extension monstrueuse et omniprésente de la domination non moins totalitaire de la marchandise sur le monde. La théorie est un peu compliquée dans la forme (le verbiage hégéliano-marxiste rebute un peu au début, avant de séduire tout à fait) mais l’idée dans le fond est simple : dans les sociétés où règnent les conditions modernes de production comme la nôtre, les hommes sont séparés de leur activité, des autres et d’eux-mêmes (c’est le propre du travail: on ne comprend pas vraiment ce qu’on fait, à quoi ça sert, on ne comprend pas davantage les autres, on ne se comprend plus soi-même). Le mode de production et les produits se complètent donc à merveille pour maintenir les hommes séparés de leur vie, tout en leur proposant un ensemble de compensations illusoires. La marchandise est donc cette chose qui dépossède l’homme de lui-même en même temps que l’objet de son désir sans cesse déçu (il faut travailler pour pouvoir se l’acheter, une fois consommée, elle n’apporte aucune satisfaction durable), cette frustration perpétuelle assurant la reconduction permanente du système. Arrivée à un certain seuil d’abondance, cette marchandise se condense en images et s’intercale à tous les niveaux de la société. L’image (c’est-à-dire le monde en représentation de la marchandise) supplée alors des réalités défaillantes: moins on vit et plus on consomme, et avant tout des images, c’est-à-dire des représentations de vie plutôt que la vie elle-même (de la pub, de la télé, du dvd, bref, du spectacle). D’où un nivellement des goûts, une perte du jugement et de toutes formes de personnalité, au profit de la falsification généralisée des choses produites et des comportements (et tout devient insipide, de la bouffe à l’art, en passant par vos amis). Guy Debord est donc l’homme qui, avant même Mai 68, a si bien théorisé l’aliénation qui caractérise la condition de l’homme moderne, où l’individu se perd toujours davantage dans son travail, croit se retrouver un peu dans la consommation et s’abîme tout à fait dans les images; c’est lui qui, tel un nouveau Machiavel empreint de Marx et de La Boétie, a le mieux mis à nu les rouages subtils et implacables de cette gigantesque industrie de la consolation que représente la culture de masse. La question aiguisée par cette incomparable critique revient alors, plus tranchante encore, retournée contre son auteur : Guy Debord n’a-t-il pas dans sa vie cédé à son tour à une forme de consommation compulsive pour répondre, comme beaucoup, à un manque fondamental ? Ne peut-on pas affirmer qu’il cherchait lui aussi, comme tant d’autres à travers l’alcool, à suppléer une réalité défaillante, qu’il voulait, comme beaucoup, se consoler d’une séparation irréductible  ? Dans ce cas, Debord aura été, tout au long de sa vie, en contradiction avec ses idées radicales d’émancipation et de liberté et la mise en pratique qu’il exigeait des autres avec tant d’intransigeance.
La Société du spectacle écrit au jus de tomate
Ne nous fourvoyons pas sur la lucidité de l’un des plus grands critiques du xxe siècle. Cette clairvoyance froide, presque scientifique, de l’aliénation volontaire, Guy Debord ne devait pas manquer de l’appliquer à lui-même. La conscience de sa dépendance à l’alcool et des problèmes qu’elle peut poser sur son action intervient très tôt, puisqu’en 1962 (à seulement trente et un ans), sujet à des vertiges, à des impressions récurrentes d’évanouissement, à des nausées permanentes et à des difficultés pour bouger, il consulte à Cannes un médecin qui le somme d’arrêter de boire. Le corps de Debord paye déjà les longues années d’excès en compagnie des situationnistes, eux qui, en réponse à la dépossession du temps de notre société, prônaient la dérive, que l’on peut résumer par la déambulation approximative et incertaine dans les rues d’une ville entre deux comptoirs ou deux tournées de distance ou d’intervalle plus ou moins éloignés (nous avons tous, sans le savoir, pratiqué la dérive). Suivant un temps l’avis médical, il tente d’arrêter l’alcool, sans succès. Un an après, en avril 1963, exposé aux mêmes soucis de santé, nouvel essai, il se met au jus de tomate, tient un peu plus longtemps et commence par la même occasion la rédaction de La Société du spectacle. On doit peut-être au jus de tomate, au