Drôles
d'années 80, c'était l'époque où la pédophilie était une mode
avant de devenir un cynisme, quand Gabriel Matzneff en faisait
l'apologie à la télévision, que Libération la promouvait dans ses
colonnes, que le philosophe René Schérer, se réclamant de Deleuze,
la défendait à l'université et qu'Hervé Guibert, fan de Balthus
et ami de Michel Foucault, la fantasmait tout en révélant dans ses
ouvrages les pratiques sexuelles et touristiques de ses amis.
Initiation socratique, éducation sentimentale et sexuelle, démarche
esthétique : tous les alibis étaient bons pour échapper au
jugement moral et aux poursuites judiciaires. Edern Hallier dans
L'évangile du fou ne
procède pas autrement, cherchant à ses nouveaux penchants de quadra
sur le retour une bien étrange caution spirituelle. Pour lui, son
homosexualité latente et celle prétendument cachée de Charles de
Foucauld sont du même ordre : c'est le rêve commun d'un retour
à l'enfance à volonté, l'aspiration à son intransigeance rebelle,
à son entièreté, l'idéal d'une innocence retrouvée. C'est
la cause de soi qui ramène lentement à la pédérastie,
écrit-il, la découverte tardive d'un
cristal englouti et infracassable, l'enfance. De
la particularité de son érotisme, Hallier ne se contente pas de
faire une généralité de la vie de Foucauld, il la transforme en
loi universelle de la sainteté – le saint étant pour lui,
qu'il se l'avoue ou non, un homosexuel divin épris du Christ, de
l'époux céleste, de soi-même, et des petits enfants qu'on laisse
venir à lui. C'est là le crime le plus grave d'Edern Hallier, pire
que la faute de style – mais qui, au fond, revient au même –,
celle qui consiste à réduire ce que l'on ne peut comprendre et à
rabaisser à son niveau ce qu'on ne peut atteindre. Comment a-t-il
fait pour céder au psychologisme, cette misère de la pensée, qui
envisage toujours les motivations et les intérêts d'une cervelle
sans jamais considérer la vérité elle-même, ce qu'elle
énonce et ce qu'elle contemple, autrement dit la tare majeure des
commentateurs et des chroniqueurs qu'Hallier a toujours prétendu
combattre, sous le nom de sous-culture journalistique ? C'est
ici le signe d'une décadence qui ne trompe plus, quand un ancien
aristo se trouve réduit à faire le valet de chambre, prétendant
révéler des secrets de literie pour se distinguer. Il
n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre, se
plaît-on à citer, de Goethe ; on oublie souvent le reste de la
citation : cela vient simplement
de ce que le grand homme ne peut être reconnu que par ses pairs. Et
ceci, définitif : Le valet de
chambre saura probablement bien apprécier ses égaux. Jean-Edern
Hallier a beau dire après qu'il importe peu que Foucauld ait couché
ou non avec ses compagnons d'exil – ce qui vaut mieux lorsque
l'on ne possède pas le moindre début d'un commencement de preuve
pour étayer son propos – et revendiquer pour sa propre
personne le statut privilégié de valet de chambre de l'Histoire
– se comparant au Dante de la cour des Médicis et au
Saint-Simon du Versailles de Louis XIV –, il persiste dans le
même registre de l'identification réductrice, en imaginant à la
fin un Foucauld non pas épris de simplicité et d'humilité mais de
grandeur et de mégalomanie, désirant exercer sa toute-puissance sur
lui et sur les autres, un destin national et une renommée
universelle : la fameuse postérité, ce succédané d'éternité,
que lui, Jean-Edern Hallier, aurait bien voulu obtenir, s'il avait eu
seulement le courage de renoncer à tout ; il oublie
surtout que Dante Alighieri et que le Duc de Saint-Simon étaient,
eux, réellement des pairs et respectés comme tels, et non des
changeurs de draps et des scrutateurs de trous de serrure. Inverti
virtuel, Hallier était pourtant averti, il le savait pour l'avoir
écrit au tout début de son Évangile
du fou :
il faudrait un saint pour écrire la vie d'un saint. Pouvait-il
s'imaginer un Foucauld simplement animé par l'amour des autres ?
Par l'amour de Dieu ? Les deux ne se différenciant pas ?
Encore faut-il y croire, à cet amour universel : autant
demander à un sourd de parler de musique, à un aveugle de parler de
peinture, à un journaliste de parler de vérité – et à un
écrivain, ce sommet de vanité, de parler de sainteté. Qu'importe
en fin de compte que le désir de sainteté d'Edern Hallier
revendiqué au terme de sa biographie intellectuelle soit sincère ou
pas, que son aspiration à l'enfance retrouvée s'avère authentique
ou non – le soupçon de la généalogie n'apprenant jamais rien sur
la vérité, mais seulement sur les origines de l'erreur –, les
saints n'ont rien à craindre des réquisitions d'un avocat du diable
et la jeunesse n'a que faire de ces éducateurs qui désirent les
déposséder de leurs premières expériences ; que le premier et les
seconds, qui prétendent toujours savoir ce qui est le vrai et le bon
pour nous, bien mieux que nous-mêmes – ce qui définit en
propre le viol –, apprennent une bonne fois pour toutes que la
sainteté et l'innocence sont sacrées, et que ce n'est pas parce
qu'on rate la première qu'il faut se venger de la seconde. Vérité
de la pédophilie, qui est aussi le crédo de notre époque :
c'est de manquer le sacré que l'on profane tout ce qui est beau, pur
et précieux. Le pédophile ne sacralise pas l'enfance, il ne la
sanctifie pas de son désir, il la souille délibérément ; il
ne cherche pas à retrouver ce qu'il a perdu, mais à perdre
volontairement chez l'enfant ce qu'il n'a pas pu ou su garder en
lui ; il se rembourse sur la chair des abus physiques ou moraux
dont il estime avoir été la victime, il se venge du temps qui passe
et qui pour lui abîme tout – ressentiment temporel qui n'est
que l'autre nom du nihilisme –, il s'évertue dans le mal à
faire payer aux anges le fait de ne pas être un saint – d'où
la damnation redoublée du prêtre qui se livre à la pédophilie.
Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay