Étrange
génération allemande, presque entièrement amnésique, qui ne
connaît pas l'histoire révolutionnaire de son propre pays, à peine
son Histoire tout court, alors que c'est pour moi l'autre versant qui
m'intéresse ; il n'y a pas que l'histoire des Juifs et des
nazis, il y a aussi celle des mouvements révolutionnaires,
l'aventure de la lutte armée. Ben reste persuadé que Rosa Luxemburg
est une chanteuse allemande, comme Marlène Dietrich, du début du
vingtième siècle. Cette génération connaît-elle toujours les
noms d'Andreas Baader, de Gudrun Ensslin, d'Ulrike Meinhof, de Horst
Mahler, de Brigitte Asdonk ? J'en doute, le nom de La
Bande à Baader peut-être,
que Ben doit confondre avec la bande à Basile, les interprètes
inoubliables de La
chenille. Les
plus fougueux et les plus courageux – ou les plus fous ? –
de nos ainés ont rêvé la révolution ; certains d'entre eux
ont pris tous les risques et l'ont payé souvent de leur vie pour
tenter de la mettre en œuvre. Et nous ? De quoi rêvons-nous
encore ? Appartiendrions-nous à la première génération
depuis deux cent ans à ne plus la vouloir ? À ne même plus
pouvoir la rêver ? Comment peut-on se satisfaire seulement de
ce qu'est le monde ? Comment ne pas vouloir le changer ? Du
tout au tout ? N'est-ce pas là le moindre des désirs de
la jeunesse ? Cet idéal révolutionnaire, je l'ai partagé,
avec d'autres, plus d'un point de vue théorique que pratique il est
vrai. Ce qui m'attirait, c'était l'idée romantique de l'aventure
elle-même, plus que la libération des masses exploitées – je
n'ai jamais sacralisé le travail, comme le font les marxistes et les
bourgeois, je ne vois pas pourquoi j'aurais dû épouser la cause et
la condition des travailleurs –, ce que je voulais, c'était me
jeter corps et âme dans une bataille, sans doute perdue d'avance,
d'être seul contre tous, à incarner une figure de liberté absolue
face à la servitude généralisée. Puisqu'il n'y avait plus de
grande guerre où être un héros, que toutes les parties du globe
avaient été découvertes et que l'on ne pouvait plus être un
aventurier, puisque toutes les idéologies s'étaient écroulées sur
elles-mêmes, puisque nous arrivions toujours, comme le chantait
Daniel Darc de Taxi Girl dans Paris,
par
hasard et trop tard, il nous restait encore la possibilité de livrer
un dernier combat pour l'honneur et la gloire, de mourir en
combattant, les armes à la main, plutôt que de vivre en rampant.
Avec Marc, nous étions tombés littéralement amoureux de Florence
Rey, la coresponsable de la tuerie de Vincennes où trois policiers
avaient été abattus ainsi qu'un chauffeur de taxi. La photo de
police diffusée dans la presse, où on la voyait le visage
légèrement de trois-quart, ne respectant pas la pose de face
obligatoire à l'identification judiciaire, la balafre à la joue et
le regard défiant la société tout entière, nous avait touché
droit au cœur tant elle incarnait à nos yeux toute la beauté
insurrectionnelle, à tel point que nous avions voulu appeler notre
groupe Les
Florence Rey, avant
qu'un manager et un représentant d'une maison de disque nous disent
que ce n'était tout simplement pas possible. Elle et son compagnon
Audry Maupin, tué par la police, nous avaient fait penser évidemment
à Jean-Marc Rouillan et à Nathalie Ménigon d'Action Directe, à
Georges Cipriani et à Joëlle Aubron, davantage encore à Andreas
Baader et à Gudrun Ensslin de la Fraction Armée Rouge, Bonnie &
Clyde modernes qui avaient su vivre leurs convictions jusqu'au bout,
préférant encourir le risque d'être emprisonnés à vie ou de
tomber sous les balles plutôt que de se soumettre. La
liberté ou la mort était
leur dogme, il représentait encore toute notre foi. Aurions-nous été
vraiment capable d'entrer dans une guérilla urbaine, Marc et moi ?
