mercredi 25 février 2015

Contradictions - Extrait


Je n’ai pas le droit de penser ça mais je le pense quand même. Si ça se trouve, c’est ça qui me nique la vie, juste une idéologie à la con, c’est-à-dire une vérité partielle qui veut passer pour la vérité, ma manière à moi de vouloir imposer aux autres mon intérêt. Mais je ne peux pas m’en empêcher, de penser que le capitalisme est un nazisme, qui sélectionne les plus forts et élimine les plus faibles, que ce système étend partout la misère et l’ignorance, que cela fait autant de morts si ce n’est plus, même si c’est impossible de quantifier le mal que ça peut faire, le nombre de personnes broyées, anéanties par cette logique délirante. Les autres camps de la mort dans lesquels nous vivons, les vrais qu’on laisse tourner à nos portes. Le calvaire de la conscience, tu ne peux aider personne et personne ne peut t’aider. La désespérance qui nourrit la consommation, la consommation qui augmente la désespérance. Les gamins qui en demandent toujours plus à leurs parents à bout, à qui ceux-ci ne manqueront pas de faire payer en retour leurs innombrables renoncements. La fatigue, le dégoût, la conscience plus ou moins tue de l’absurdité de tout ça, les maladies toujours plus nombreuses, les remèdes toujours moins efficaces, les dépressions, les cancers, les suicides et les meurtres sur les routes, le commerce assassin, les guerres à distance, les peuples qu’on affame. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est un autre fascisme qui l’a emporté, c’est aberrant de penser ça, d’oser penser ça, mais je ne peux m’en empêcher. Je fous ma vie en l’air à penser comme ça, l’idéologie, c’est ça le plus grand danger, ce qui cause le plus de dégâts, qui donne envie d’éliminer, physiquement, son voisin. Il n’y a que l’idéologie qui arrive à ça. Mais le capitalisme ne montre pas son vrai visage, il ne laisse pas paraître l’enfance avortée, l’adolescence à se dévorer soi-même, l’âge adulte où l’on ne se souvient plus si un jour on a eu le choix, et si oui c’était à quel moment  ? Les heures à penser à la fin de journée, les journées à penser au week-end, les semaines entières à penser aux vacances, les vacances à ne penser à rien. Les années à détester son travail, à haïr ceux que l’on devait aimer, à ne plus attendre que la retraite et son enfer médicalisé où l’on regrettera au contact quotidien de la mort de ne pas avoir été un jour plus vivant. Je délire complètement, penser des choses pareilles, le nazisme, ce n’est pas le capitalisme, les Juifs, les Tziganes, les Homosexuels, ce ne sont pas nos vies, eux c’était la mort pour de bon, sans aucune chance d’en réchapper. Mais nous, c’est pire, on pourrait se sauver, on y passe quand même, avec notre complicité, on renie tout et on solde sa propre descendance. On collabore, on se dénonce. Pas besoin de capos, chacun surveille chacun, à ce qu’il ne s’évade pas, et si vous vous évadez, de toute façon, vous ne faites plus partie de la communauté des sous-hommes, c’est une autre forme de mort, comme fuir en refusant de combattre, ça ne donne pas de sens à la vie, on en crève tout autant. Je vais où comme ça avec cette idéologie ? Combien de temps vais-je continuer à penser de telles pensées ? Le faux luxe qui dissimule la vraie misère, la folie qui simule la raison, les intérêts particuliers la volonté générale, la fin qui justifie les moyens ? Partout des calculs de mort, la vie abstraite, la non-vie, la fausse vie, et par-dessus le marché le masque de la comédie. Il n’y a plus de maîtres, mais tout le monde est esclave de tout le monde, le fils au sortir de l’école exploite le père, la mère prostitue la fille et les frères se déchirent entre eux pour avoir la meilleure place. Je refuse de travailler, je veux dire vraiment, à temps plein et avec tout mon talent, de mettre mon écriture au service de l’esclavage généralisé. Combien de temps vais-je tenir ? Comment vais-je m’en sortir ? Mais je ne veux pas m’en sortir. S’en sortir, ça ne veut rien dire. Le plus dur, c’est d'y retourner, de revenir dans la caverne, pas d’en sortir, pour ça, il faut juste être un peu plus malin que les autres. Mais y retourner, c’est autre chose, délivrer les autres qui sont enchaînés. Je deviens complètement fou, à me prendre pour Platon, à citer la Bible que je lis tous les matins depuis un an, ou Hegel. Impuissance entêtée, poussière de particules, dépaysé dans le monde réel, banalité amère, conscience vile et vilaine, écho mourant, vanité vaine. Moi et mon idéologie, on creuse le dénuement. Moi et mon idéologie, on touche le fond. On va au bout des choses. Je n’ai rien eu et ça aurait été tout.