céleri et au Tabasco l’extraordinaire rigueur logique alliée à la plus grande profondeur d’analyse de cet ouvrage qui depuis a fait date, composé dans les rares moments de sobriété de son auteur. Mais très vite le naturel reprend ses droits, la beuverie perpétuelle, entre gens de bonne compagnie, recommence de plus belle. Si Guy Debord n’ignore rien des conséquences de son ivresse permanente sur sa santé, il ne peut ignorer non plus les dégâts conceptuels qu’une telle pratique excessive de la boisson peut infliger à sa théorie révolutionnaire en gestation. En 1966 est distribué à l’université de Strasbourg De la misère en milieu étudiant, un texte irrésistible d’une vingtaine de pages édité par les situationnistes et l’unef — que Debord n’a pas signé mais qu’il a relu et corrigé de sa main avant de le faire paraître — où est conspuée, entre autres, la consommation en masse de la drogue. Celle-ci est perçue par les situationnistes comme étant l’expression d’une misère autant sociale qu’intellectuelle qui refuse de voir et de comprendre l’oppression généralisée et l’esclavage marchand, et qui cherche dans une fausse quête de liberté une échappatoire dérisoire à ses impasses existentielles. L’alcool est soustrait à la critique, on ne sait par quel miracle, car comme expression de la misère sociale, on peut difficilement faire mieux. Il est vrai que pour Debord et ses amis continuellement enivrés, l’alcool est un instrument de libération, un moyen de réappropriation de son temps personnel, de son quotidien et de sa qualité irréductible. Pour les situs, être soûl, c’est déjà entrer en dissidence. Avaient-ils remarqué alors que la moitié de la France entrait tous les soirs plus qu’à son habitude, à table et le coude levé, dans une violente dissidence ?
La drogue c’est de la merde
Dépendant de l’alcool, tentant de s’en défaire, n’y réussissant pas, sermonnant avec véhémence les étudiants sur la drogue et ses méfaits, Debord ne peut pas ne pas nous faire penser au cliché un peu pathétique du vieux pilier de comptoir bourré du matin au soir qui tance dans un bar un jeune fumeur de pétards, «  la drogue c’est de la merde, tu vois pas la réalité en face, tu t’abîmes la santé avec ces saloperies », quelque chose comme l’image d’un Gainsbourg détruit tenant à peine debout marmonnant à la fin de sa vie sur une musique indigne de lui un incompréhensible «  Dis-leur de casser la gueule aux dealers  », un summum de tartuferie qui adolescents nous a toujours laissés narquois. À quarante ans passés, Debord est déjà bien atteint par les pathologies liées à son addiction, il a de plus en plus de mal à se déplacer, il a beaucoup grossi, de fréquentes crises de goutte l’obligent à marcher avec une canne. « J’aurais eu bien peu de maladies, si l’alcool ne m’en avait à la longue amené quelques-unes: de l’insomnie aux vertiges, en passant par la goutte. » écrit-il dans Panégyrique, oubliant pudiquement de mentionner l’une de ses plus désobligeantes, l’impuissance. Il reconnaît, avec une fierté de pochetron: «  Quoique ayant beaucoup lu, j’ai bu davantage. J’ai écrit beaucoup moins que la plupart des gens qui écrivent; mais j’ai bu beaucoup plus que la plupart des gens qui boivent.  » La production, si ce n’est la qualité, de ses œuvres s’en ressent. Il tourne bien un cinquième film (rappelons-le, Debord a commencé comme cinéaste, et non comme théoricien ou écrivain), In girum imus nocte et consumimur igni, certes l’un de ses plus beaux, dirige de manière plus ou moins occulte une collection chez Champ libre, y fait éditer sous son nom Cette mauvaise réputation…  et Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici en forme de règlements de comptes où il prend pour ennemis des journalistes… On a connu plus dangereux comme adversaires, surtout lorsqu’ils sont de Minute ou du Journal du dimanche. S'ajoute enfin ses Commentaires sur le société du spectacle, où il se commente lui-même... Tout ça sur vingt ans. Il a beau prétendre n’avoir «  ni joué ni dormi » toutes ces années, et ne s’être lui et ses amis à aucun moment «  sentis gênés  » de leurs excès, on a du mal à le croire, et l’ataraxie dont il se prévaut du fond de sa maison à Arles ou à Champot ressemble davantage à une retraite anticipée forcée qu’à un réel repli stratégique.
