La
mode du bouddhisme en occident et tout particulièrement aux États
unis ces dernières années ne doit rien aux martyrs tibétains et à
ses descriptions hagiographiques hollywoodiennes illustrant avec
style et esthétisme la souffrance de ces moines torturés ou
massacrés en toute impunité par l’armée chinoise. L’influence
grandissante qu’exerce cette « religion » millénaire
n’est en effet nullement une résurgence ou une répétition de
l’exemple chrétien : que des hommes meurent pour leurs idées
ne suffit plus à inspirer la foi et n’emporte plus l’adhésion
des foules. Non, si le bouddhisme marche si bien dans nos sociétés
occidentales, c’est que sa caricature s’y est propagée et a
servi à son insu un style de vie souvent à l’opposé de son
enseignement.
Les
États unis comme à leur habitude, toujours à la pointe de la
nouveauté en matière de falsification, furent les précurseurs de
cette récupération éhontée, mettant à profit cette
« philosophie » à des fins pour le moins discutables. Il
faut dire que le bouddhisme, légèrement arrangé ou subtilement
déformé, peut se révéler fort utile pour des Occidentaux
déprimés, en crise de foi religieuse ou en manque de significations
métaphysiques. Ce bouddhisme indu représente tous les avantages de
la religion et de la philosophie réunies sans en comporter les
inconvénients : rapidement enseigné – c’est comme le
yoga, quelques cours suffisent et l’on se sent déjà mieux –,
il ne possède ni les contraintes morales de notre bon vieux
catholicisme, ni surtout la difficulté réflexive insurmontable de
la philosophie européenne ou anglo-saxonne. Être bouddhiste, de
notre temps, c’est être assuré d’un bien-être zen
et d’un karma
sur la bonne voie à peu de frais, sans s’encombrer d’un mode de
vie trop contraignant ou d’une réflexion trop compliquée.
La
confusion qui est à l’origine de la rencontre du mode de vie
américain et du bouddhisme repose sur un malentendu qui porte sur la
notion de profit.
On peut en effet résumer l’enseignement bouddhiste à cette notion
élémentaire : il s’agit d’apprendre à profiter
du moment présent,
dans une contemplation et une jouissance immanentiste, au terme d’une
rupture avec le monde du devenir. Vous avez dit profit ?
Jouissance ? Contemplation ? Délivrance ? Il n’en
fallait pas plus pour que cette « religion »
délicieusement exotique aux principes simples ne s’emparât de
milliers d’âmes bouffies de cupidité et de remords. Débarrassé
de la culpabilité et de la raison, les deux piliers de notre
civilisation et de notre éducation, l’Occidental moyen trouve avec
ce bouddhisme new-age
le moyen de perpétuer un mode de vie hédoniste, de profiteur et de
jouisseur, tout en continuant à espérer un sort meilleur dans une
autre vie.
Oubliées
la
parole de bouddha,
la difficile interprétation de la
roue de l’existence,
les terribles exigences de la
conduite pure,
les dix
obligations
ou les laborieuses conditions de l’éveil,
cette nouvelle conduite quelque peu vidée de sa substance offre à
l’esprit désœuvré une reconversion « spirituelle » à
peine déguisée de son précédent mode de vie amoral : on
profite toujours du moment présent, dans un même refus du temps
comme devenir (puisqu’il y est décrit comme répétition), dans
une identique négation d’un quelconque sens historique – qui
risquerait trop peut-être de dévoiler l’histoire d’une
libération sociale – et donc dans une absence totale de toute
conscience politique (ah, les vertus de la paix et de la
non-violence...) Tout comme dans notre système économique actuel,
c’est la notion d’accomplissement
personnel qui
l’emporte. Ainsi réduit à sa version laïque, le bouddhisme est
devenu la religion néo-libérale par excellence, la philosophie
capitaliste parfaite. Certes, on change « un peu » de
mode de vie, mais Dieu merci, ou plutôt merci Bouddha, le luxe,
l’argent et l’or ne sont pas condamnés ni même les spectacles,
le commerce ou l’enrichissement. Quant à devenir vraiment moine
– c’est à dire, dans la pauvreté, prendre la seule et
authentique voie vers l’éveil – on fera comme l’on
faisait avant avec son artefact de morale : on remettra ça à
plus tard, et dans le cas présent, dans une autre vie.
Cette
version light
du bouddhisme, à usage strictement privé, sans dogme ni esprit
critique, représente une insulte pour la religion – un moine
n’entrevoit « l’illumination » qu’au bout de
nombreuses années de pratiques assidues et de renoncements
innombrables – tout autant qu’un affront fait à la
philosophie, qui nécessite tout autant d’années d’études et
d’efforts pour un résultat, il est vrai, moins illuminé. Ce
mépris et cette confusion hélas sont assez caractéristiques de
notre époque. Il faut dire que nous sommes passés du baba cool
au new-age,
et que ce bouddhisme au rabais, vieille réminiscence de l’hindouisme
hippie des années soixante-dix, est destiné aux personnes de la
même génération, soucieuses comme avec l’opium ou le haschisch
en leur temps de jouir rapidement et de s’endormir ensuite sur
leurs problèmes, le tout dans un pacifisme bien pratique qui refuse
la guerre à une époque pourtant où il y a tant de choses à
combattre.
Extrait du recueil Textes en liberté
à paraître prochainement aux éditions de L'irrémissible