Extrait de Contradictions, roman de Frédéric Gournay
Paru aux éditions de L'irrémissible


mercredi 18 février 2015

Encore à l'Ouest - Extrait





    Carla mesurait la taille de mon sexe de moins que moi, et c’était une boule de nerfs, une sale petite énergie. Il arrivait que nous nous fâchions très vaillamment. Cela pouvait commencer ainsi :
« De toute façon, t’as intérêt à assurer parce qu’il y a des tonnes de mecs qui sont amoureux de moi
- J’imagine les débiles que ça doit être.
- Thomas il est débile peut-être ?
- Tu sais bien que Thomas est incapable de t’assumer.
- Thomas il travaille, lui, et il a du talent.
- Je voulais parler de sexe.
- Comment peux-tu dire des choses aussi vulgaires et prétentieuses ?
- Je dis simplement que les mecs dont tu parles ne sont que des écouillés.
- Mon pauvre vieux, regarde-toi, tu fous rien, t’es en vie, et encore ! » Elle plaça un coup de poing dans mon abdomen et pouffa. Je la saisis par les hanches, la renversai sur le parquet.
- « Sale con ! Cria-t-elle.
- Parfait, dis-je, je vais le nettoyer. »

    L’« ex » de Carla était un « dur à cuire ». C’est la première fois que j’avais à passer derrière un « dur à cuire ». D’habitude, les femmes me décrivaient leurs « ex » comme des chiffes molles vaguement sentimentaux, un peu chieurs, mais gentils. Elles se démerdaient toujours pour affirmer qu’elles ne les avaient aimés qu’un instant, voire pas du tout, que ce n’étaient que des passages. Je me délectais de ces récits aventureux, je me laissais bercer au rythme des histoires révolues, loin de la chimère du grand amour, en pleine réalité, en pleine trivialité, j’y trouvais un penchant au romantisme convenu, j’y évoluais comme un poisson dans l’eau, je raffolais de détails croustillants, tantôt drôles, parfois émouvants, souvent sordides, elles appelaient ça leurs erreurs de parcours. Si je m’amusais à raconter les miennes d’histoires, la plupart de mes amies opéraient des bons de trois mètres, virevoltaient, elles se choquaient vite fait, se mordaient de jalousie, ne voulant plus rien entendre, elles renâclaient, c’était le cataclysme, tout se soulevait, tremblements de lit, la plupart des femmes ne s’expriment qu’avec leur chatte, leur sexe leur sert de bouche, si ça crie alors nos princesses ! Parfois je continuais quand même, histoire de voir comment qu’elles se détestent entre elles. Carla en avait marre des histoires à la con, qui se terminaient invariablement dans les cris, les larmes, la colère et le sentiment de s’être fait blouser. Mais je connaissais le point faible de Carla : son cul. C’est par là que tout était récupérable, fallait lui proposer l’affaire avec un peu de manière autour, suggérer, avec des mots choisis, des mots cochons, le sourire de l’âme. Par contre, ce qui poussait à ne l’aimer que très modérément étaient ses reproches et sa sale manie de me voir travailler, suer, m’éreinter, paraît-il pour mon bien. C’est ainsi qu’un jour, j’avais pris mes cliques et mes claques. Je m’étais défait de la promesse de ne boire que quatre bières par jour, promesse que je ne tenais pas, elle m’avait demandé de choisir entre elle et l’alcool. Ce fut évident de trancher et j’avais rétabli mes quartiers d’hiver dans les cafés. Je m’étais trimballé en Europe, avais visité quelques musées qui me laissaient un drôle de goût dans la bouche. Un goût de déjà vu, un goût de mort.

