mercredi 4 mai 2016

Rupture des catégories - 2 -






        La catégorie, en philosophie, c'est l'a priori, ce qui est avant l'expérience, avant le temps. Les catégories, ce sont aussi les premiers principes, l'inconditionné : la métaphysique elle-même.

    Pour Platon, c'est ce qu'aucune expérience ne saurait jamais nous apprendre, puisqu'il s'agit de ce qui détermine précisément toute expérience : c'est le Bien en soi, le Juste, ou encore l'Egalité. Les catégories platoniciennes reposent sur les essences, immuables et éternelles, même si elles peuvent admettre le mouvement, le repos, le même et l'autre (cf. le MénonLe Sophiste.)

   C'est avec Aristote que se détermine, pour la première fois, une véritable théorie des catégories. Dans l'Organon, « l'être se dit de multiples façons » et ces multiples façons peuvent se dire par accident, par essence, selon la qualité, la quantité, le lieu et le temps, en puissance et en acte. L'essence continue d'exprimer l'être, même s'il est reconnu que l'être n'a pas d'essence.

      Les Stoïciens reprennent en partie la théorie de la signification d'Aristote, mais pour y porter une critique radicale qui retiendra tout particulièrement notre attention. Pour les Stoïciens, les catégories du discours n'expriment rien d'essentiel : elles ne saisissent jamais que des accidents ; il n'y a pas de sujet « essentiel » et des qualités elles-mêmes « substantielles » ou « générales ». S'il y a du sens dans le discours, et un certain accès à l'être qui empêche l'arbitraire ou l'absurde, c'est que la logique parvient à saisir des corps, et seulement des corps, avec des attributs certes, mais qui ne sont que des implications de relations temporelles. Ainsi les catégories de la logique, du temps et du lieu, qui chez Aristote réussissaient à exprimer l'être, ne sont plus pour les Stoïciens que des incorporels qui ne parviennent jamais à contenir l'être ; ils peuvent certes atteindre dans un discours propositionnel le vrai ou le faux, mais pas la vérité elle-même.

      Kant, d'une certaine manière, considère lui-aussi que les catégories ne disent rien des choses en soi : ce sont des concepts purs de l'entendement, autrement dit des lois de l'esprit qui s'appliquent à la connaissance, à la constitution des phénomènes. Dans La critique de la raison pure, Kant détaille douze catégories : la quantité (unité, pluralité, totalité), la qualité (réalité, négation, limitation), la relation (inhérence et subsistance, causalité et dépendance, communauté) et la modalité (possibilité et impossibilité, existence et non-existence, nécessité et contingence). Il est important de noter que ces catégories ne s'appliquent pas à la liberté – attestée par la loi morale – ou alors celles, dynamiques, de relation et de modalité (en changeant la possibilité d'une causalité en réalité.)

   Hegel s'inscrit en faux évidemment contre ces visions subjectives et « psychologiques » des catégories. Pourquoi les catégories de notre connaissance ne révèleraient-elle pas en même temps les propriétés réelles des choses qu'elles saisissent ?, demande Hegel dans la Petite logique. Ce qui fait la vraie objectivité de la pensée pour lui, c'est que les pensées ne sont pas simplement nos pensées, mais qu'elles constituent aussi l'ensoi des choses et du monde objectif en général. L'objectivité, c'est donc l'ensoi pensé, c'est-à-dire tout à la fois la détermination de l'objet et la connaissance objective. L'absolu, peut être atteint par l'esprit, il n'est pas séparé de lui. Les catégories de Kant ne sont donc pas seulement superflues, elles sont pusillanimes et ne permettent aucune connaissance nouvelle. Hegel a-t-il posé pour autant de nouvelles catégories ? Ou s'est-il contenté d'en reprendre d'anciennes, pour en faire un autre usage, comme l'universel et le particulier ? Qu'en est-il de l'application de ses catégories à l'histoire, tels le maître et l'esclave, l'homme et la femme, l'état et la famille, etc. ?

    C'est à ce moment, dans l'opposition entre Kant et Hegel, qu'il s'agira de poser la première grande question – qui déterminera en grande partie les autres de notre recherche – à savoir : les catégories sont-elles en nous ou dans les choses ? Révèlent-elles quelque chose de la réalité ou seulement une vision de notre esprit ? La question est-elle seulement pertinente ? En d'autres termes : de quel point de vue pouvons-nous nous placer – à la fois au-dessus de la réalité et au-dessus de l'esprit, ou alors à la fois dans la réalité et dans l'esprit – pour pouvoir y répondre ?