On avait bien fait quelques voitures ensemble et vendu de la drogue
– voilà tout pour notre pratique de la clandestinité –,
mais de là à prendre les armes et à vouloir tuer, il y avait un
abyme. Le soir des élections où Jacques Chirac accédait pour la
première fois à la présidence de la république, lui et moi avions
eu envie de tout foutre en l'air, de mettre le feu ; on avait
traversé tout Paris, il n'y avait personne dans les rues, il ne se
passait rien. On avait fini par se bourrer la gueule dans un bar,
terminant la soirée en compagnie d'un clochard de la Porte de
Clignancourt surnommé le Crabe, en raison d'une de ses mains
qui n'avait que deux doigts, chantant avec lui sur le trottoir
Jacques
Chirac, va te faire enculer.
Ça résumait tout. Le lendemain, on avait repris la guitare et la
batterie, les seules armes qu'on possédait et qu'on savait manier
les yeux fermés, pour tenter de foutre le bordel.
Dire que j'ai
bandé pour ça, pour la révolution, je l'avais presque oublié.
Chacun est le meilleur révisionniste de sa propre histoire,
n'hésitant pas à réécrire le passé selon ses intérêts du
présent. Ai-je vraiment changé ? Je n'ai pas l'impression,
j'ai toujours envie de tout foutre en l'air. Quand je suis sorti
l'année dernière avec Béatrice, la meilleure amie de Ben, au
moment le plus critique de ma vie, je lui ai demandé la liste des
éléments disponibles en vente-libre pour pouvoir fabriquer une
bombe artisanale, je savais qu'en tant que restauratrice d'œuvres
d'art elle avait fait de longues études d'Histoire de l'art et des
études tout aussi poussées de chimie. Elle a flippé et a refusé
de me donner les ingrédients et la recette. Je n'étais qu'à moitié
sérieux. C'était surtout pour lui signifier que j'étais maintenant
engagé dans une autre aventure, celle de l'écriture, où
j'entendais tout faire exploser, mais d'une autre manière, à
commencer par l'ensemble des catégories de la pensée qui sont à
l'origine de toutes nos distinctions sociales, et que dans ce nouveau
combat il n'y avait que peu de place pour l'amour, encore moins pour
des enfants. Si elle a dû mal à me comprendre, elle a respecté, de
la plus belle des manières, cet engagement dans une voie que je
savais sans retour. Au terme d'une séparation particulièrement
douloureuse pour elle, elle m'a écrit une longue lettre où elle
finissait par me rappeler que le cadeau qu'elle m'avait ramené
d'Istanbul était destiné, dans cette aventure qu'elle devinait plus
difficile et plus incertaine qu'aucune autre, à me protéger du
mauvais œil.
Lanzo
va jeter sa canette et la mienne dans l'un des sacs poubelle
qu'Hildegarde a sortis. Tous s'emploient sans un mot à ramasser les
restes du repas et les bouteilles vides, séparant le verre du
papier, la nourriture des emballages. À défaut de conscience
politique, au moins font-ils preuve d'un indubitable sens écologique,
au parc comme à la maison où le tri sélectif est une affaire avec
laquelle on ne plaisante pas. Ils s'empoisonnent de bon cœur, tout
comme moi, le foie et les poumons avec des substances cancérigènes,
mettant en péril leur santé et leur futur, cela ne les empêche pas
de se sentir concerné par le devenir de la planète sur plusieurs
siècles. Comme si la nourriture bio, la voiture électrique, les
panneaux solaires, les murs végétalisés et les toilettes sèches
suffisaient combler tous leurs rêves d'avenir, alors que leur
condition concrète d'existence, comme la mienne faite de précarité
en incertitudes tant au niveau du travail comme du logement,
s'apparente de plus en plus à de l'improvisation et à de la survie.
De toute la bande, Veronika est la plus engagée ; elle-seule a
conservé un peu de la culture révolutionnaire des Grünen, les
Verts allemands, en se déclarant ouvertement militante, convaincue
qu'elle se battra toute sa vie et jusqu'à son dernier souffle pour
la cause qu'elle s'est choisie : le sort des animaux. Elle ne
supporte pas leurs souffrances, leur conditionnement inhumain et la
cruauté de leur mise-à-mort par l'industrie agro-alimentaire ;
à leur sujet elle n'hésite pas à parler de camps de
concentration et de génocide. Pendant tout le
pique-nique, elle s'est tenue à distance du grill, affichant devant
nos sandwichs une moue de dégoût, aux côtés d'un Hans qui, plus
chargé qu'un veau aux hormones et qu'un poulet aux antibiotiques,
partage la quasi totalité de ses opinions. Elle pousse son activisme
jusqu'à ne pas porter de cuir et à ne pas manger de miel, éléments
symbolisant pour elle tout le scandale de l'exploitation d'êtres
vivants par des humains aussi égoïstes que suicidaires. Elle ne se
décourage pas de convertir ses proches à son unique point de vue,
ce qui lasse par moments ses amies les plus fidèles comme
Hildegarde, qui fait parfois semblant de l'écouter en regardant Ben
d'un air complice, ce dernier ne manquant pas une occasion de
déclarer tout l'amour passionné qu'il porte à la viande grillée
et à la charcuterie.
L'ivresse avançant avec l'heure, je me dis que
je croquerais bien dans cette belle statue de viande aux solides
épaules et aux gros seins que représente à mes yeux Veronika ;
ce n'est pas son prosélytisme qui me touche, bien au contraire, le
militantisme m'a toujours ennuyé – même si elle démontre
magnifiquement que l'on peut être végétarienne et être aussi
incarnée que la première omnivore venue –, mais le contraste
émouvant entre sa stature de grande blonde et une fragilité
assumée, le fait qu'à son âge elle ait conservé une sensibilité
de petite fille apeurée qui s'identifie à un animal sans défense
perdu dans un monde si cruel. À presque 27 ans, elle garde encore
des manières de gamine ; il n'est pas rare de la voir mettre
fin à une conversation dont l'issue ne lui plaît pas en tournant
brusquement des talons et en allant bouder de manière caricaturale
dans un coin, ce qui met davantage en valeur ses lèvres pulpeuses
soulignées de rouge, ou de sauter de joie en tapant des mains quand
on agrée l'un de ses caprices. Plus je la regarde et plus elle me
donne faim. Accepterait-elle d'embrasser un garçon qui vient de
manger de la viande ? Ou fera-t-elle comme Assia avec le porc,
en détournant ostensiblement une tête écoeurée ? Il y a des
choses bien plus dégoûtante dans le monde, il me semble, que la
viande morte et le sort des animaux en batterie. J'aime les bêtes,
depuis tout petit, mais je n'oublie de quoi elles sont capables en
liberté et quelle est leur loi : manger ou être mangé. J'ai
toujours eu du mal à comprendre ces personnes qui se soucient
davantage de la souffrance des animaux que de la misère des hommes,
comme ces grands-mères qui donnent à un mendiant parce que celui-ci
tient un petit chien blotti contre lui et qu'elles redoutent que le
pauvre toutou ne mange pas à sa faim ou qu'il ait froid dans la rue,
ou ces mères de famille qui ne voient plus au journal télévisé
les enfants qui meurent de faim et les appels aux dons mais qui
n'oublient jamais au supermarché de prendre des croquettes light
pour leur chat en surcharge pondérale qui fait du cholestérol.
Assia, elle au moins, n'aime pas les bêtes, ni les chiens ni les
chats, elle s'estime la seule créature digne de mes caresses. Ce
n'est pas chez elle non plus que je retrouverai une quelconque trace
d'activisme politique, elle qui se revendique sans états d'âme et
sans morale, aimant le sexe et l'argent. Ça m'a choqué avant de me
séduire, il en faut de la personnalité pour se permettre une telle
franchise, ça a le mérite de l'honnêteté, qui est toujours une
vertu. Que fait-elle avec moi ? Je n'ai pas d'argent…
Je
prétends avoir plus de principes qu'elle, que tous les amis
d'Hildegarde et de Ben réunis, mais dans les faits, je me contrefous
des autres et de la planète, je n'effectue même pas le tri dans mes
déchets. J'aime la nature autant que les animaux, mais la cause
écologique me demeure étrangère. Je n'arrive pas à me sentir
concerné par cette idéologie qui fait une telle unanimité. Non pas
que je mette en doute l'évidence factuelle de la pollution, comme le
font quelques illuminés adeptes des théories du complot, ou que je
considère que le combat soit perdu d'avance – j'aime toutes
les causes perdues –, mais ce consensus universel m'est
toujours apparu mesquin, petit-bourgeois pour tout dire. Il ne s'agit
plus de changer le monde, mais seulement de le conserver tel qu'il
est, ou ce qu'il en reste. C'est une conception de locataire, ou de
primo-accédant à la propriété cherchant à mettre à l'abri son
patrimoine pour pouvoir le transmettre à ses descendants. Où est
l'aventure ? Le risque ? La remise en cause des rapports de
domination ? De la répartition des richesses ? Du
savoir et du pouvoir ? Toutes ces campagnes de
communication nous apprenant à faire un geste pour l'avenir ont
achevé de m'en détourner. Bien mettre la casserole au-dessus du
feu, régler correctement son chauffage, ne pas laisser couler l'eau
quand on se brosse les dents, prendre une douche à la place d'un
bain, ne plus employer de solvant ou de phosphates, récupérer ses
détritus pour en faire du compost, obtenir un crédit d'impôt pour
abandonner son diesel ou acquérir un véhicule hybride, utiliser les
transports en commun électriques plutôt que sa voiture responsable
des émissions de CO2, tout ça c'est très bien, mais coller deux
balles dans la tête du patron de ELF ne serait-il pas plus efficace
pour lutter durablement contre le réchauffement climatique ?
