mercredi 20 avril 2016

Bouddhisme et profit



        La mode du bouddhisme en occident et tout particulièrement aux États unis ces dernières années ne doit rien aux martyrs tibétains et à ses descriptions hagiographiques hollywoodiennes illustrant avec style et esthétisme la souffrance de ces moines torturés ou massacrés en toute impunité par l’armée chinoise. L’influence grandissante qu’exerce cette « religion » millénaire n’est en effet nullement une résurgence ou une répétition de l’exemple chrétien : que des hommes meurent pour leurs idées ne suffit plus à inspirer la foi et n’emporte plus l’adhésion des foules. Non, si le bouddhisme marche si bien dans nos sociétés occidentales, c’est que sa caricature s’y est propagée et a servi à son insu un style de vie souvent à l’opposé de son enseignement.

    Les États unis comme à leur habitude, toujours à la pointe de la nouveauté en matière de falsification, furent les précurseurs de cette récupération éhontée, mettant à profit cette « philosophie » à des fins pour le moins discutables. Il faut dire que le bouddhisme, légèrement arrangé ou subtilement déformé, peut se révéler fort utile pour des Occidentaux déprimés, en crise de foi religieuse ou en manque de significations métaphysiques. Ce bouddhisme indu représente tous les avantages de la religion et de la philosophie réunies sans en comporter les inconvénients : rapidement enseigné – c’est comme le yoga, quelques cours suffisent et l’on se sent déjà mieux –, il ne possède ni les contraintes morales de notre bon vieux catholicisme, ni surtout la difficulté réflexive insurmontable de la philosophie européenne ou anglo-saxonne. Être bouddhiste, de notre temps, c’est être assuré d’un bien-être zen et d’un karma sur la bonne voie à peu de frais, sans s’encombrer d’un mode de vie trop contraignant ou d’une réflexion trop compliquée.
    La confusion qui est à l’origine de la rencontre du mode de vie américain et du bouddhisme repose sur un malentendu qui porte sur la notion de profit. On peut en effet résumer l’enseignement bouddhiste à cette notion élémentaire : il s’agit d’apprendre à profiter du moment présent, dans une contemplation et une jouissance immanentiste, au terme d’une rupture avec le monde du devenir. Vous avez dit profit ? Jouissance ? Contemplation ? Délivrance ? Il n’en fallait pas plus pour que cette « religion » délicieusement exotique aux principes simples ne s’emparât de milliers d’âmes bouffies de cupidité et de remords. Débarrassé de la culpabilité et de la raison, les deux piliers de notre civilisation et de notre éducation, l’Occidental moyen trouve avec ce bouddhisme new-age le moyen de perpétuer un mode de vie hédoniste, de profiteur et de jouisseur, tout en continuant à espérer un sort meilleur dans une autre vie.
    Oubliées la parole de bouddha, la difficile interprétation de la roue de l’existence, les terribles exigences de la conduite pure, les dix obligations ou les laborieuses conditions de l’éveil, cette nouvelle conduite quelque peu vidée de sa substance offre à l’esprit désœuvré une reconversion « spirituelle » à peine déguisée de son précédent mode de vie amoral : on profite toujours du moment présent, dans un même refus du temps comme devenir (puisqu’il y est décrit comme répétition), dans une identique négation d’un quelconque sens historique – qui risquerait trop peut-être de dévoiler l’histoire d’une libération sociale – et donc dans une absence totale de toute conscience politique (ah, les vertus de la paix et de la non-violence...) Tout comme dans notre système économique actuel, c’est la notion d’accomplissement personnel qui l’emporte. Ainsi réduit à sa version laïque, le bouddhisme est devenu la religion néo-libérale par excellence, la philosophie capitaliste parfaite. Certes, on change « un peu » de mode de vie, mais Dieu merci, ou plutôt merci Bouddha, le luxe, l’argent et l’or ne sont pas condamnés ni même les spectacles, le commerce ou l’enrichissement. Quant à devenir vraiment moine – c’est à dire, dans la pauvreté, prendre la seule et authentique voie vers l’éveil – on fera comme l’on faisait avant avec son artefact de morale : on remettra ça à plus tard, et dans le cas présent, dans une autre vie.


    Cette version light du bouddhisme, à usage strictement privé, sans dogme ni esprit critique, représente une insulte pour la religion – un moine n’entrevoit « l’illumination » qu’au bout de nombreuses années de pratiques assidues et de renoncements innombrables – tout autant qu’un affront fait à la philosophie, qui nécessite tout autant d’années d’études et d’efforts pour un résultat, il est vrai, moins illuminé. Ce mépris et cette confusion hélas sont assez caractéristiques de notre époque. Il faut dire que nous sommes passés du baba cool au new-age, et que ce bouddhisme au rabais, vieille réminiscence de l’hindouisme hippie des années soixante-dix, est destiné aux personnes de la même génération, soucieuses comme avec l’opium ou le haschisch en leur temps de jouir rapidement et de s’endormir ensuite sur leurs problèmes, le tout dans un pacifisme bien pratique qui refuse la guerre à une époque pourtant où il y a tant de choses à combattre.

