mardi 31 décembre 2019

Drôles d'années 80 - extrait






    Drôles d'années 80, c'était l'époque où la pédophilie était une mode avant de devenir un cynisme, quand Gabriel Matzneff en faisait l'apologie à la télévision, que Libération la promouvait dans ses colonnes, que le philosophe René Schérer, se réclamant de Deleuze, la défendait à l'université et qu'Hervé Guibert, fan de Balthus et ami de Michel Foucault, la fantasmait tout en révélant dans ses ouvrages les pratiques sexuelles et touristiques de ses amis. Initiation socratique, éducation sentimentale et sexuelle, démarche esthétique : tous les alibis étaient bons pour échapper au jugement moral et aux poursuites judiciaires. Edern Hallier dans L'évangile du fou ne procède pas autrement, cherchant à ses nouveaux penchants de quadra sur le retour une bien étrange caution spirituelle. Pour lui, son homosexualité latente et celle prétendument cachée de Charles de Foucauld sont du même ordre : c'est le rêve commun d'un retour à l'enfance à volonté, l'aspiration à son intransigeance rebelle, à son entièreté, l'idéal d'une innocence retrouvée. C'est la cause de soi qui ramène lentement à la pédérastie, écrit-il, la découverte tardive d'un cristal englouti et infracassable, l'enfance. De la particularité de son érotisme, Hallier ne se contente pas de faire une généralité de la vie de Foucauld, il la transforme en loi universelle de la sainteté – le saint étant pour lui, qu'il se l'avoue ou non, un homosexuel divin épris du Christ, de l'époux céleste, de soi-même, et des petits enfants qu'on laisse venir à lui. C'est là le crime le plus grave d'Edern Hallier, pire que la faute de style – mais qui, au fond, revient au même –, celle qui consiste à réduire ce que l'on ne peut comprendre et à rabaisser à son niveau ce qu'on ne peut atteindre. Comment a-t-il fait pour céder au psychologisme, cette misère de la pensée, qui envisage toujours les motivations et les intérêts d'une cervelle sans jamais considérer la vérité elle-même, ce qu'elle énonce et ce qu'elle contemple, autrement dit la tare majeure des commentateurs et des chroniqueurs qu'Hallier a toujours prétendu combattre, sous le nom de sous-culture journalistique ? C'est ici le signe d'une décadence qui ne trompe plus, quand un ancien aristo se trouve réduit à faire le valet de chambre, prétendant révéler des secrets de literie pour se distinguer. Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre, se plaît-on à citer, de Goethe ; on oublie souvent le reste de la citation : cela vient simplement de ce que le grand homme ne peut être reconnu que par ses pairs. Et ceci, définitif : Le valet de chambre saura probablement bien apprécier ses égaux. Jean-Edern Hallier a beau dire après qu'il importe peu que Foucauld ait couché ou non avec ses compagnons d'exil – ce qui vaut mieux lorsque l'on ne possède pas le moindre début d'un commencement de preuve pour étayer son propos – et revendiquer pour sa propre personne le statut privilégié de valet de chambre de l'Histoire – se comparant au Dante de la cour des Médicis et au Saint-Simon du Versailles de Louis XIV –, il persiste dans le même registre de l'identification réductrice, en imaginant à la fin un Foucauld non pas épris de simplicité et d'humilité mais de grandeur et de mégalomanie, désirant exercer sa toute-puissance sur lui et sur les autres, un destin national et une renommée universelle : la fameuse postérité, ce succédané d'éternité, que lui, Jean-Edern Hallier, aurait bien voulu obtenir, s'il avait eu seulement le courage de renoncer à tout ; il oublie surtout que Dante Alighieri et que le Duc de Saint-Simon étaient, eux, réellement des pairs et respectés comme tels, et non des changeurs de draps et des scrutateurs de trous de serrure. Inverti virtuel, Hallier était pourtant averti, il le savait pour l'avoir écrit au tout début de son Évangile du fou : il faudrait un saint pour écrire la vie d'un saint. Pouvait-il s'imaginer un Foucauld simplement animé par l'amour des autres ? Par l'amour de Dieu ? Les deux ne se différenciant pas ? Encore faut-il y croire, à cet amour universel : autant demander à un sourd de parler de musique, à un aveugle de parler de peinture, à un journaliste de parler de vérité – et à un écrivain, ce sommet de vanité, de parler de sainteté. Qu'importe en fin de compte que le désir de sainteté d'Edern Hallier revendiqué au terme de sa biographie intellectuelle soit sincère ou pas, que son aspiration à l'enfance retrouvée s'avère authentique ou non – le soupçon de la généalogie n'apprenant jamais rien sur la vérité, mais seulement sur les origines de l'erreur –, les saints n'ont rien à craindre des réquisitions d'un avocat du diable et la jeunesse n'a que faire de ces éducateurs qui désirent les déposséder de leurs premières expériences ; que le premier et les seconds, qui prétendent toujours savoir ce qui est le vrai et le bon pour nous, bien mieux que nous-mêmes – ce qui définit en propre le viol –, apprennent une bonne fois pour toutes que la sainteté et l'innocence sont sacrées, et que ce n'est pas parce qu'on rate la première qu'il faut se venger de la seconde. Vérité de la pédophilie, qui est aussi le crédo de notre époque : c'est de manquer le sacré que l'on profane tout ce qui est beau, pur et précieux. Le pédophile ne sacralise pas l'enfance, il ne la sanctifie pas de son désir, il la souille délibérément ; il ne cherche pas à retrouver ce qu'il a perdu, mais à perdre volontairement chez l'enfant ce qu'il n'a pas pu ou su garder en lui ; il se rembourse sur la chair des abus physiques ou moraux dont il estime avoir été la victime, il se venge du temps qui passe et qui pour lui abîme tout – ressentiment temporel qui n'est que l'autre nom du nihilisme –, il s'évertue dans le mal à faire payer aux anges le fait de ne pas être un saint – d'où la damnation redoublée du prêtre qui se livre à la pédophilie.





Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay




mardi 24 décembre 2019

Pars loin l'aventure est infinie - premières pages, suite







    Après avoir posé les valises et découvert les chambres, sans climatisation ni ventilateur, au mobilier sommaire et au lit équipé d'une simple moustiquaire, mon oncle nous emmène au village. Des habitants, plus curieux que d'autres, surtout des femmes et des enfants, nous suivent à quelques pas. Yédo, le boy de mon oncle, ne me quitte pas d'une semelle ; nous avons le même âge – quatorze ans – mais lui, vêtu d'un seul short, a déjà la stature d'un jeune homme athlétique aux muscles secs et saillants, alors que je dissimule mal sous une chemise flottante et un pantalon large qui me font transpirer l'embonpoint d'un adolescent occidental trop bien nourri. Il me sourit tout le temps, les filles qui nous suivent, des adolescentes de douze ou treize ans aux corps de femmes dont les reins cambrés et les seins dressés me troublent, n'arrêtent pas de rigoler en me regardant.
    
    Mon oncle soulève un rideau de toile pour nous faire pénétrer dans une case étroite où il est impossible de se tenir sans baisser la tête ; il salue un homme allongé sur une natte à même la terre battue ; il n'y a rien d'autre dans sa demeure, pas de table ni de chaise. Mon oncle parle en bété et l'homme soulève le drap, exhibant des testicules énormes, si gros qu'ils lui interdisent tout mouvement – s'il voulait se déplacer, il serait obligé de les mettre dans une brouette pour y parvenir, chacune de ses couilles devant peser quinze ou vingt kilos. Éléphantiasis des testicules, tranche mon oncle ; il nous montre ça pour illustrer le manque de médicaments dans la province, l'hôpital à plusieurs centaines de kilomètres de piste, l'absence de soins si l'on n'a pas d'argent, la corruption jusque dans le milieu médical, l'infirmier véreux qui réclame un bakchich avant de faire la piqûre, qui la fait dans le matelas si le patient n'a pas d'argent. Mon oncle n'est pas du genre à mettre en spectacle la misère pour sensibiliser les personnes sur les difficultés rencontrées en Afrique ; il préfère mettre en avant le positif, ce qui s'y réalise grâce à la bonne volonté combinée des Occidentaux et des Africains. Lorsqu'il revient en Normandie, tous les trois ans, et qu'il organise des soirées d'appel aux dons durant lesquelles il projette dans les maisons bourgeoises et dans les fermes des diapositives des missions étrangères, il sélectionne les images de ce qu'il a lui-même accompli avec les habitants du village, les projets qu'ils ont menés à bien, mais aussi la joie de vivre des enfants, la beauté des femmes ; il a remarqué que les sommes récoltées étaient beaucoup plus importantes que lorsqu'on représente le dénuement, la maladie et la mort, comme le font les associations caritatives larmoyantes. Mais là, nous sommes sur le terrain, il n'a aucune raison de nous cacher la réalité de ce qui est.
    