    Quand je la revis, elle avait pris quelqu’un à ma place. Un dur à cuire. Un chat. Son chaton ne mesurait pas plus de quinze centimètres, mais elle m’avait prévenu de sa jalousie maladive. Il ne supportait pas qu’un autre pût coucher avec sa maîtresse. Elle m’avait été fidèle ou presque, m’attendant patiemment avec son bébé félin, chasseur de boules de laine, de souris et d’amants, de touche-pipi.
    Les femmes savent-elles encore baiser ? Je veux dire se donner. Elle s’était habillée sexy ce jour-là. Evidemment : nous avions rendez-vous, elle comptait bien m’exciter le système amoureux. Nous bûmes quelques verres et conclûmes rapidement que nous irions chez elle cette nuit. Elle s’était montrée avenante et quand je répondis au vendeur de fleurs que les roses sont le symbole de la fidélité et que moi, c’est pas mon truc, elle ne se fâcha pas mais sourit gentiment. Nous arrivâmes chez elle, le chat nous regarda, indifférent. Je jouai avec lui, tâchai de sympathiser, mais l’animal me rejetait avec l’indifférence et la condescendance qu’on connaît à cette race. Il m’ignora et trouva de meilleures occupations. Je laissai tomber le chat, m’occupai de Carla et connus une érection qui dépassa notre différence de taille. A la grande surprise de Carla, il nous laissa faire l’amour. Cela prouvait bien que j’étais un amant intouchable, supérieur. Cette fois, je l’avais joué à la douceur, aux caresses, félin… Cela poussa Carla à me susurrer qu’elle m’aimait. Comme je grognais, elle se rétracta et s’avoua qu’elle plaisantait. Il devait être neuf ou dix heures du matin quand on me réveilla. Le petit chat croquait mes pieds. Je n’avais pas la moindre envie, après la nuit que nous venions de passer, de me lever ou de voir mon sommeil dérangé. Mais plus je me retournais, plus il s’amusait des petites pelotes de cotons que formaient mes pieds sous la couette. Et si je me découvrais pour le repousser, il bondissait sur mes orteils. J’étais persuadé que ce chat ne jouait pas mais qu’il menait une danse perverse dans le but de m’évincer de l’appartement. De son appartement. Evidemment si je le rabrouais trop violemment ou le frappais, il eût réveillé Carla et nous étions bons pour une crise en bonne et due forme. Cette perspective ne me plaisait guère, d’autant que j’avais noté qu’elle ne désirait pas que je noue contact avec son chéri. Vous connaissez les femmes, exclusives ! Il me manquait encore une heure ou deux à dormir pour tenir la grande forme et je ne pouvais me résoudre à la violence avec ce petit chat débile qui, lui, n’hésitait pas à mordiller mes pieds, à les pincer ou les griffer si jamais j’esquissais le moindre geste. Je décidais de rester calme, j’optais pour le stoïcisme et la patience, le pardon zen, le flegme. Il s’arrêterait, vaincu par mon tact et mon indifférence. Il reprit de plus belle. Si je le repoussais de ma main, c’est à ma main qu’il s’attaquait. Je retirais les couvertures afin qu’il s’imagine bien, qu’il conçoive que mes membres n’étaient pas des pelotes de laine. Et n’acquiesçant plus nul mouvement, il se calma un peu. L’intelligence est animale. Ce matin là était torride. J’eus envie de me gratter les couilles, ce que je fis et comme je retirai ma main de mon entrejambe, le chat bondit pour entreprendre cette drôle de chose qui bougeait. Son saut manqua ma main et se figea ailleurs. Il planta ses griffes dans mes couilles qu’il lacéra de petits traits bien parallèles. Le chat de Carla avait griffé mes couilles ! Le petit salop ! Il s’était enfin attaqué au bon endroit et recula quand je lançai un inaudible ouille, avec un sale regard de petit couillon. Carla ne se réveillait toujours pas, quant à moi, il était inutile que je songe à me rendormir. Le chat avait raté sa mutilation, mais j’allais me venger avec ses propres armes, l’hypocrisie, la mauvaise foi, le jeu.

    Sa caisse se trouvait dans la salle de bain, je m’y rendis, à poil et vaporeux, je m’accroupis au-dessus d’elle et chiais un bon coup. Zoé me jugeait avec des yeux allumés, j’avais chié dans sa caisse. Ce chat avait un nom femelle et j’avais chié dans sa caisse ! Je me torchai, me rendis dans la chambre, m’habillai en silence, embrassai Carla puis pris le métro direction Belleville. Un ami exposait ses peintures. Il y aurait de nouvelles aventures. Carla et Zoé, je ne les revis jamais. De toute façon, je ne supporte pas les couples. 




