mardi 29 septembre 2020

Destin vache



        Les vaches paissent le long de la route sans regarder passer le car qui nous emmène vers Azilal. Je fais part de ma surprise à Assia, je n'ai jamais vu autant de vaches depuis mon enfance, les mêmes qu'en Normandie, c'est incroyable, venir au Maroc pour voir ça. Attention, ce ne sont pas des vaches normandes, Assia ne doit pas confondre, c'est de la Hollandaise, noire et blanche ; la Normande, elle, est marron et blanche, bringée comme on dit, parfois blonde ; la première est excellente pour la production de lait, la seconde est meilleure pour la viande. Dans les faits, ce sont les Hollandaises qu'on voit le plus en Normandie, la seconde guerre mondiale ayant décimé plus d'un tiers du cheptel traditionnel. Hollandaise, enfin, il faudrait plutôt dire Holstein, et même Prim'holstein ; avant elle s'est appelée la Pie noire, puis la Frisonne. Dis-donc tu t'y connais, tu parles, les vaches ce sont mes premières amours, souvenirs d'enfance à la ferme, gamin je leur grimpais dessus, je me frottais à elles, t-shirt relevé, contre leur poil dur et doux, ça me faisait un drôle d'effet, la Frisonne me faisait frissonner. La Hollandaise a souvent des pis énormes, si gros qu'ils l'empêchent de marcher correctement ; la Normande est plus costaude, et plus harmonieuse en même temps, le regard plus froncé, elle a l'air moins étonnée que la Hollandaise ; elle est venue avec les Vikings : il faut l'imaginer la Normande, sabots bien écartés, sur un drakkar. Assia rigole, pourquoi tu ris ? Si ça se trouve moi aussi je descends des Vikings – sérieux, les yeux bleus, l'implantation des cheveux, la carrure, tu crois pas ? –, les Vikings ont envahi à deux reprises la Normandie ; en tous cas, c'est ce que j'aimais à croire plus jeune, je préférais me rêver une ascendance d'aventuriers plutôt que de me reconnaître descendant de bâtards anglais. 

    Qu'on retrouve la Hollandaise au Maroc ne m'étonne pas finalement, les Hollandais l'ont emmenée jusqu'à Java, c'est elle qui a conquis le monde… Elle peut sortir jusqu'à cinquante litres de lait par jour, aucune autre race ne peut faire ça, même si son lait est moins riche et que sa viande n'est pas terrible ; sept ou huit lactations et c'est la réforme, comme disent pudiquement les éleveurs, autrement dit l'abattoir, inutile de continuer à l'engraisser. Voilà ce qui l'a emporté dans ce monde : la Hollande et la Réforme, la surproduction et la mort, il n'y a rien à redire. Rembrandt nous avait prévenus, bien avant L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme de Max Weber, il faut revoir ses toiles : c'est la victoire annoncée des marchands et des banquiers sur les artistes et les philosophes ; il ne nous reste plus, discrètement et en silence, dans la pénombre des bureaux et des ateliers, qu'à retourner aux vieux prophètes de l'Ancien Testament… Assia ne connaît pas plus le terme de réforme que celui de lactation, c'est normal, elle ne connaît rien aux bestiaux, elle reste stupéfaite quand je lui apprends que la vache est le seul animal qui change de sexe à sa mort. Comment c'est possible, ça ? Eh oui, une fois tuée, la vache devient du bœuf, simple question d'étiquette, la quasi-totalité du steak haché est faite avec de la Hollandaise d'ailleurs. Tu veux dire que le boeuf dans l'assiette c'est de la vache ? Et même de la vache folle des fois. Pauvres vaches parquées auxquelles on a fait avaler, sous forme de farines, les carcasses de leurs congénères, il y a de quoi devenir fou en effet, c'est comme si on nous faisait bouffer, dans des steaks hachés sous-vide, des restes humains. Je voyais les images à la télévision, les belles, les tranquilles, les sereines, se mettre à trembler, à ne plus tenir sur leurs pattes, à tomber sur le ciment des exploitations, le regard perdu, le cerveau parti en éponge, ça me retournait de les voir comme ça, les troupeaux entiers abattus dès qu'il y avait un cas déclaré ou une suspicion de contamination par des lots ; il fallait voir la tête des gendarmes et des vétérinaires, évitant les caméras ils n'en menaient pas large, et la mine de l'éleveur, souvent au bord des larmes… D'accord il les exploite et après il les envoie à l'abattoir, mais en attendant, il les aime ses bêtes, il en prend soin, une vache c'est que de la tendresse : une vie à donner du lait pour tous les veaux que nous sommes. Drôle de décennie, après le sang contaminé et les hormones de croissance, l'encéphalopathie spongiforme bovine refilée aux humains, la Creutzfeldt-Jakob… C'est toute une société qui s'est vue gagnée par une épidémie de consciences spongieuses et de têtes molles, jusqu'aux plus hautes sphères de la gouvernance : figures folles qui ne savaient plus entonner qu'un seul et même beuglement pathétique : responsable mais pas coupable. Fallait-il les euthanasier, eux aussi, comme le chantait Jean-Louis Murat dans Le Mou Du Chat ? C'était pourtant joli-joli, ce ronron des attardés… Peu de critiques ont compris le délire de Murat à propos des vaches, lui défend la Salers et l'Aubrac, l'aristocratie bovine, il a bien raison. 