    Yédo m'emmène par un chemin de terre voir les arbres, les hévéas, les hibiscus, les frangipaniers dont les fleurs dégagent une odeur qui m'attire et m'écoeure, les filles nous suivent toujours ; la plus grande, qui fait cinq centimètres de plus que moi, vient à ma hauteur et me demande mon prénom, elle c'est Mayéni, elle a treize ans ; je réponds Frédéric, mais les deux r de mon prénom l'empêchent de le répéter correctement, tout comme Yédo ; durant tout le séjour, je m'appellerai Fédéic. Yédo déterre un tubercule de manioc, en gratte la peau et m'en fait goûter la chair ; je trouve ça amer, il m'explique que c'est la base de leur alimentation, plus que le riz qui ne pousse pas ici et qui est trop cher, on le pile pour en faire de la farine et on le cuit, cru c'est immangeable et l'on peut s'empoisonner ; entendant ça, je m'empresse de recracher ce que j'ai mâché, Yédo éclate de rire, il faut en manger beaucoup avant de mourir, continue-t-il de rigoler. Nous chassons les margouillats, les lézards qui se chauffent au soleil sur les troncs d'arbres, à coups de cailloux, nous nous mettons à courir, sans raison, pour le plaisir de courir, chose que je n'ai pas faite depuis l'enfance. Arrivé à la maison, essoufflé, je me fais disputer par mes parents et par mon oncle, tu étais où ? Qu'est-ce que tu foutais ? On t'a pas vu, on s'est inquiété, c'est le premier jour et toi tu disparais ? Je prends honte devant Yédo et les filles. Je comprends que je n'aurai pas de liberté pendant le séjour, comme je le redoutais, qu'un terrible ennui m'attend, coincé entre mon père, ma mère et mon oncle. Ce dernier ajoute, ne plaisantant qu'à moitié, avec tes cheveux longs et tes kilos en trop, on aurait pu te prendre pour une fille et t'enlever, tu n'as jamais entendu parler de la traite des blanches ?




Premières pages de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay
à paraître prochainement






mardi 17 décembre 2019

Pars loin l'aventure est infinie - premières pages







          Au poste de contrôle, les policiers en faction demandent de l'argent aux automobilistes qui désirent passer. S'ils refusent ou qu'ils n'ont pas d'argent, la barrière reste fermée et ils sont contraints de faire demi-tour. Lorsqu'ils s'adressent à mon oncle, exhalant de leur haleine des vapeurs d'alcool de palme, celui-ci montre une petite croix accrochée à sa chemise et leur fait honte de racketter un homme d'Église. Oh pardon mon Père, je n'avais pas vu, vous pouvez passer. La barrière se lève, nous reprenons la route qui mène à Man, après avoir emprunté l'autoroute qui conduit d'Abidjan à Yamoussoukro pendant plus de trois heures, sans jamais croiser une seule voiture. Les Ivoiriens, dont très peu possèdent de véhicules motorisés, s'en servent pour faire sécher le maïs, le riz, les piments, le long des bandes d'arrêt d'urgence, ou pour mener un animal, vache ou âne, souvent leur seul bien, au bout d'une corde. Large de quatre voies avec un réverbère tous les cinquante mètres, cette merveille de bitume lisse a été tracée droite à travers la jungle et les collines par Houphouët Boigny pour accéder à son village natal, transformé selon son désir en capitale de la Côte d'Ivoire, où il a placé un palais présidentiel, inspiré de Versailles, aux dimensions pharaoniques, gardé par de hauts murs, des sentinelles armées et des caïmans. Il vient de décréter avec la même souveraineté la construction de la plus grande basilique du monde, Notre-Dame de la Paix, qu'il compte offrir à Jean-Paul II, au milieu de nulle part dans la forêt ; le chantier vient de commencer. Face aux protestations concernant le coût exorbitant de la construction, estimé à plusieurs milliards de francs-CFA, le président africain a rétorqué que le lieu de culte était construit à ses frais, sur sa fortune personnelle.