Extrait du recueil Textes en liberté
à paraître prochainement aux éditions de L'irrémissible



mercredi 13 avril 2016

Jusqu'au bout - 3 -



        Le ton monte. Jusque-là, nous avons été gentils, très sages. Calmes comme il faut, bien élevés. Ça ne va pas durer, ça ne peut pas continuer. Vous comprenez ? Nous n’avons pas le choix. Si vous saviez à quel point nous aurions aimé être comme vous, exactement pareils que vous. Combien aurions-nous préféré être soulagés de cette vaine obstination qui ne témoigne que de l’impossibilité d’être parmi vous, débarrassés de ce narcissisme obtus qui ne rencontre que l’agrément des plus incapables. Mais nous n’avons pas choisi. Et nous ne savons pas d’où vient la malédiction, qui nous a empoisonnés, et pourquoi. La tâche est là, le but devant. Et vous êtes entre nous et le but.
    Ce qui se dresse devant nous : La paresse. La télévision. La fatigue. La contemplation hébétée de tous les écrans. Une nourriture trop riche. Le cinéma. Les amis. Internet. Les fringues. L’alcool. Les pleureuses. Les geignards. Et toutes les manies d’enfant gâté. Le travail salarié. Les gadgets. Les objets. La masturbation. Et plus généralement toutes les choses qui tiennent dans la main : livres reliés, disques en éditions limitées, beaux ouvrages et collectors. Et autres hochets. La drogue. L’argent. Le chantage affectif. Les crédits. Les demandes d’amour. Les traites. Les sollicitations en tout genre. Les bibliothèques. Les discothèques. Les inscriptions municipales. Des papiers d’identité.

    Ce qui est de notre côté : La faim. La soif. Le manque. Une mauvaise santé. L’hygiène. Le sport. Les plages. La lecture. Les mêmes chaussures. Un ou deux compagnons de route, même faux, même illusoires (« même pas mal. ») L’absence de confort. La paranoïa. L’envie de tout foutre en l’air. Une enfance confisquée. Une adolescence difficile. Des études ratées. Quelques amours impossibles. Le cœur brisé et une tête fêlée. L’absence de dogme. Le refus de la croyance, à l’exception de celle-ci : vos arguments sont nuls, c’est démontrable. Une pratique politique du sexe. Quelques livres bien torchés. Quelques disques bien violents. Un certain sens de la fête. Mais également la tempérance, la continence. L’abstinence. Une certaine impatience aussi. Le désir d’aller jusqu’au bout.





Extraits du recueil Futurs contingents
paru aux éditions de l'irrémissible


mercredi 6 avril 2016

Jusqu'au bout - 2 -






        Il faut en parler. Ça n’intéresse personne mais il faut en parler. Le dire. Raconter. Raconter ce qui ne se raconte pas. Quoi ? L’indicible, l’ineffable ? Non. La violence du monde ? La souffrance ? La douleur infinie ? Non plus. L’injustice alors ? La folie, le délire omniprésent ? Encore moins. Ah oui, la comédie sociale, la parodie permanente, la tragédie de l’existence, le grotesque de sa mise en scène à peine croyable ? Même pas. Mais le vide, les instants perdus, le temps qui s’écoule et ne va nulle part ; les égarements, les plaisirs solitaires, la détresse coupable, le narcissisme triste, le romantisme sordide, les regrets diffus, le lyrisme des espoirs déçus. Ou encore : les oublis, les manquements, le silence du rien, la vacance, l’abrutissement volontaire, le lent renoncement, l’abandon, la nullité. Tous ces moments où il ne se passe rien, ces heures qui ne servent à rien, et qui ne se racontent pas, qui ne peuvent se dire autrement qu’en termes de « merdeux », de « merdiques », de « chiants », ou de « nuls. » Ce ne sont donc pas le nombre de voyages faits, de livres lus ou de disques écoutés, de filles baisées et de trucs achetés, mais bien tout ce qui ne compte pas, ou qui ne peut se compter, tous ces moments inutiles qui énoncent au creux de l’oreille ce qui ne peut s’entendre que dans le vide et l’absence : que le plus important est peut-être là.


Extraits du recueil Futurs contingents
paru aux éditions de l'irrémissible
www.frederic-gournay.com