    La vache c'est sacrée. Il n'y a pas que les Indiens qui la considèrent comme la mère universelle, la douceur par excellence, qui donne du lait à tous, y compris à ceux qui ne sont pas ses veaux, les Égyptiens, les Grecs, les Romains aussi en leur temps… Nietzsche lui-même considère que nous devons prendre exemple sur elle, sur sa patience et sa sagesse ; il attendait d'ailleurs de son lecteur qu'il soit capable de ruminer une pensée : qu'il soit disposé à réfléchir longtemps avant de pouvoir l'ouvrir à son sujet. Si seulement on pouvait avoir trois cerveaux comme la vache a ses trois estomacs, ou un triple usage de notre encéphale, dont certains scientifiques prétendent que nous n'utilisons qu'un dixième de ses capacités… Quoiqu'à simplement écouter les hommes politiques et les journalistes, on soit tenté de considérer que la proportion évaluée soit encore surestimée – il n'y a plus rien de sacré et plus personne ne prend le temps de réfléchir avant de parler. Pauvre Nietzsche, qui a eu à sa façon un destin vache, il a fini le cerveau tout ramolli.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 22 septembre 2020

La soif de Rimbaud (The Spirit of Mekong)



       Je n'ai pas renoncé à mon rêve d'alcool, dans un endroit comme celui-ci, sans aucun témoin, peut-être pourrais-je plus facilement soudoyer un garçon pour qu'il me serve, discrètement dans un verre à jus de fruits, un double whisky bien tassé ? Je tente le coup, les serveurs demeurent formels, no alcool today. Sacrée Reine de Thaïlande, déesse vivante aux lois inflexibles, qui par son décret me précipite aux enfers de la soif. Assis devant Assia, je me récite les vers de Rimbaud, j'ai tant fait patience, qu'à jamais j'oublie, craintes et souffrances, aux cieux sont parties, et la soif malsaine, obscurcit mes veines. L'alcool ce poison, au regard duquel toutes les drogues, héroïne comprise, m'ont toujours paru de gentilles plaisanteries. Là, il ne s'agit plus d'avoir un avis, ni même de savoir de quoi on parle, mais d'établir, pour de bon, une vérité définitive. Certains se perdent dans les phénomènes, d'autres trouvent des lois, chacun son domaine. J'ai pour moi le terrain, l'observation, la pratique et la théorie. Je suis né dans un bar – j'ai su jouer au flipper avant de savoir marcher –, j'ai deux oncles alcooliques, frères de mon père qui, lui, est passé au travers, je ne sais par quel miracle – il répétait qu'il n'avait pas de mérite, que l'excès d'alcool le rendait malade, ce qui vaut mieux quand on est patron de brasserie et que l'on ne veut pas couler son affaire –, j'ai passé ma jeunesse à observer, aux banquets normands, derrière le comptoir et en salle dans le bar de mes parents les attitudes et la geste des adeptes de l'éthylique, avant de passer moi-même à l'initiation. Mes parents ne m'ont jamais fait goûter la moindre goutte d'alcool, je m'y suis mis tout seul, comme un grand, c'est venu avec le rock et les drogues. À vingt-quatre ans, j'étais soûl tous les soirs, ce qui ne m'empêchait pas de passer, après des nuits d'excès, des UV d'épistémologie ou d'éthique et d'obtenir, pas si souvent il est vrai, les meilleures notes en prépa. À vingt-six ans, j'ai découvert ce que c'était d'avoir soif dès le réveil, de se servir un porto ou une bière à dix heures du matin. Avec le recul, je me demande si je ne cherchais pas, délibérément, à nuire à mon cerveau, à l'intelligence et à la mémoire dont j'étais doué depuis l'enfance, cancre favorisé que les professeurs n'ont jamais pu ni par la menace ni par le charme contraindre au travail, histoire peut-être de me défaire de la morgue et de l'orgueil qu'elles me conféraient – dire qu'avant j'étais capable de me taper trente pages de La critique de la raison pure au petit-déjeuner, en trouvant ça lumineux ; aujourd'hui, trois pages de Kant suffisent à m'assommer. Il y a les bonnes raisons de boire et les vraies. Couple, études, musique : tout partait de travers, voilà pourquoi je me suis mis à boire.