   Pour Freud, les catégories sont des schémas phylogénétiques que l'enfant « apporte » en naissant, et dans lesquels il va classer par la suite les impressions de la vie, ce sont pour Freud comme des « précipités » de l'histoire de la civilisation. Ainsi être et avoir, le sujet et l'objet, pour prendre les catégories les plus fondamentales de la pensée humaine, sont le résultat de l'identification au père et du désir pour la mère : du complexe d'Oedipe. Elles relèvent donc du domaine de l'inconscient.

   Chez Lacan, les catégories fondamentales du sujet sont celles de l'Imaginaire, du Symbolique et du Réel, elles découlent elles-aussi d'un rapport primordial à la chose et au symbole de son désir. Elles relèvent donc elles-aussi du domaine de l'inconscient. On retrouve chez Lacan le même souci de Kant de décrire les conditions de possibilité absolues du sujet et un refus identique de passer de ces catégories – ou structures – à l'inconditionné, à l'être-un de la vérité totale, métaphysique ; à la différence que chez Kant la chose-en-soi demeure à titre d'énigme, alors que pour Lacan, ce objet primitif comme plénitude du corps maternel est un mythe.

    Merleau-Ponty pense également, dans sa Phénoménologie de la perception, que c'est le corps – avant toute logique et tout discours – qui pose les catégories, qui lui permettent par la suite d'interpréter la réalité. Le corps « crée » des entités antéprédicatives selon sa situation, sa motricité et ses projets. A vrai dire, ces structures premières du sujet dans le monde se situe avant même son activité catégoriale, qui n'est que seconde par rapport à sa manière de se rapporter au monde, à sa puissance d'exister. Etrangement, nous retrouvons une nouvelle fois Kant, et les mystères de son imagination productive (« art caché », « pouvoir magique »), qui fournit déjà des unités de significations sensibles, avant tout usage des règles de l'entendement.

     À ce second moment de notre travail, il conviendra de se demander si ces catégories, qui prétendent avec Freud, Lacan ou Merleau-Ponty être à l'origine de la pensée, c'est-à-dire d'être de la pensée avant la pensée, sont réellement pensables justement, et de quelle manière. Quels moyens avons-nous de vérifier leur validité ? leur efficacité ? leur vérité ? Ne risque-t-on pas, à chercher des critères de vérification de notre pensée aux limites d'un métalangage inconscient, de sombrer au mieux dans l'arbitraire, au pire dans une régression à l'infini ? (Car ce métalangage, qui expliquerait notre langage, ne devrait-il pas être à son tour expliqué ?)

    Pour Nietzsche, le schème et la catégorie ne sont que des moyens pour l'homme de se maintenir dans le devenir et l'afflux universel. A travers les catégories, tel « l'identité » ou la « non-contradiction », il fixe un horizon, pose une perspective et ouvre un champ des possibles. Ainsi les catégories selon Nietzsche, tels la « fin », « l'être » ou l' « unité », ne sont que des valeurs ; elles ne sont pas pour autant relatives car indispensables et vitales à celui qui les pose, elles ne sont pas nécessaires non plus car elles ne disent rien du monde en lui-même : l'être humain est une perspective sensible qui sombre dans l'erreur dès qu'elle se prend pour la réalité en soi.

   Que la métaphysique occidentale pense par catégories, c'est ce que dira, à la suite de Nietzsche, Heidegger dans Être et temps. Celles-ci énoncent, dénoncent et convoquent l'étant à se montrer tel qu'il est ; la détermination de la vérité sur l'étant dans sa totalité – c'est-à-dire la métaphysique – se fait par catégories. Que ces dernières soient dénoncées en tant que valeurs, qui plus est relatives ou arbitraires, et le monde perd son sens. Pour Heidegger, ce ne sont donc pas les catégories qui définissent le dasein, mais les existentiaux, autrement dit le rapport à l'être, qui varie selon les dasein – propre ou impropre, indifférent, moyen ou anonyme, etc. Les catégories héritées d'anciennes ontologies ne peuvent rendre compte de ce qu'est « l'être-au-monde » du dasein, sa facticité originale, sa spatialité existentiale : ainsi de « l'être », de la « substance » (s'expliquant de façon ambiguë l'une l'autre), de « l'étendue » ou de la « pensée » (comme chez Descartes et chez Spinoza) qui posent le dasein dans l'espace et le temps, alors qu'il les constitue littéralement et qu'il est toujours « hors de lui » dans une extase temporelle sans cesse recommençante. Conséquemment, Heidegger pose ses propres « catégories », tels la disponibilité, l'entendre, la significativité, mais aussi l'acquis, la visée, la saisie... Toutes dépendent en dernier lieu du souci, du temps, de l'être-pour-la-mort.