     Devant l'indignation qu'inspirent à mon père les policiers corrompus et alcooliques, mon oncle prend le parti de les excuser à moitié : certains mois, le plus grand nombre en fait, ils ne sont pas payés par une administration qui accumule dans le traitement des salaires des fonctionnaires des retards considérables ; ils ont des familles qu'il faut qu'ils nourrissent, ils sont bien obligés de se payer eux-mêmes. Mon oncle allume sa énième gitane-maïs sans filtre dont les cendres virevoltent sur nos vêtements et dont l'odeur me donne, avec les virages que la voiture entame à travers les montagnes jalonnées de rizières, des hauts-le-cœur et des nausées de plus en plus difficiles à supporter. Il continue sans animosité à détailler les gabegies et les gaspillages de la françafrique, les délires administratifs, la corruption généralisée des représentants du pouvoir, de la famille présidentielle, les situations ubuesques, la longue litanie de injustices et des violences sociales. Pourtant la Côte d'Ivoire est riche, insiste-t-il ; longtemps surnommée la Suisse de l'Afrique, elle est riche de ses habitants, de sa jeunesse, de ses ressources – principalement du café et du cacao, mais aussi des céréales, du bois, du diamant et de l'or, il y a même du pétrole et du gaz – mais cela ne profite qu'à une toute petite minorité de la population, dont la plus grande partie vit en dessous du seuil de pauvreté, n'ayant accès ni à l'eau potable ni aux sanitaires, encore moins aux soins ou à l'éducation. L'église catholique, solidement implantée en Afrique de l'Ouest, au cœur de la vie sociale et au contact permanent des plus pauvres, est bien placée pour connaître les maux dont souffre le pays, comme tant d'autres nations du continent africain, pour mesurer à quel point l'argent est mal investi, gaspillé et détourné, au détriment du peuple. Mon oncle, plus grave, prédit l'éminence, aux départs des derniers Occidentaux, d'une guerre civile fratricide entre ethnies, que les côlons puis le gouvernement indépendant se sont évertués, aux travers de découpages administratifs et géographiques aberrants, à séparer lorsqu'elles étaient unies et à unir lorsqu'elles étaient opposées, la vieille devise du diviser pour mieux régner ne s'étant jamais aussi bien appliquée qu'en ces contrées.

    Nous prenons une route départementale, mon oncle garde le pied au plancher, tenant à réduire au maximum les six heures de trajet prévues qui me paraissent, après les huit heures d'avion, interminables. J'ai toujours été malade en voiture, c'est quelque chose que mon père ne comprend pas et qui l'exaspère, pour lui c'est dans la tête, de la mauvaise volonté, si je faisais des efforts aussi, alors que lui-même, dès qu'il ne conduit pas ou qu'il monte à l'arrière, ne se sent pas très bien non plus, sans vouloir le reconnaître. Nous roulons les fenêtres ouvertes, l'air moite et tiède qui s'engouffre dans la voiture ne nous rafraîchit qu'à peine ; je suis trop gros et je sue, mes habits collent, mes cheveux, trop longs, me tombent sans cesse sur le front. Une fois sur les pistes de terre rouge, roulant toujours à vive allure, mon oncle prévient mon père, si tu croises un animal ici, poule ou chien, ne freine pas, tu risquerais une sortie de route, et si tu écrases un enfant, ne t'arrête surtout pas, tu te ferais lyncher sur place – la vue du sang rend fous les Africains –, quitte à te rendre à un poste de police après, mais tu as intérêt à avoir de l'argent si tu veux sortir de prison assez rapidement.

     La voiture s'arrête en bord de piste ; la route m'a coupé l'appétit mais je suis soulagé de pouvoir me dégourdir les jambes et de respirer un autre air que celui du moteur et de la gitane-maïs. Nous nous installons dans l'herbe, non sans avoir battu des pieds auparavant pour éloigner d'éventuels serpents. Ma mère sort de la valise des victuailles que mon oncle n'a plus guère l'occasion de goûter depuis qu'il est en mission et qui le mettent en joie : saucisson, rillettes, jambon cru, camembert ayant survécu à l'épreuve des soutes – à la gelée des dix mille mètres comme à l'étuve des aéroports –, oranges, bouteille de vin et calva de Normandie. Des enfants sortent des herbes hautes et approchent timidement, deux garçons et une petite fille à moitié nus, attirés par la nourriture, les yeux effarouchés. On ne meurt pas de faim en Côte d'Ivoire, ce n'est pas la corne d'Afrique, l'Ethiopie ou la Somalie, soutient mon oncle en les voyant, mais on mange rarement à sa faim. Ils nous regardent tout le temps du pique-nique, j'ai de plus en plus de mal à avaler face à eux. Ma mère demande si on doit leur donner quelque chose, mon oncle leur dit de venir plus près, tente un dialecte local, tu n'as qu'à leur jeter les épluchures, ce n'est pas tous les jours qu'ils pourront goûter du camembert et de l'orange, rigole-t-il. Aucun de nous n'ose le faire, on ne sait pas si mon oncle plaisante ou non ; ils leur fait signe de la main, ils s'avancent craintifs, ils leur lance les pelures de fromage et de fruits, les enfants se précipitent et les avalent hâtivement.

                                              

Premières pages de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay
à paraître prochainement



mardi 10 décembre 2019

Nouveau roman





Pars loin


l'aventure est infinie




Nouveau roman

de Frédéric Gournay

1000 pages


à paraître prochainement