    Je détaille sur la carte les boissons du jour interdites, encore plus assoiffé rien qu'à les énumérer. Même le mauvais Mekong frelaté, je l'aurais avalé. J'ai réussi à réduire drastiquement ma consommation d'alcool pendant des années, ne m'autorisant des excès que le week-end, pourquoi ne réussirais-je pas à me contenir ce soir ? Je repense à toutes ces soirées passées à lire plutôt qu'à boire, aux amis évités, aux longues matinées d'écriture que ça permettait. Comment y suis-je parvenu ? J'avais un projet, un but, je voulais accomplir quelque chose. Ça, c'étaient les bonnes raisons d'arrêter de boire, la vraie raison, c'est que le manque d'argent m'empêchait de sortir et d'acheter de l'alcool ; j'ai découvert, dépité, le pauvre Merlot de supermarché. L'indigence rend vertueux, cela a au moins cet avantage, il faut avoir les moyens de son vice. Pas de tentations, pas de mérite, c'est injuste, mais c'est ainsi ; c'est comme la coke et les putes, encore faut-il pouvoir se les offrir avant de cracher dessus. J'ai bien conscience que je replonge petit à petit ; avec Assia, les sorties, les restos, les courses où il n'y a plus besoin de compter la monnaie de ses poches, les voyages à l'étranger, je me remets doucement mais sûrement à picoler. La bête s'est réveillée, elle a rompu la chaîne, je me laisse entraîner, je perds à nouveau le contrôle et la liberté. Comment lutter, aussi ? L'héroïnomane me fait rire, bien sûr que ses crises de manque sont plus difficiles, mais il lui suffit de cesser de voir deux ou trois amis toxiques et le sevrage est à portée de main. Il ne va pas trouver de l'héroïne en bas de chez lui, au supermarché, dans un bar, au restaurant, chez ses amis, chez ses parents, aux repas de famille ; il ne va pas voir en permanence des pubs pour l'héroïne dans le métro, dans la rue ou dans les magazines, des évènements et des concerts sponsorisés par l'héroïne, ni même célébrer, chaque année, l'arrivée de l'héroïne nouvelle, ni lire des articles sur les meilleures héroïnes, le classement des héroïnes les plus cotées, les bonnes affaires des héroïnes à petit prix issues de producteurs de pavot indépendants écologiquement responsables, ou recevoir dans sa boîte aux lettres des invitations pour la grande foire à l'héroïne qui vient d'être inaugurée à deux pas de chez lui. Personne ne s'amusera à soutenir devant lui que l'héroïne est une culture, une marque de savoir-vivre et de convivialité, synonyme de bonne humeur et de festivité ; on ne lui fera pas honte à une soirée d'oser refuser, par voie intraveineuse, une dose d'héroïne à peine coupée, ou de s'entendre dire, s'il dédaigne un second fixe, Attends ! C'est pas la même.

    J'ai fait une longue étude à la Sofres sur la dépendance, pour le compte de l'Observatoire des Drogues et des Toxicomanies, c'est le seul sondage pour lequel je me suis investi et durant lequel je ne me suis pas ennuyé une seconde ; on interrogeait les Français sur leurs rapports à l'alcool et aux drogues. Pour l'accoutumance et la nocivité, l'Observatoire s'était permis dans son rapport de classer l'alcool en deuxième, juste après l'héroïne ; cela avait provoqué un petit scandale à l'Assemblée et au Sénat. L'alcool, une drogue dure ? Les buveurs de vin, des toxicomanes ? Voyons, c'est absurde. Et l'art de vivre français ? Et le patrimoine ? Les rapporteurs n'étaient pourtant pas loin de la vérité. Ils l'auraient atteinte en classant l'alcool en premier.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 15 septembre 2020

