mercredi 25 novembre 2015

Debord le naufrageur




Syllogisme d'Apostolidès


(Prémisse majeure)
Guy Debord était un homme comme les autres

(prémisse mineure)
Guy Debord était un salaud

(conclusion)
Tous les hommes sont des salauds

(scolie)
Apostolidès est un salaud



lundi 16 novembre 2015

Nouveau roman - Extrait






        Étrange génération allemande, presque entièrement amnésique, qui ne connaît pas l'histoire révolutionnaire de son propre pays, à peine son Histoire tout court, alors que c'est pour moi l'autre versant qui m'intéresse ; il n'y a pas que l'histoire des Juifs et des nazis, il y a aussi celle des mouvements révolutionnaires, l'aventure de la lutte armée. Ben reste persuadé que Rosa Luxemburg est une chanteuse allemande, comme Marlène Dietrich, du début du vingtième siècle. Cette génération connaît-elle toujours les noms d'Andreas Baader, de Gudrun Ensslin, d'Ulrike Meinhof, de Horst Mahler, de Brigitte Asdonk ? J'en doute, le nom de La Bande à Baader peut-être, que Ben doit confondre avec la bande à Basile, les interprètes inoubliables de La chenille. Les plus fougueux et les plus courageux – ou les plus fous ? – de nos ainés ont rêvé la révolution ; certains d'entre eux ont pris tous les risques et l'ont payé souvent de leur vie pour tenter de la mettre en œuvre. Et nous ? De quoi rêvons-nous encore ? Appartiendrions-nous à la première génération depuis deux cent ans à ne plus la vouloir ? À ne même plus pouvoir la rêver ? Comment peut-on se satisfaire seulement de ce qu'est le monde ? Comment ne pas vouloir le changer ? Du tout au tout ? N'est-ce pas là le moindre des désirs de la jeunesse ? Cet idéal révolutionnaire, je l'ai partagé, avec d'autres, plus d'un point de vue théorique que pratique il est vrai. Ce qui m'attirait, c'était l'idée romantique de l'aventure elle-même, plus que la libération des masses exploitées – je n'ai jamais sacralisé le travail, comme le font les marxistes et les bourgeois, je ne vois pas pourquoi j'aurais dû épouser la cause et la condition des travailleurs –, ce que je voulais, c'était me jeter corps et âme dans une bataille, sans doute perdue d'avance, d'être seul contre tous, à incarner une figure de liberté absolue face à la servitude généralisée. Puisqu'il n'y avait plus de grande guerre où être un héros, que toutes les parties du globe avaient été découvertes et que l'on ne pouvait plus être un aventurier, puisque toutes les idéologies s'étaient écroulées sur elles-mêmes, puisque nous arrivions toujours, comme le chantait Daniel Darc de Taxi Girl dans Paris, par hasard et trop tard, il nous restait encore la possibilité de livrer un dernier combat pour l'honneur et la gloire, de mourir en combattant, les armes à la main, plutôt que de vivre en rampant. Avec Marc, nous étions tombés littéralement amoureux de Florence Rey, la coresponsable de la tuerie de Vincennes où trois policiers avaient été abattus ainsi qu'un chauffeur de taxi. La photo de police diffusée dans la presse, où on la voyait le visage légèrement de trois-quart, ne respectant pas la pose de face obligatoire à l'identification judiciaire, la balafre à la joue et le regard défiant la société tout entière, nous avait touché droit au cœur tant elle incarnait à nos yeux toute la beauté insurrectionnelle, à tel point que nous avions voulu appeler notre groupe Les Florence Rey, avant qu'un manager et un représentant d'une maison de disque nous disent que ce n'était tout simplement pas possible. Elle et son compagnon Audry Maupin, tué par la police, nous avaient fait penser évidemment à Jean-Marc Rouillan et à Nathalie Ménigon d'Action Directe, à Georges Cipriani et à Joëlle Aubron, davantage encore à Andreas Baader et à Gudrun Ensslin de la Fraction Armée Rouge, Bonnie & Clyde modernes qui avaient su vivre leurs convictions jusqu'au bout, préférant encourir le risque d'être emprisonnés à vie ou de tomber sous les balles plutôt que de se soumettre. La liberté ou la mort était leur dogme, il représentait encore toute notre foi. Aurions-nous été vraiment capable d'entrer dans une guérilla urbaine, Marc et moi ? On avait bien fait quelques voitures ensemble et vendu de la drogue – voilà tout pour notre pratique de la clandestinité –, mais de là à prendre les armes et à vouloir tuer, il y avait un abyme. Le soir des élections où Jacques Chirac accédait pour la première fois à la présidence de la république, lui et moi avions eu envie de tout foutre en l'air, de mettre le feu ; on avait traversé tout Paris, il n'y avait personne dans les rues, il ne se passait rien. On avait fini par se bourrer la gueule dans un bar, terminant la soirée en compagnie d'un clochard de la Porte de Clignancourt surnommé le Crabe, en raison d'une de ses mains qui n'avait que deux doigts, chantant avec lui sur le trottoir Jacques Chirac, va te faire enculer. Ça résumait tout. Le lendemain, on avait repris la guitare et la batterie, les seules armes qu'on possédait et qu'on savait manier les yeux fermés, pour tenter de foutre le bordel. 
    
    Dire que j'ai bandé pour ça, pour la révolution, je l'avais presque oublié. Chacun est le meilleur révisionniste de sa propre histoire, n'hésitant pas à réécrire le passé selon ses intérêts du présent. Ai-je vraiment changé ? Je n'ai pas l'impression, j'ai toujours envie de tout foutre en l'air. Quand je suis sorti l'année dernière avec Béatrice, la meilleure amie de Ben, au moment le plus critique de ma vie, je lui ai demandé la liste des éléments disponibles en vente-libre pour pouvoir fabriquer une bombe artisanale, je savais qu'en tant que restauratrice d'œuvres d'art elle avait fait de longues études d'Histoire de l'art et des études tout aussi poussées de chimie. Elle a flippé et a refusé de me donner les ingrédients et la recette. Je n'étais qu'à moitié sérieux. C'était surtout pour lui signifier que j'étais maintenant engagé dans une autre aventure, celle de l'écriture, où j'entendais tout faire exploser, mais d'une autre manière, à commencer par l'ensemble des catégories de la pensée qui sont à l'origine de toutes nos distinctions sociales, et que dans ce nouveau combat il n'y avait que peu de place pour l'amour, encore moins pour des enfants. Si elle a dû mal à me comprendre, elle a respecté, de la plus belle des manières, cet engagement dans une voie que je savais sans retour. Au terme d'une séparation particulièrement douloureuse pour elle, elle m'a écrit une longue lettre où elle finissait par me rappeler que le cadeau qu'elle m'avait ramené d'Istanbul était destiné, dans cette aventure qu'elle devinait plus difficile et plus incertaine qu'aucune autre, à me protéger du mauvais œil.

    Lanzo va jeter sa canette et la mienne dans l'un des sacs poubelle qu'Hildegarde a sortis. Tous s'emploient sans un mot à ramasser les restes du repas et les bouteilles vides, séparant le verre du papier, la nourriture des emballages. À défaut de conscience politique, au moins font-ils preuve d'un indubitable sens écologique, au parc comme à la maison où le tri sélectif est une affaire avec laquelle on ne plaisante pas. Ils s'empoisonnent de bon cœur, tout comme moi, le foie et les poumons avec des substances cancérigènes, mettant en péril leur santé et leur futur, cela ne les empêche pas de se sentir concerné par le devenir de la planète sur plusieurs siècles. Comme si la nourriture bio, la voiture électrique, les panneaux solaires, les murs végétalisés et les toilettes sèches suffisaient combler tous leurs rêves d'avenir, alors que leur condition concrète d'existence, comme la mienne faite de précarité en incertitudes tant au niveau du travail comme du logement, s'apparente de plus en plus à de l'improvisation et à de la survie. De toute la bande, Veronika est la plus engagée ; elle-seule a conservé un peu de la culture révolutionnaire des Grünen, les Verts allemands, en se déclarant ouvertement militante, convaincue qu'elle se battra toute sa vie et jusqu'à son dernier souffle pour la cause qu'elle s'est choisie : le sort des animaux. Elle ne supporte pas leurs souffrances, leur conditionnement inhumain et la cruauté de leur mise-à-mort par l'industrie agro-alimentaire ; à leur sujet elle n'hésite pas à parler de camps de concentration et de génocide. Pendant tout le pique-nique, elle s'est tenue à distance du grill, affichant devant nos sandwichs une moue de dégoût, aux côtés d'un Hans qui, plus chargé qu'un veau aux hormones et qu'un poulet aux antibiotiques, partage la quasi totalité de ses opinions. Elle pousse son activisme jusqu'à ne pas porter de cuir et à ne pas manger de miel, éléments symbolisant pour elle tout le scandale de l'exploitation d'êtres vivants par des humains aussi égoïstes que suicidaires. Elle ne se décourage pas de convertir ses proches à son unique point de vue, ce qui lasse par moments ses amies les plus fidèles comme Hildegarde, qui fait parfois semblant de l'écouter en regardant Ben d'un air complice, ce dernier ne manquant pas une occasion de déclarer tout l'amour passionné qu'il porte à la viande grillée et à la charcuterie. 