Le vin triste
Qu’est-ce qui poussait Debord à boire avec autant de constance que d’excès  ? À aucun moment il ne songe après la parution de La Société du spectacle à se modérer ou à arrêter. Il produira de moins en moins, boira de plus en plus, sombrera dans une mélancolie qui ne fera que s’aggraver avec le temps, tout comme son état de santé. Il semblerait que Debord ne se soit jamais départi tout au long de sa vie d’une indéfectible nostalgie, et c’est peut-être l’une des explications les plus probables de son amour tragique pour la boisson, épris qu’il était en permanence d’un regret perpétuel pour les choses passées ou disparues dont il ne s’est jamais défait. Le ton à la fois lyrique et détaché propre de Debord l’exprime d’ailleurs parfaitement; le dégoût de son époque et de sa laideur prend ses racines en lui dans un amour irrésolu du passé, ou dans une nostalgie tout entière retournée vers un avenir révolutionnaire lui aussi idéalisé. L’essentiel étant de refuser absolument le présent, même sous couvert de se réapproprier son quotidien dans l’alcool et la fête sans cesse recommencée. Dans In girum imus nocte…, on peut entendre cette triste confession : «  Le temps brûlait plus fort qu’ailleurs, et manquerait. On sentait trembler la terre. Le suicide en emportait beaucoup. “ La boisson et le diable ont expédié les autres ”, comme le dit aussi une chanson. À la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue. » Debord n’a pas quarante-sept ans, l’alcool le tient et le suicide le hante. Michèle Mochot témoigne du caractère de Debord qu’elle a connu jeune et longtemps : «  Je ne me souviens pas d’un seul fou rire de Guy. On était tristes, nostalgiques. Guy était courageux dans ses dégoûts parce qu’il était indifférent à la plupart des gens et des choses. Il disait “ La gaieté est vulgaire ”.  » La disparition, le révolu, le cours irréversible des choses sont des thèmes presque obsessionnels chez Debord, on pourrait même dire qu’ils constituent la trame toujours présente de son œuvre, comme une tonalité de fond sourde et indissociable qui n’est rien d’autre que l’expression de son nihilisme qu’il n’a jamais voulu, ou pu, surmonter. Il semblerait que Debord fût atteint de ce mal que Nietzsche nomme « le ressentiment contre le temps  » si répandu chez les personnes de sa génération, ou la mélancolie telle que Lacan l’a définie, qui refuse l’instant présent et ses responsabilités concrètes, notamment vis-à-vis de l’Autre, préférant le soumettre au passé glorieux des luttes d’antan ou le transporter aux possibilités infinies d’un avenir ouvert. Toujours chez Debord en effet le passé et l’avenir paraissent mieux aimés, davantage désirés que le présent, et même s’il répète à l’envi «  mon temps a été le présent  » (et non pas mon temps est le présent, ce qui est révélateur) en référence à son engagement total dans son « incessante guerre » qu’il n’a jamais reniée, ou s’il jure n’avoir toute sa vie souscrit qu’à une «  participation immédiate à une abondance passionnelle de la vie », son œuvre laisse apparaître de plus en plus les stigmates d’une nostalgie inguérissable, un dégoût du présent toujours égal, et de moins en moins les transports enthousiastes d’un avenir à conquérir.
Le boire et le désespoir
L’hédonisme forcené de Guy Debord ne doit pas nous tromper, c’est même l’une des preuves a contrario les plus manifestes de ce désespoir, les plus grands « épicuriens » étant, c’est bien connu, de grands désespérés qui ne s’ignorent qu’à moitié. Debord n’a qu’une conscience trop aiguë de la brièveté de la vie, du passage et de l’engloutissement des lieux, des choses et des êtres dans le cours indéfini du temps, on pourrait même affirmer que c’est là l’origine de sa révolte, une révolte contre l’irréversible, tant politique que temporel. Il donne sa vision de l’existence, citant Henry IV de Shakespeare : « Ô gentilshommes, la vie est courte… Si nous vivons, nous vivons pour marcher sur la tête des rois. » Plus dramatiques, les vers de l’Iliade qu’il reprend à son compte : «  Pourquoi me demander mon origine? Les générations des hommes sont comme celles des feuilles. Le vent jette les feuilles à terre, mais la féconde forêt en produit d’autres, et la saison du printemps revient; de même la race des humains naît et passe.  » Plus tragiques encore, les mots de Xerxès pour expliquer ses larmes devant le passage de son armée: « J’ai pensé au temps si court de la vie des hommes, puisque, de cette multitude sous nos yeux, pas un homme ne sera encore en vie dans cent ans. » Quand ce ne sont pas enfin les phrases définitives de l’Ecclésiaste  : « Toutes choses ont leur temps, et tout passe sous le ciel après le terme qui lui a été prescrit […] Il vaut mieux voir ce que l’on désire, que de souhaiter ce que l’on ignore: mais même cela est une vanité et une présomption de l’esprit… Qu’est-il nécessaire à un homme de rechercher ce qui est au-dessus de lui, lui qui ignore ce qui lui est avantageux en sa vie pendant les jours qu’il est étranger sur la terre, et durant le temps qui passe comme une ombre?  » On voit bien que Debord, loin d’avoir fui la fuite du temps, l’a regardée en face, et contemplée plus qu’il n’est nécessaire, mais il semblerait qu’il n’ait jamais surmonté la tristesse infinie que ce spectacle éveillait en lui, ou alors avec l’alcool, trouvant dans la bière, le vin ou la vodka de Russie («  dès le réveil  ») de puissants sédatifs à la mesure de la violence de son désespoir.