Extrait de Encore à l'Ouest, recueil de nouvelles d'Hervé Quideau 
paru aux éditions De La Chair


mercredi 11 février 2015

Faux frère - Deuxième extrait



        Le bar tout en longueur donne sur une mini-scène surmontée d’un grand écran où est retransmis le match France-Grèce. Hugo m’assure qu’ils joueront, quel que soit le résultat, en espérant que la France ne perde pas et que l’ambiance ne retombe. Hugo ne m’a pas reconnu tout de suite quand je suis entré, ça fait des années qu’on ne s’est vu, j’étais en contre-jour ; j’ai pu l’observer, en attendant que le serveur décroche de l’écran, et le retrouver dans son élément, tel qu’en lui-même : roi du comptoir, régnant au milieu d'une cour de buveurs et de musiciens, hâbleur et séducteur, réclamant d’une voix forte une autre pinte. Putain t’as maigri, les cheveux courts aussi ça change, s’excuse-t-il, et c’est toi qui a les cheveux longs maintenant, ouais faut que je coupe tout ça, je vais finir par ressembler à un baba cool, je déteste les hippies. C’est sympa d’être venu, je savais pas si tu viendrais. Hugo n’est pas du genre à prendre le téléphone pour appeler ses amis, en quinze ans il a dû m’appeler trois fois, il n’est pas non plus du genre à manifester sa joie de retrouver quelqu’un. C’est mon frère qui, le revoyant par hasard sur scène, lui a refilé mon numéro, une semaine après j’avais un message m’annonçant qu’il jouait aux Trois Chapeaux rue des Cascades. On est en galère de derbouka, grince-t-il, ah ces Arabes alors, lance-t-il au serveur berbère, ta batterie elle est où maintenant ? Dans une cave en banlieue, chez mes parents, tu joues plus ? Non. Tu fais quoi en ce moment, tu bosses ? J’écris, d’ailleurs si j’ai plongé dans l’écriture c’est en grande partie de ta faute, responsable mais pas coupable, plaide-t-il. Quel genre ? Autofiction, même si le mot en lui-même ne veut pas dire grand-chose. On est d’accord, les histoires, ça suffit, on nous en a assez racontées comme ça, il faut descendre au cœur de l’intime, en se racontant le moins de mensonges possible, pour atteindre à l’universel. Il lève sa bière, tu connais ma phrase, si j’avais eu quelque chose d’exceptionnel, jamais je me serais permis d’écrire. Hugo a sorti un bouquin il y a des années, l’éditeur l’a torpillé et arnaqué, ça lui a coupé la chique, nette, mais il écrit toujours, des sacs de pages en vrac, rangés sous le lit, plein de chansons, un grand roman un jour, s’il s’y met. Et la philo, tu donnes toujours des cours ? Arrêté aussi, t’as été jusqu’où toi, déjà ? Maîtrise à la Sorbonne, putain ça fout ça, attends, tu vas me marquer un truc, une citation grecque, si jamais la Grèce vient à gagner, comme ça je la lirai entre deux morceaux, il pose un papier sur le zinc, sa liste de chansons retournée, n’envisageant pas que je puisse me dérober. Je ne sais pas quoi mettre, je sens bien qu’il m’attend sur ce point, c’est sa citation contre la mienne, la française contre la grecque, au bar qui est le maître. Je repense au Phèdre de Platon que je relis, note Quel dieu avons-nous suivi que nous poursuivons encore, à travers les images terrestres de la beauté ?, y ajoute, un peu plus bas, L’amour nous donnera-t-il des ailes ? Hugo, lisant à haute voix, est satisfait, ça jette ça, non ? Son guitariste à côté ne comprend pas trop, il est obligé de lui expliquer, le rapport qu’il faut faire entre l’amour et le divin, la baise comme moyen d’atteindre le ciel si tu préfères, ah ouais d’accord. Fabrice et Vincent qui sont arrivés à la mi-temps, ayant regardé la première partie de jeu chez eux, ne prêtent aucune oreille à Socrate et demeurent absorbés par le match. Eux aussi ça faisait longtemps que je ne les avais vus, surtout Vincent ; avec Fabrice j’ai toujours réussi à garder le contact, c’était mon premier guitariste, il m’a tout appris en musique, Marc avait voulu le virer à l’époque où l’on jouait ensemble, lui reprochant d’être trop blues et pas assez rock, en musique comme dans la vie, je n’avais pu me résoudre à faire ça à un ami, j’avais refusé et provoqué la fin du groupe. Fabrice devant sa bière et l’écran continue de prendre des kilos et des cheveux blancs, Vincent en buvant dix fois plus de perdre des cheveux et des dents. Nous avons été compagnons de comptoir pendant des années, aux Piétons rue des Lombards ou à l’Art brut rue Quincampoix, avec Hugo et d’autres, pour moi c’était la philosophie la journée, la musique le soir, les bars la nuit – quand dormais-je ? – en plus du travail de serveur ou de caissier, vingt-cinq heures par semaine. Je me rappelle qu’un prof de sociologie, notablement connu pour son alcoolisme d’ailleurs, nez couperosé et bagues aux doigts, s’était permis à la Sorbonne de dévaloriser la pensée café du commerce et autres philosophies de comptoir ; j’avais eu envie de lui répondre que j’en apprenais davantage sur la nature humaine et sur l’organisation de la société chez mes parents et plus encore dans les bars de nuit qu’à son cours soporifique – assommant de théories désincarnées –, endroits où nous fréquentions sans distinction des putes et des maquereaux, des commissaires et des inspecteurs de police, des petites frappes et des braqueurs sans envergures, des homos et des lesbiennes, des danseuses, des mimes, des peintres et des écrivains, tous adeptes plus ou moins revendiqués d’une marginalité de la nuit, rêvant ou subissant sa clandestinité. Le temps a passé et n’a pas épargné les plus sensibles, comme je peux encore le constater aujourd’hui. Hugo, à qui tout le monde prédisait l’avenir le plus incertain, de l’hôpital psy aux couloirs du métro dans le meilleur des cas, est peut-être celui qui s’en tire le mieux, toujours vif et vaillant, acéré, possédé par son art et beau baiseur de muses. 