    L'ivresse avançant avec l'heure, je me dis que je croquerais bien dans cette belle statue de viande aux solides épaules et aux gros seins que représente à mes yeux Veronika ; ce n'est pas son prosélytisme qui me touche, bien au contraire, le militantisme m'a toujours ennuyé – même si elle démontre magnifiquement que l'on peut être végétarienne et être aussi incarnée que la première omnivore venue –, mais le contraste émouvant entre sa stature de grande blonde et une fragilité assumée, le fait qu'à son âge elle ait conservé une sensibilité de petite fille apeurée qui s'identifie à un animal sans défense perdu dans un monde si cruel. À presque 27 ans, elle garde encore des manières de gamine ; il n'est pas rare de la voir mettre fin à une conversation dont l'issue ne lui plaît pas en tournant brusquement des talons et en allant bouder de manière caricaturale dans un coin, ce qui met davantage en valeur ses lèvres pulpeuses soulignées de rouge, ou de sauter de joie en tapant des mains quand on agrée l'un de ses caprices. Plus je la regarde et plus elle me donne faim. Accepterait-elle d'embrasser un garçon qui vient de manger de la viande ? Ou fera-t-elle comme Assia avec le porc, en détournant ostensiblement une tête écoeurée ? Il y a des choses bien plus dégoûtante dans le monde, il me semble, que la viande morte et le sort des animaux en batterie. J'aime les bêtes, depuis tout petit, mais je n'oublie de quoi elles sont capables en liberté et quelle est leur loi : manger ou être mangé. J'ai toujours eu du mal à comprendre ces personnes qui se soucient davantage de la souffrance des animaux que de la misère des hommes, comme ces grands-mères qui donnent à un mendiant parce que celui-ci tient un petit chien blotti contre lui et qu'elles redoutent que le pauvre toutou ne mange pas à sa faim ou qu'il ait froid dans la rue, ou ces mères de famille qui ne voient plus au journal télévisé les enfants qui meurent de faim et les appels aux dons mais qui n'oublient jamais au supermarché de prendre des croquettes light pour leur chat en surcharge pondérale qui fait du cholestérol. Assia, elle au moins, n'aime pas les bêtes, ni les chiens ni les chats, elle s'estime la seule créature digne de mes caresses. Ce n'est pas chez elle non plus que je retrouverai une quelconque trace d'activisme politique, elle qui se revendique sans états d'âme et sans morale, aimant le sexe et l'argent. Ça m'a choqué avant de me séduire, il en faut de la personnalité pour se permettre une telle franchise, ça a le mérite de l'honnêteté, qui est toujours une vertu. Que fait-elle avec moi ? Je n'ai pas d'argent… 

    Je prétends avoir plus de principes qu'elle, que tous les amis d'Hildegarde et de Ben réunis, mais dans les faits, je me contrefous des autres et de la planète, je n'effectue même pas le tri dans mes déchets. J'aime la nature autant que les animaux, mais la cause écologique me demeure étrangère. Je n'arrive pas à me sentir concerné par cette idéologie qui fait une telle unanimité. Non pas que je mette en doute l'évidence factuelle de la pollution, comme le font quelques illuminés adeptes des théories du complot, ou que je considère que le combat soit perdu d'avance – j'aime toutes les causes perdues –, mais ce consensus universel m'est toujours apparu mesquin, petit-bourgeois pour tout dire. Il ne s'agit plus de changer le monde, mais seulement de le conserver tel qu'il est, ou ce qu'il en reste. C'est une conception de locataire, ou de primo-accédant à la propriété cherchant à mettre à l'abri son patrimoine pour pouvoir le transmettre à ses descendants. Où est l'aventure ? Le risque ? La remise en cause des rapports de domination ? De la répartition des richesses ? Du savoir et du pouvoir ? Toutes ces campagnes de communication nous apprenant à faire un geste pour l'avenir ont achevé de m'en détourner. Bien mettre la casserole au-dessus du feu, régler correctement son chauffage, ne pas laisser couler l'eau quand on se brosse les dents, prendre une douche à la place d'un bain, ne plus employer de solvant ou de phosphates, récupérer ses détritus pour en faire du compost, obtenir un crédit d'impôt pour abandonner son diesel ou acquérir un véhicule hybride, utiliser les transports en commun électriques plutôt que sa voiture responsable des émissions de CO2, tout ça c'est très bien, mais coller deux balles dans la tête du patron de ELF ne serait-il pas plus efficace pour lutter durablement contre le réchauffement climatique ? Dommage, au fond, que je n'aie jamais souhaité la mort d'un homme, quel qu'il soit, et que je ne croie pas davantage au bouc-émissaire, qu'il soit riche ou pauvre, français ou étranger. Jean-Marc Rouillan, Nathalie Ménigon, Georges Cipriani ou Joëlle Aubron, les assassins de Georges Besse et de René Audran, du fond du trou de leur isolement carcéral où ils sont enterrés vivants, ont-ils maintenant compris que la mort ne résout rien ? Qu'elle ne punit ni l'indifférence des nantis pas plus qu'elle ne venge la souffrance des pauvres ? La mort, négatif absolu, pur néant, ne peut jamais rien démontrer, voilà la vérité : la mort ne rachète rien. Après l'absolutisme de la terreur mené au nom de l'universalité de la classe ouvrière et le faux communisme new-age de l'écologie – la planète, c'est notre bien à tous –, ne nous reste-t-il qu'à être démocrate ? Dont Deleuze prétend que celui-ci fait parfois preuve, même vivant, de moins de pensée qu'un animal qui meurt ? Voilà sans doute une phrase qui plairait à Veronika, je devrais lui sortir pour l'épater. 

    Sacré Deleuze, je l'imagine dans son appartement parisien, à moitié bourré, en train de pleurer l'agonie du petit chat en écoutant du Claude François. C'est vrai qu'en pensée domestique il s'y connaissait, lui qui faisait l'éloge du nomadisme et de la déterritorialisation sans avoir plus voyagé qu'il ne se coupait les ongles. Comment les philosophes vivent… Ça m'a toujours déconcerté, pour ne pas dire plus, toutes ces grandes pensées soutenues par de petites vies, au vice plus moins caché. La drogue pour certains, l'alcool pour beaucoup, le fonctionnariat pour tous. Tous les spinozistes sont des alcooliques, comme Deleuze qui faisait du penseur hollandais son prince ; de Baruch à Bacchus, il n'y a qu'un pas, vite franchi. Je sais de quoi je parle, je le suis encore, me réclamant de l'un comme de l'autre. Qu'est-ce que j'ai pu le lire, Deleuze, et l'aimer, maintenant, il me semble ne plus rien en retenir. Machine désirante ? Comment peut-on désirer être une machine ? Y compris à plaisirs ? La philosophie comme attitude qui refuse la vérité et la transcendance ? Quel lieu commun, quelle tartuferie, du même genre que celle du dernier Foucault – qui supposait, non sans raison, que notre siècle allait être deleuzien – avec son pathétique souci de soi, quels clichés de dandysme décadent. Faire des altères, se raser impeccablement le crâne, se parfumer, bien s'habiller, aller draguer en boite, en cuir se faire démonter le cul dans les backrooms… Chacun son truc, mais pourquoi vouloir en faire absolument une philosophie ? Il me semble qu'il y a assez de robots et de poseurs dans ce monde sans avoir à en rajouter en les légitimant par une pensée. Oui, quelle vie reste-t-il, puisque Deleuze nous dit que nous ne pouvons, dans nos démocraties, qu'en concevoir de la honte et de la culpabilité, puisque nous sommes complices de toutes les dictatures et de toutes les colonisations ? Je ne crois plus à la révolution, pas plus que je ne crois au choc des civilisations, encore moins aux guerres de religion – quelle grotesque diversion –, ce à quoi j'aspire désormais c'est à une autre forme de guerre, dont Rimbaud précise qu'elle aussi brutale que la bataille d'hommes : c'est un combat spirituel dont l'issue sera pour moi, je le sais maintenant, le salut ou la mort. Bien-sûr qu'il faut terroriser les consciences, bien entendu qu'il faut les réveiller ces somnambules – qui ne savent même pas qu'ils dorment et qu'ils rêvent sans jamais vivre vraiment – par le choc d'une pensée définitive, bien évidemment qu'il faut leur faire entrevoir de manière violente leur anéantissement prochain, mais de façon symbolique : c'est à la possibilité de leur mort spirituelle qu'il faut les confronter, pas à la menace de leur disparition physique, ça ce sont les armes, la logique, les premiers et les derniers arguments des fascistes et de la mafia. 