L’alcool comme surplomb temporel

Comme le dit Kierkegaard, que Debord, fin lettré et grand érudit, s’est bien gardé — tout comme Nietzsche — de citer  : «  Désespérer du temporel ou d’une chose temporelle, si c’est vraiment du désespoir, revient au fond au même que désespérer quant à l’éternel et de soi-même, formule de tout désespoir  », montrant ainsi que tout désespoir regarde l’éternité. On peut dire de Debord au fond qu’il aura désespéré du temporel, qu’il aura désespéré de l’éternel, et donc désespéré de lui-même — lui aussi, comme tant d’autres, après tout — qu’il aura certainement vu sa faiblesse de prendre tant à cœur le temporel, sa propre faiblesse de désespérer, mais qu’il aura refusé, c’est le moins que l’on puisse dire, de voir l’éternité dans l’histoire ou en lui-même, encore moins de se laisser consoler ou élever par cette pensée. Sa consolation à lui fut l’alcool, seule voie d’accès pour lui à un surplomb tenable sur le temps, mais il aura peut-être manqué dans cette relation tronquée au temporel le vrai rapport au temps, qui est celui de l’instant, qui est aussi le temps de l’Autre, avec les responsabilités immédiates et concrètes qu’il pose — en témoignent son culte de l’amitié qui peut être vu comme le déni de la relation commune et de l’altérité, ou encore sa pratique de l’exclusion et de la rupture brutale qui peut être interprétée comme la volonté permanente de contrôler l’incontrôlable, à savoir la disparition et la mort des autres, c’est-à-dire le temps lui-même. On peut également voir dans son exil auvergnat une même stratégie d’évitement, et dans le suicide final un ultime refus du temps de la mort (il aura, d’une certaine manière, tué la mort en lui.) Debord aura-t-il pour autant manqué son œuvre ? Nous sommes loin de le penser, même si lui-même reconnaît du fait de ses excès répétés avoir bien peu produit (deux revues activistes, six films usant et abusant du détournement, six livres — de moins de cent pages pour la plupart —, quelques traductions, beaucoup de lettres d’insultes), ce qu’il nous a laissé pourtant reste précieux à nos yeux, sa critique de la vie quotidienne nous paraissant irremplaçable et toujours efficiente, même si la solution qu’il prétendait apporter pour renverser le système nous paraît aujourd’hui l’œuvre d’un homme ayant effectivement rarement dessoûlé (reprenant Baltasar Gracián  : « il y en a qui ne se sont soûlés qu’une seule fois, mais elle leur a duré toute la vie  »). Comment en effet prendre complètement au sérieux quelqu’un qui recommande, pour abolir tout à la fois la séparation des individus, l’économie marchande et l’État, de donner le pouvoir aux conseils ouvriers, à des assemblées prolétaires autonomes, afin que chaque homme puisse, dans la situation et la dérive, devenir l’artiste de sa propre vie ? «  Ne travaillez jamais » demeure la phrase la plus célèbre de Debord passée à la postérité, «  L’argent n’est pas un désir de l’enfance », ajoutait-il ; on peut maintenant avouer que Debord, sous cet angle subjectif que nous avons ouvert avec Nietzsche et Kierkegaard, nous offre désormais l’image désacralisée mais combien plus touchante (au-delà de celle, virile et un peu ridicule, du stratège de guerre féru de récits de grandes batailles et d’armes à feu qu’il a bien voulu donner) d’un petit enfant têtu qui demeura enfermé dans le trop grand sérieux de son négativisme boudeur, qui refusa obstinément le monde des adultes et sa temporalité, mais qui sut demander à la fin, ayant peut-être entrevu la possibilité d’un péché à demi avouable, qu’on lui pardonnât ses fautes.

                                                                  Frédéric Gournay

Extrait de Portraits de social-traîtres, recueil d'essais paru aux éditions de L'irrémissible (www.frederic-gournay.com)