        La Grèce vient de marquer et le dépit s’abat sur le bar. Pour le patron, la défaite de la France c’est une ambiance plombée et une recette divisée par trois, pour Hugo et ses musiciens, une salle à moitié vide et peu fervente. J’ai bien fait de prendre ta phrase, putain on joue comme des manches, c’est de ta faute Fabrice, la dernière fois la France a perdu et t’étais déjà là, tu portes la poisse. Un homme bien sapé et billet sur le comptoir lui demande de la mettre en veilleuse, Hugo gueule de plus belle, va te faire voir chez les Grecs, le patron intervient et joue l’apaisement. Tout le monde ici doit connaître les colères homériques d’Hugo, simiesque avec un physique à la Klaus Kinski ou à la Mick Jagger, yeux de fou et hurlements à la bave, gueulant comme un putois ou rageant comme un félin acculé – qu’il soit dans son droit ou dans son tort –, au gros dos et aux feulements dissuasifs, griffant et mordant peu en vérité, même si la possibilité n’est jamais exclue. Le match se termine dans l’atonie, les arrêts de jeux ne permettront pas à l’équipe de France de revenir. Hugo part s’accorder avec le guitariste, je reste avec Fabrice et Vincent, je les suis au vin rouge. Quel étrange hasard remet sur mon chemin les anciens amis ? Est-ce un signe ? Les actuels m’ennuient ou me déçoivent. J’accepte de moins en moins le pessimisme dogmatique de Pierre, l’attentisme je-m’en-foutiste de Marc, l’indulgence complaisante d’Erwan, l’hédonisme désespéré de Ben. Phrase terrible de Zarathoustra, Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur et non des cadavres. Est-ce parce que Ben a renoncé définitivement à la création, que Pierre semble vouloir abandonner, qu’Erwan paraît ne pas y arriver, que Marc ne se décide toujours pas, que je prends de moins en moins de plaisir et d’intérêt à les voir ? Je réalise que je n’ai eu comme amis que des artistes, ceux qui ne créaient pas ne le sont jamais restés longtemps. Est-ce parce que je suis maintenant engagé dans l’écriture, et peut-être dans une voie de non-retour, que je me dois désormais de ne plus me tromper sur les personnes, à commencer par moi-même ? J’ai invité ce midi Marc et Childéric à manger au resto, suite à la soirée sur le bateau, j’avais réservé la meilleure table, prévu du bon vin, ils auraient pu envisager de faire des morceaux ensemble, essayer tout du moins, ils ne sont pas venus, ni l’un ni l’autre n’a pris la peine d’appeler, ma mère m’a demandé, à 14 h 30, si elle devait laisser les couverts. Le concert d’Hugo commence, le son n’est pas bon, Hugo force trop sur la voix, les musiciens marquent tous les temps, seul le violoniste s’en affranchit, on ne l’entend pas assez. Je reconnais certains morceaux, pour les avoir travaillés avec Hugo, on avait monté un groupe avec Fabrice et Yves, cela n’avait pas duré ; peu assidu aux répétitions, souvent soûl, Hugo avait mis fin à l’aventure avant qu’on le fasse pour lui, non sans nous avoir démontré avec une mauvaise foi formidable qu’il était dans la vérité et nous dans l’erreur. Aucune nostalgie ne m’étreint, je me garde de ce faux sentiment, je me revois en ces années-là, étais-je plus heureux ? La mémoire est infidèle, elle ne parle que dans son intérêt. J’étais amoureux d’Estelle. Quand Hugo m’a demandé pourquoi c’était fini avec elle, je n’ai su quoi répondre, si ce n’est une platitude, la vie nous a séparés, on a pris des chemins différents. Elle était jolie elle, s’est-il souvenu. Le vin ne m’aide pas à entrer dans le répertoire, Fabrice discute foot, Vincent critique les musiciens ; aucune fille ne retient mon attention, seule une petite Black au crâne rasé y réussit deux minutes, avec une Arabe généreuse en salle, à peine plus. Hugo dédie une chanson aux amis fidèles comme une gueule de bois, dois-je me compter parmi eux ? Je suis sur le trottoir avant qu’elle ne soit terminée. Comme je titube, aucun taxi ne s’arrête ; seul un Malien, après trois quarts d’heure de mains levées pour rien, accepte de me ramener dans le treizième.