    Ne pas être, ou être différemment, qui peut soutenir ce vertige ? Il n'y a que les enfants, familiers de ces jeux de l'esprit, qui n'ont pas la tête qui tourne quand ils y pensent. L'adulte, lui, cet enfant oublieux, rivé de toutes ses forces à son être, cramponné à son identité comme le naufragé à sa planche de salut, n'imagine pas une seconde qu'il puisse être un autre, d'un autre sexe, ailleurs ou à une autre époque ; il y croit dur comme fer à sa condition, qu'il soit prolo ou aristo, ou à la valeur et au sérieux de son travail s'il est bourgeois – quoi que ce dernier, traversé de nullité existentielle, est le plus susceptible d'en douter –, et si une figure vient à lui révéler son néant, l'arbitraire et la contingence qui le portent, il lui vient rapidement l'envie de la néantiser sur le champ, cette figure insupportable, et non pas en voulant lui mettre d'autres idées dans la tête, mais un chargeur entier de 9 mm. L'homme irrémédiable, toujours criminel dans l'âme, ne voit pas qu'à vouloir tuer l'Autre, c'est sa propre imposture qu'il désire supprimer. Les révolutionnaires et les terroristes sont suicidaires avant d'être assassins ; sans vraie vie spirituelle, l'existence physique compte pour rien, ils n'aspirent qu'à la forme du combat religieux, non à son fond : ils finissent par vouloir le martyre pour le martyre. Mes écrits ne parlent que de ça, de ce rapport intime et vertigineux à la liberté. J'ai fait lire Qui suis-je ? et Rupture des catégories à mes proches pour qu'ils me foutent la paix – puisque tous se demandaient ce que je pouvais bien écrire –, je ne m'attendais pas à un si bon résultat ; chacun a pris peur, téléphonant à l'autre pour savoir ce qui passait en ce moment dans ma vie ; il n'y a que Pierre qui a pris la mesure de l'importance de ces premiers écrits, qui d'ailleurs relevaient davantage d'un acte de foi que de littérature à proprement parler. Que ce soit avec Estelle, Ben ou Béatrice, j'ai obtenu les mêmes effets qu'avec Fight Club que j'ai tenu à revoir avec chacun d'eux au cinéma ; au terme de la projection, je n'ai face à moi qu'inquiétudes et incompréhensions. Je me suis dit que si ce que j'écrivais provoquait chez eux la même réaction que le film de David Fincher sorti il y a un an et demi, c'est que j'étais sur la bonne voie. C'est seulement lorsqu'on a tout perdu qu'on est libre de faire tout ce qu'on veut. Qui peut encore vouloir faire une telle expérience ? La littérature, comme l'art et la pensée, doit pouvoir arriver à ce genre de résultat, bien mieux qu'un attentat, à un choc si fort qu'il donne envie de tout changer dans sa vie, sans plus attendre.



Extrait du nouveau roman de Frédéric Gournay
Descente au paradis, à paraître fin 2016


mercredi 11 novembre 2015

Taxe Tobin : Néo-libéraux et Extrémistes de gauche main dans la main


         A priori sympathique, ce projet d’une taxe mondiale sur la spéculation qui veut prendre aux riches pour donner aux pauvres pourrait avoir des effets désastreux sur l’économie des pays en voie de développement. Surtout, elle ne pourrait être qu’une hypocrisie supplémentaire, la énième mesure cynique d’Occidentaux désireux de se donner bonne conscience à peu de frais.