Dommage, au fond, que je n'aie jamais souhaité la mort d'un homme,
quel qu'il soit, et que je ne croie pas davantage au bouc-émissaire,
qu'il soit riche ou pauvre, français ou étranger. Jean-Marc
Rouillan, Nathalie Ménigon, Georges Cipriani ou Joëlle Aubron, les
assassins de Georges Besse et de René Audran, du fond du trou de
leur isolement carcéral où ils sont enterrés vivants, ont-ils
maintenant compris que la mort ne résout rien ? Qu'elle ne
punit ni l'indifférence des nantis pas plus qu'elle ne venge la
souffrance des pauvres ? La mort, négatif absolu, pur néant,
ne peut jamais rien démontrer, voilà la vérité : la mort ne
rachète rien. Après l'absolutisme de la terreur mené au nom de
l'universalité de la classe ouvrière et le faux communisme new-age
de l'écologie – la planète, c'est notre bien à tous –,
ne nous reste-t-il qu'à être démocrate ? Dont Deleuze prétend
que celui-ci fait parfois preuve, même vivant, de moins de
pensée qu'un animal qui meurt ? Voilà sans doute une phrase
qui plairait à Veronika, je devrais lui sortir pour l'épater.
Sacré
Deleuze, je l'imagine dans son appartement parisien, à moitié
bourré, en train de pleurer l'agonie du petit chat en écoutant du
Claude François. C'est vrai qu'en pensée domestique il s'y
connaissait, lui qui faisait l'éloge du nomadisme et de la
déterritorialisation sans avoir plus voyagé qu'il ne se coupait les
ongles. Comment les philosophes vivent… Ça m'a toujours
déconcerté, pour ne pas dire plus, toutes ces grandes pensées
soutenues par de petites vies, au vice plus moins caché. La drogue
pour certains, l'alcool pour beaucoup, le fonctionnariat pour tous.
Tous les spinozistes sont des alcooliques, comme Deleuze qui faisait
du penseur hollandais son prince ; de Baruch à Bacchus, il n'y
a qu'un pas, vite franchi. Je sais de quoi je parle, je le suis
encore, me réclamant de l'un comme de l'autre. Qu'est-ce que j'ai pu
le lire, Deleuze, et l'aimer, maintenant, il me semble ne plus rien
en retenir. Machine désirante ? Comment peut-on désirer
être une machine ? Y compris à plaisirs ? La philosophie
comme attitude qui refuse la vérité et la transcendance ?
Quel lieu commun, quelle tartuferie, du même genre que celle du
dernier Foucault – qui supposait, non sans raison, que notre
siècle allait être deleuzien – avec son pathétique souci
de soi, quels clichés de dandysme décadent. Faire des altères,
se raser impeccablement le crâne, se parfumer, bien s'habiller,
aller draguer en boite, en cuir se faire démonter le cul dans les
backrooms… Chacun son truc, mais pourquoi vouloir en faire
absolument une philosophie ? Il me semble qu'il y a assez de
robots et de poseurs dans ce monde sans avoir à en rajouter en les
légitimant par une pensée. Oui, quelle vie reste-t-il, puisque
Deleuze nous dit que nous ne pouvons, dans nos démocraties, qu'en
concevoir de la honte et de la culpabilité, puisque nous sommes
complices de toutes les dictatures et de toutes les colonisations ?