    Peut-on porter plus loin le renversement de la métaphysique, ou son dépassement, tel que l'ont fait Nietzsche ou Heidegger ? L'esprit humain rompt avec l'être, voilà ce que soutient Lévinas dans Totalité et infini. L'homme bouleverse les catégories de la métaphysique, il est appelé, non pas à être autrement – ce qui est encore de l'être – mais à « l'autrement qu'être », c'est-à-dire à l'altérité absolue, à l'Autre, donc à l'inquiétude, au dés-inter-essement, au don, et ce, en contradiction avec la permanence, la volonté de persister en soi-même de la métaphysique classique. Cet autre rapport n'est pas thématisable, il implique par conséquent, lui aussi, de nouvelles catégories qui renversent les anciennes, tels la séparation, l'intériorité, le secret ou la fécondité. L' « unicité » du moi consiste désormais à rester en dehors des anciennes distinctions, à commencer par celle du particulier et du général : le refus du concept est son intériorité et sa vérité. La rupture avec la totalité détermine ici la présence de l'absolument autre. Avant le qui, avant le quoi, avant la quiddité et l'essence, avant même l'être et le néant, il y a l'être moral qui renverse toutes les catégories et qui par là seulement devient un moi, ne pouvant se dérober à sa responsabilité.

    Arrivé au terme de notre recherche historique, mais ne se limitant pas à elle – en philosophie moins qu'ailleurs, l'histoire n'a le dernier mot – il convient de se poser deux questions importantes. Premièrement, toutes ces catégories ici évoquées sont-elles communicables ? Peut-on seulement les comparer ? Peut-on faire réellement dialoguer les philosophes entre eux ? (On se rappelle que Descartes, à la toute fin de son Discours de la méthode, en doutait fortement). Deuxièmement : est-il possible de penser sans catégorie ? C'est-à-dire en dehors de toute métaphysique, comme semblent l'appeler de leurs vœux, à la suite d'Heidegger, tant de penseurs contemporains ? Que serait cette pensée, et quelle forme d'expression prendrait-elle ? Ne serait-elle pas, elle-aussi, incommunicable, voire simplement incompréhensible ? Ainsi, notre recherche, même si elle devra restreindre considérablement sa partie « historique » (sans doute devrons-nous nous limiter dans le choix des auteurs convoqués), ne pourra échapper aux quatre questions qui déterminent son sens :

    Les catégories sont-elles en nous ou dans les choses ? Sont-elles de simples vues de l'esprit ou révèlent-elles au contraire des structures intimes du monde ? Est-il vraiment possible de le déterminer ? De quel point de vue « transcendant » ?

   Peut-on réellement penser ce qui est à l'origine de la pensée, c'est-à-dire à ce qui est avant tout discours et toute logique, sans craindre de verser dans l'obscurantisme, l'arbitraire ou la régression à l'infini ?

  Les catégories de la pensée sont-elles seulement communicables, comparables ? Les philosophes peuvent-ils, au-delà de leur système propre, dialoguer entre eux ?

    Que serait une philosophie, alors, qui tenterait de penser en dehors de toutes catégories ? Serait-ce encore de la philosophie ? Est-elle communicable ? Compréhensible ? Quelle serait sa forme ?



    « Toute l’affaire de la philosophie est en effet de bien poser les problèmes et, du même mouvement, de déposer les faux problèmes qui empêchent de penser. C’est d’ailleurs là ce qui distingue, à mon avis, une philosophie d’amateur d’une philosophie digne de ce nom. J’appelle amateur celui qui choisit entre des solutions toutes faites, comme on choisit le parti politique où l’on se fera inscrire. Et j’appelle philosophe celui qui crée la solution, alors nécessairement unique, du problème qu’il a posé à nouveau par cela même qu’il a fait un effort pour le résoudre. »
                      
                                 (Fausse) lettre d'Henry Bergson au jeune Gilles Deleuze

    Nous tenterons, du mieux que nous pourrons, de nous faire le moins amateur possible dans cette présente recherche.





Projet de thèse de Frédéric Gournay 
déposé en philosophie à la Sorbonne
et accepté par Quentin Meillassoux