    L’idée semble excellente et tout à fait louable. Imaginée par le prix Nobel James Tobin au début des années soixante et reprise il y a deux ans par Le Monde diplomatique, elle propose de « moraliser » les marchés financiers et surtout les marchés de changes (autrement dit la spéculation sur les monnaies) en taxant toutes ses transactions de 0,1%. Deux effets bénéfiques à ce faible impôt boursier : il permet d’abord de limiter les circulations de capitaux indésirables qui « jouent » avec les monnaies de pays économiquement les plus vulnérables (plus fréquentes, elles seraient plus « taxées »), ensuite de tirer un profit substantiel de ces échanges, estimé à quelques 150 milliards de dollars par an, que l’ont pourrait précisément redistribuer à ces pays pour leur développement. Quand on sait que le Sommet de Copenhague avait chiffré à 125 milliards le coût d’un programme d’éradication de la pauvreté dans le monde…
Les uns contre les autres
    Les différentes crises économiques graves de ces dernières années et les conséquences aussi dramatiques que concrètes qu’elles ont eues sur les populations d’Amérique du Sud ou d’Asie du Sud-Est ont en effet mis à mal le principal dogme du néo-libéralisme – à savoir que la liberté totale des mouvements de capitaux engendrerait la prospérité universelle – et ont en fait douter plus d’un, y compris jusqu’à Davos. La taxe Tobin apparaît donc depuis quelque temps comme la solution parfaite, réclamée autant par l’extrême gauche que par des États ou des banques soucieuses de leur « responsabilité citoyenne » (on a vu ainsi la création de « sicav-éthiques. ») Anciens marxistes et néo-libéraux n’ont eu aucun scrupule à se retrouver ensemble sur l’idée. Peu importe que les boursicoteurs se mettent à appeler de leurs vœux une volonté politique commune pour mettre en place une telle taxe au niveau international, ou que les gauchistes en appellent à l’économie de marché pour résoudre un problème politique. Non-interventionnistes et étatistes se retrouvent finalement main dans la main. De vrais mondialistes, en somme.
L’aumône Monseigneur…
     Non seulement il est surprenant de voir des personnes décriant l’économie de marché attendre d’elle qu’elle apporte des solutions (et finalement reprendre l’argumentaire principal de leurs ennemis qui consiste à soutenir que plus le gâteau est gros et plus les miettes seront conséquentes), il est également drôle de voir ces néo-libéraux se découvrir soudainement une conscience morale et politique. Mais que les uns finissent par légitimer une pratique en voulant la taxer (comme l’État français légitime la prostitution en imposant les prostituées sur leurs revenus …) ou que les autres rentrent en contradiction avec eux-mêmes (l’économie ne s’épanouit que si elle est libre ; il faut la contrôler), là n’est pas le plus déconcertant. Le plus troublant dans cette affaire est ce curieux regard qu’ils partagent sur la « misère. »
La charité plutôt que la justice
    Paternalistes ou néo-colonialistes, ces Occidentaux s’accordent à remédier à la misère par une vulgaire obole qui devrait suffire à résoudre tous les problèmes, que ce soient la pauvreté, le sida, l’illettrisme, etc., et à déposséder ainsi les gouvernements de leurs responsabilités politiques. Le problème étant purement économique, la solution doit l’être aussi. On jette des pièces, on détourne les yeux et finie la culpabilité. Qu’importe les causes, ou que le remède soit pire que le mal, l’essentiel est de se donner une bonne conscience à 0,1%. Pourtant, on le sait depuis longtemps, l’aide financière n’offre aucune solution durable à des problèmes structurels, elle est même parfois dangereuse (on en a eu l’exemple avec les surplus de productions céréalières américaines inondant « généreusement » l’Afrique et faisant s’effondrer l’économie locale) et surtout elle légitime une situation qu’elle prétend combattre en la promouvant. Enfin, n’oublions pas que ces pays la plupart du temps ne réclament pas l’aumône, mais exigent des rapports économiques Nord/Sud plus équitables. « Trade but not aid » est d’ailleurs leur devise. Ce n’est pas la panacée à l’horreur économique, mais c’est toujours mieux que l’« Aid but not fair » de la taxe Tobin.



Extrait de Chroniques des années zéro de Frédéric Gournay
à paraître prochainement aux éditions de l'Irrémissible

mercredi 4 novembre 2015

Comment je suis devenu terroriste grâce à Internet




        Il y a des matins comme ça où l’on a envie de tout foutre en l’air, de tout faire sauter et d’endosser, pour changer, le destin tragique d’un homme d’une seule idée. Seulement voilà, se faire le héros d’une cause martyre, ce n’est pas à la portée de tout le monde. Heureusement, grâce à Internet, n’importe quel Occidental comme moi un peu déprimé et bouffi de remords tiers-mondistes peut devenir, en quelques clics, un dangereux ennemi public numéro 1.
    La cause, je la chercherai plus tard, ce n’est pas le choix qui manque (la lutte contre le Grand Capital, la libération de la Palestine, de l’Irlande du Nord, du Pays Basque espagnol, du peuple Tchétchène, je trouverai bien.) L’essentiel, c’est d’abord de s’initier aux techniques aguerries des combattants de l’ombre et de rentrer ainsi dans le cercle restreint des poseurs de bombes qui font trembler les grands états et les polices du monde entier. Je me connecte sur Internet et tape sur mes différents moteurs de recherche les mots « Bombe, terroriste, anarchie » ; le résultat ne se fait pas attendre, plus de 80 références apparaissent (à ce moment précis, je suis peut-être en train d’être repéré par la NSA, quel pied !) Pressé, je jette mon dévolu sur le premier site, nommé « Anarchie Divine », des mystiques de la révolution. On y cite A. Bierce, Tolstoï, les nihilistes russes. Enfin des criminels cultivés ! Dans mes bras, mes nouveaux amis. Très vite, je passe les différents slogans et autres discours idéologiques gonflants et parviens à une liste exhaustive des armes indispensables à la lutte armée. Très bien faite, avec les références précises, avec le rapport qualité/prix, les éventuels réseaux d’approvisionnement, etc. Le Derringer, légal, est à 60 euros (pas cher), le Python.357 à 120 euros (une affaire), le bon vieux UZI à 150 euros et le AK-47 à 170 euros ; notre Famas national est à moins bon marché, à 1500 euros, et l’on trouve même un bazooka (hors de prix) ainsi que des missiles antichars Milan à 4000 euros pièce (quand même) suivi… d’un lance-pierre et d’une fronde à 50 euros. Qu’est-ce que cette connerie ? Et merde, trop hâtif, je n’avais pas vu que j’étais connecté à un jeu, un de ces jeux de rôles à la con pour révoltés virtuels.
Attention, ceci n’est pas un exercice
    Plus attentif cette fois-ci et plus résolu que jamais, j’opte sur un site publiant l’intégral du Terrorist Handbook, fameux bouquin d’un anonyme pas publié qui nous explique pour de vrai comment fabriquer des explosifs, de l’enfantin cocktail Molotov à la bombe au Pyrodex, en passant par la bonbonne de gaz au propane (« ligth the fuel and run ».) On y trouve la liste détaillée des produits chimiques et des différentes poudres disponibles sur le marché (acide sulfurique, chlorate de potassium, acétylène, hydrogène, nitrocellulose et autre R.D.X), les doses précises et les recommandations de manip’ pour ne pas que ça vous pète à la gueule. On peut également avoir des informations sur les armes et sur leur potentiel destructeur, et s’entendre confirmer ce que l’on savait déjà, à savoir que les canons et les roquettes sont très durs à trouver et, de toute façon, hors de prix. Il y a même la Checklist (acide nitrique, sulfurique, éthanol 95 %, etc.) pour les braquages de pharmacies. Putain, c’est du sérieux. Limite, ça fout la trouille. Je finis par me demander si je désire vraiment tuer des personnes et éventuellement finir le reste de ma vie en prison. Et puis la poudre et l’artisanat, c’est quand même un peu ringard.
Et si je posais des bombes informatiques ?


    Certes, plus lâche et moins glamour, la bombe informatique n’en demeure pas moins un instrument redoutable de destruction et un moyen de chantage tout à fait crédible. Il suffit pour cela de se procurer certains CD-ROM ou de télécharger les programmes par le Net ; ça s’appelle Internet Interdit, Group 42, X-files, Hackers ou Underground et ça vous explique pédagogiquement (même un débutant comme moi peut s’y mettre) comment ôter la protection des logiciels protégés, pénétrer des réseaux, pirater des lignes téléphoniques, créer des fausses cartes de crédits ou protéger des messages secrets et surtout, le plus important, comment fabriquer et propager des virus informatiques. Je vais enfin devenir un grand terroriste, sans verser une goutte de sang. Manque de bol, en téléchargeant l’un de ces programmes, un virus s’est introduit et a planté mon système et effacé mon disque dur… Il y a des matins comme ça où l’on ferait mieux de se recoucher.




Extrait de Chroniques des années zéro de Frédéric Gournay
à paraître prochainement aux éditions de l'Irrémissible