Je ne crois plus à la révolution, pas plus que je ne crois au choc
des civilisations, encore moins aux guerres de religion – quelle
grotesque diversion –, ce à quoi j'aspire désormais c'est à
une autre forme de guerre, dont Rimbaud précise qu'elle aussi
brutale que la bataille d'hommes : c'est un combat spirituel
dont l'issue sera pour moi, je le sais maintenant, le salut ou la
mort. Bien-sûr qu'il faut terroriser les consciences, bien entendu
qu'il faut les réveiller ces somnambules – qui ne savent
même pas qu'ils dorment et qu'ils rêvent sans jamais vivre
vraiment – par le choc d'une pensée définitive, bien
évidemment qu'il faut leur faire entrevoir de manière violente leur
anéantissement prochain, mais de façon symbolique : c'est à
la possibilité de leur mort spirituelle qu'il faut les confronter,
pas à la menace de leur disparition physique, ça ce sont les armes,
la logique, les premiers et les derniers arguments des fascistes et
de la mafia.
Ne pas être, ou être différemment, qui peut soutenir
ce vertige ? Il n'y a que les enfants, familiers de ces jeux de
l'esprit, qui n'ont pas la tête qui tourne quand ils y pensent.
L'adulte, lui, cet enfant oublieux, rivé de toutes ses forces à son
être, cramponné à son identité comme le naufragé à sa planche
de salut, n'imagine pas une seconde qu'il puisse être un autre, d'un
autre sexe, ailleurs ou à une autre époque ; il y croit dur
comme fer à sa condition, qu'il soit prolo ou aristo, ou à la
valeur et au sérieux de son travail s'il est bourgeois – quoi que
ce dernier, traversé de nullité existentielle, est le plus
susceptible d'en douter –, et si une figure vient à lui révéler
son néant, l'arbitraire et la contingence qui le portent, il lui
vient rapidement l'envie de la néantiser sur le champ, cette figure
insupportable, et non pas en voulant lui mettre d'autres idées dans
la tête, mais un chargeur entier de 9 mm. L'homme irrémédiable,
toujours criminel dans l'âme, ne voit pas qu'à vouloir tuer
l'Autre, c'est sa propre imposture qu'il désire supprimer. Les
révolutionnaires et les terroristes sont suicidaires avant d'être
assassins ; sans vraie vie spirituelle, l'existence physique
compte pour rien, ils n'aspirent qu'à la forme du combat religieux,
non à son fond : ils finissent par vouloir le martyre pour le
martyre. Mes écrits ne parlent que de ça, de ce rapport intime et
vertigineux à la liberté. J'ai fait lire Qui suis-je ? et
Rupture des catégories à mes proches pour qu'ils me foutent
la paix – puisque tous se demandaient ce que je pouvais bien
écrire –, je ne m'attendais pas à un si bon résultat ;
chacun a pris peur, téléphonant à l'autre pour savoir ce qui
passait en ce moment dans ma vie ; il n'y a que Pierre qui a
pris la mesure de l'importance de ces premiers écrits, qui
d'ailleurs relevaient davantage d'un acte de foi que de littérature
à proprement parler. Que ce soit avec Estelle, Ben ou Béatrice,
j'ai obtenu les mêmes effets qu'avec Fight Club que j'ai tenu
à revoir avec chacun d'eux au cinéma ; au terme de la
projection, je n'ai face à moi qu'inquiétudes et incompréhensions.
Je me suis dit que si ce que j'écrivais provoquait chez eux la même
réaction que le film de David Fincher sorti il y a un an et demi,
c'est que j'étais sur la bonne voie. C'est seulement lorsqu'on a
tout perdu qu'on est libre de faire tout ce qu'on veut. Qui peut
encore vouloir faire une telle expérience ? La littérature,
comme l'art et la pensée, doit pouvoir arriver à ce genre de
résultat, bien mieux qu'un attentat, à un choc si fort qu'il donne
envie de tout changer dans sa vie, sans plus attendre.
Extrait
du nouveau roman de Frédéric Gournay
Descente au paradis, à
paraître fin 2016