Extrait de Faux frère, roman de Frédéric Gournay
Paru aux éditions de L'irrémissible


mercredi 4 février 2015

Comment j'ai tué la troisième internationale situationniste






    Ploc... Paf... Je somnole un peu. C'est ça la révolution mondiale ? Ô girls ! Elle risque de rester encore sur le feu un moment...
Ariel est le serviteur bigle de notre Frankenstein de la théorie. C'est lui qui a trouvé ce gymnase prêté par une kinésithérapeute. Il a tout du VRP. C'est un pratique. Il nous interdit de fumer, de boire, de tousser, de nous moucher et de parler sans l'avoir demandé. Pied-noir dont le grand-père était Grand Rabbin de Tunis, il répète qu'il n'est pas juif sans doute parce qu'il ne va plus à la synagogue. Mais dès qu'il peut, il évoque l'identité juive et ses déchirements. Sous sa permanente auburn, telle une moderne Athéna casquée, son amie Joan Baizepa, ancienne des Black and Red, groupe de petits-bourgeois anarchistes américains, sourit à tout le monde. C'est elle, et personne d'autre, qui a l'honneur d'être assise à la droite de Jean-Luc Noyé.
    Raouf aboie qu'il ne veut ni Dieu ni maître. Il est conscient de ne pas avoir les moyens théoriques pour critiquer Noyé mais de là à le flatter, il y a un grand pas ! Sembene n'est pas comme tous ces prositus qui se laissent aller. Il prend soin de lui et de son apparence. C'est un play-boy, un sapeur. Il souhaite que des conflits éclatent et que ce qui est tacite cesse de l'être. Les Américains sont beaucoup plus avancés que Noyé. Eux la communication, ils la connaissent et la critiquent déjà depuis longtemps. Quarante personnes qui viennent de trente pays différents, c'est émouvant mais ce n'est pas une raison pour conserver des restes de bolchevisme, dit-il. Paolo Palmas n'est pas sûr d'être si insatisfait que ça. S'il était 100 % insatisfait, il serait parti. Parier pour parier, il leur propose de miser sur la satisfaction car à la fin ils seront peut-être trente-neuf satisfaits contre un insatisfait.
En fait, ils n'ont pour la plupart qu'une envie : fonder un club, être ensemble, s'aimer, se baiser les uns les autres. Mais comme ils se prennent pour des méchants, ils n'osent pas se l'avouer. Leur truc ce ne sont pas les idées mais l'affectif et tout ce non-dit, cet implicite les étouffe. Bercé par le doux ronron de leur échange, je laisse tomber mes paupières. Je rêve d'une émeute héroïque dont je serais l'éphémère leader. C'est agréable mais au bout d'un moment je me réveille en toussant comme un malade à cause de ma trop forte envie de fumer. Les autres en sont toujours au même point. Je résiste encore un peu. Je suis venu pour voir, écouter, apprendre. Je me suis juré mille fois de ne pas intervenir. Je n'ai rien à dire. Sembene revendique Le Banquet comme méthode. Qui est le plus beau ? demande-t-il. Lui ne veut pas d'une assemblée qui ne se définit que par rapport à ce qu'était l’IS et il ne veut pas non plus faire de la thérapie de groupe.
Soudain, je craque. Je le coupe. Pourquoi cet a priori ? C'est peut-être très bien la thérapie de groupe. Je défends l'insatisfaction. Pour eux, elle est abstraite. Pour moi, elle est concrète. Elle est la douleur, le sérieux, la patience et le travail du négatif. Le dépassement de l'insatisfaction n'est pas la satisfaction ! J'ai des cheveux très longs, un air de voyou et je cite Hegel, Noyé biche... J'insiste lourdement. Rien n'est supérieur à l'insatisfaction. Elle engendre l'Esprit. Ce n'est pas un sujet, c'est une méthode ! La non-réussite est la grandeur, la réussite tue. Je parle beaucoup, beaucoup plus que les autres. J'ai toujours eu cette capacité d'interrompre les gens tout en les écoutant en même temps ! Même Noyé avec ses interminables et bafouillant monologues parle deux fois moins que votre serviteur. Et moi tout le monde me comprend ! J'ai un don pour m'exprimer oralement. Je m'en sers rarement. Ce don ne supporte pas les tête-à-tête ou les petits comités. Il lui faut la foule. C'est l'organe d'un tribun. Je me mets à agresser le plus viril de tous, celui qui fait le plus révolutionnaire de bande dessinée, celui qui mentionne ses couilles à chaque fois qu'il ouvre la bouche, l'aîné des Nicaraguayens, Gerardo Palmas. Je veux être généreux avec vous, lui dis-je. Je vous veux apporter quelque chose et comme je suis venu les mains vides, il ne me reste que mon opinion à vous offrir. Et mon opinion, Dynamite, est que même si tu es sans doute généreux toi aussi, ta confusion masque tout. Tu es positif, un vrai boy-scout. Que dire de plus ? Pourquoi tu le prends mal ? Boy-scoutisme, ce n'est pas une insulte. Pourquoi tu ne t'aimes pas ? La haine de soi, c'est moche. Le scoutisme n'est pas seulement un encadrement de type militaire mais c'est aussi un mouvement qui permet aux enfants de partir ensemble en vacances et dans lequel on apprend à faire des BA.
Je leur explique que les situs ne se sont jamais comportés comme une bande de gens repus affirmant : voilà, on voulait construire une organisation révolutionnaire et c'est fait... Ils ont dressé leur propre bilan mortuaire. L'action positive de l'Internationale situationniste a été son propre sacrifice. Ils étaient prêts à tout pour rester insatisfaits. Être quarante ou tout seul, ce n'est pas la même chose. Un groupe a plus de force qu'un individu. Comment ? Vous êtes d'accord ? Je n'en veux pas de votre accord. C'est à jouer ! Dix tarés qui attaquent une banque ne valent pas plus qu'un solitaire rusé qui casse tout seul une bijouterie place Vendôme. Il faut faire travailler ce nombre, qu'il devienne productif. Je me suis levé ce matin en me disant : est-ce que j'y vais ou pas ? Je suis venu parce qu'il y a ici des gens. J'essaye juste de vous aider à démasquer tout l'implicite qui vous encombre les bronches, qui vous empêche de respirer. Il faut étudier tous les groupes existants dans le genre du vôtre. Ça ne va pas de soi pour moi. Ou pour le répéter autrement : pourquoi suis-je ici ? Être debout si tôt et parler avec des gens, c'est incroyable ! Je ne suis pas un membre de votre confrérie. J'espère que tout le monde le sait. Je suis ici un peu par hasard. Si ma solitude reste ce qu'elle est d'habitude, qu'est-ce que je fais ici ? Je vous donne tout ce que j'ai. Et vous, vous me donnez quoi ? Voilà, c'est exactement ça mon sujet ! Quand j'avais dix-huit ans, j'étais barman dans un bar de truands et je n'en suis pas devenu un parce que j'ai vite compris que toutes leurs activités de hors-la-loi n'avaient pour but que de rester ensemble. Ils étaient aussi grégaires que les flics. C'était une année avant mon service militaire et eux me proposaient sans arrêt de participer à de petits coups, faire le guet, etc. J'ai toujours refusé parce que je sentais bien que la finalité de leurs actions n'était pas un en-soi. C'était en 1967-68. Certains faisaient des braquages juste pour flamber, payer du champagne aux dix-huit Blue Bell Girls of Paris et ensuite le raconter cinq cents fois à leurs potes maquereaux. Les groupes existent... Jean-Luc parle des terroristes comme moi je parlerais du milieu tard le soir dans un bistrot à une gonzesse que je voudrais emballer. Je ne pense rien des terroristes. Je n'ai jamais eu aucun rapport avec eux. Je n'en ai jamais vu. Est-ce qu'ils existent ? C'est des histoires dans les journaux. Mais je connais les truands de l'intérieur. Ils veulent juste être ensemble et frimer ! Partons du principe qu'il n'y a rien au-dessus. Vous avez vraiment tous un problème avec l'abstraction ! Vous avez vu L'Âge d'or de Luis Buñuel ? Imaginez que l'escalier d'accès à cet endroit se soit effondré... Il n'y viendrait plus de gymnastes et on pourrait enfin fumer ! (Rires nombreux, certains hystériques.) On est bloqués ici et comme j'ai un paquet neuf de Gitanes sans filtre, on peut tenir un bon moment... Maniaque, tu ne peux pas juste venir ici et dire : voilà, je suis venu me soumettre à un chef, je veux un père. Les rares fois où j'ai participé à ce genre de choses, j'étais le chef et j'étais content. Je disais : voilà cinquante tracts, cent tracts, tu vas à tel endroit, tu les distribues (je claque des mains) et ça marchait admirablement bien. Pourquoi on ne ferait pas de thérapie de groupe ? Sembene, si tu sors d'ici insatisfait, tu sauras que tu n'as pas été dans un de ces endroits où l'on paye pour s'adapter au monde. Raouf et toi vous focalisez trop sur Jean-Luc et pas assez sur vous-mêmes. Maniaque, t'énerve pas comme ça. Moi, je n'ai rien contre Noyé. Il cherche lui... Je crois au travail, à la sublimation, aux hiérarchies naturelles. Quand Noyé parle, vous observez tous un silence que je n'hésiterais pas à qualifier de religieux... Vous en voulez une preuve ? Vous l'avez là ! Dès que c'est moi qui s'exprime tout le monde s'agite, se réveille, se désinhibe ! C'est d'ailleurs l'une des choses qui m'a impressionné quand je suis arrivé ici : six jours de conférence et pas une seule exclusion. Vous êtes une vraie machine à intégrer les gens ! Il ne faut pas se leurrer : ce qui a de la vie, ce qui vit exclut. Il ne s'agit pas d'exclure pour exclure mais à un moment donné, il y a des gens qui doivent partir d'eux-mêmes car ils ne se sentent plus concernés. C'est bien pour ça que je posais le problème du terrorisme, des sectes et du boy-scoutisme. Vous pouvez demander ce que vous voulez à cent millions de personnes. Allez-y ! Faites le remake d'Intolérance. Engagez soixante mille figurants ! Ne vous gênez pas pour moi. Refaites la guerre des Boers ! On ne peut pas satisfaire tout le monde en même temps... On a mentionné l'Internationale situationniste avant. Pourquoi ont-ils exclu de nombreuses personnes ? Par goût de l'exclusion ?
Ils servent du vin. Bien que cela soit strictement interdit, je n'y tiens plus, je m'allume une clope. Qu'est-ce qu'elle est bonne !
Maniaque parle du mouvement ouvrier. Je le traite d'ouvriériste. Eurydice parle de démocratie. Je lui dis d'aller se faire voir chez les Turcs. Et je continue à taper ainsi tous azimuts. J'augmente la vitesse. Je suis condamné à aller dans le mur. C'est lui qui vient à moi. Mon voisin, Raouf, à qui j'ai dit qu'il était grégaire, me traite de raciste. Je lui dis que j'adore les Noirs. Il hurle à nouveau que je suis un sale raciste. Je lui crache dessus. La salle éclate. Tous veulent me lapider. Les insultes coulent en torrents tempétueux. Un triomphe ! Les gens crient, hurlent, exigent mon expulsion. Mais à la stupéfaction de tous, Sembene, l'un des Sénégalais, prend ma défense. Noyé aussi. J'ai révélé deux vérités théoriques, dit ce dernier. L'épaisseur de l'implicite qui régnait ici et le peu d'investissement de certains. Comme au poker, il y en a qui peuvent suivre la mise et d'autres qui passent... C'est bien ! C'est ça la richesse ! Le monde a fait irruption, ici, bordel ! L'insatisfaction a pris place à cette table.


Extrait de Comment j'ai tué la troisième internationale situationniste, 
roman d'Yves Tenret paru aux Editions de la Différence