Tintin dans sa bulle (tintinnabule en Asie)




        Ce que je redoutais le plus se présente à nous, une longue côte que grimpe allègrement le porteur d'Assia avec son poids-plume – bien qu'il doive sentir malgré tout les dix-huit kilos de son sac-à-dos rempli de fringues et de produits de beauté –, c'est un grimpeur qui s'envole quand ça monte ; le mien ralentit fortement, j'ai envie de descendre pour l'aider à pousser, je ne vais pas ajouter à la honte un affront, je ne suis pas certain que si l'on intervertissait les rôles le cyclo-pousse ne fasse pas du surplace, voire une marche arrière. Les images de Tintin et le lotus bleu me reviennent, aussi terribles que celle de Tintin au Congo ou Tintin aux Amériques, où l'on voit le héros d'Hergé confortablement installé à l'arrière d'un pousse-pousse tiré par un Chinois famélique à l'air exténué, ou alors assis, tout à son aise, dans une chaise à porteurs épaulée par des Noirs crépus et lippus à souhait, ou contemplatif douillet dans une pirogue que dirigent des Indigènes à la pagaie transpirant aux milieux du courant et des crocodiles. Ce sont évidemment des clichés coloniaux datés, dont il serait malhonnête de reprocher le racisme à un auteur de bande-dessinée qui pratiquait, dans les années 30, le récit d'aventures et la caricature, mais tout de même… Enfant, je découvrais dans le grenier de la ferme familiale les vieux exemplaires abîmés, éditions encore non expurgées des cases les plus compromettantes, des aventures de Tintin ; ce devait être les seuls livres de toute la maison, avec une Bible rarement ouverte et un dictionnaire souvent consulté ; les après-midis étaient parfois longues, je n'avais rien d'autre à faire. Il n'y avait pas que les soupentes qui sentaient alors le vieux et le renfermé, tout dans Tintin me paraissait daté et poussiéreux. Qu'Hergé ait été, comme tant d'autres, banalement raciste, misogyne et antisémite, j'étais bien incapable d'en juger étant enfant, quoique – je ne m'identifiais pas à Tintin, mais aux Indiens, aux Africains, aux petits Sauvages, ou alors à Milou –, aujourd'hui encore je me fous de savoir si Hergé a été collabo ou pas pendant la seconde guerre mondiale, quand il représentait en 1941 dans L'étoile mystérieuse des Juifs aux doigts plein d'argent et aux nez crochus – quand je vois ce que je passe à Céline…

    Ce qui compte chez un auteur, ce n'est pas son idéologie, aussi louable ou méprisable soit-elle, mais uniquement son style, c'est son style et lui seul qui le vaut, qui le sauve et qui sauve parfois l'humanité. Je n'ai jamais pu supporter le style d'Hergé : le trait propre, fermé sur lui-même, sans ouverture ni altérité, les cases homogènes où rien ne dépasse, les bulles carrées – une contradiction dans les termes – remplies avec une typo rigide de machine à écrire – plus jeune, je m'imaginais que les personnages devaient s'exprimer comme des automates ou des robots –, la fixité des caractères et des mouvements… Ce qu'Hergé a inventé, ce n'est pas la ligne claire, mais la ligne blanche, suprématiste en diable, obsédée de rigueur, de clarté, de propreté, d'hygiène, de classification et de forclusion : tout trahit en elle la hantise de la souillure et de la dégradation, de l'atteinte de l'autre et du temps. Ce n'est pas la pensée d'Hergé qui est fascisante, c'est son trait, tout simplement. Et Céline alors ? Il paraît que les jurons du capitaine Haddock seraient inspirés du premier pamphlet antisémite de l'auteur du Voyage au bout de la nuit. Mais le style de Céline, lui, explose toutes les catégories du discours et de la pensée, sans parler des valeurs sociales et politiques ; rien ne sort indemne de son œuvre : ni Dieu, ni la patrie, ni la famille, pas plus les Juifs que les Aryens, les colons que les colonisés. Quand j'y pense, le capitaine Haddock, le seul personnage qui me faisait vraiment rire, le délire et l'outrance, déjà l'ivresse et la verve, ce que j'aimais petit venait de Céline ? Grand lecteur aussi de Brasillach, Hergé n'a pas manqué en tous cas, dans ses livres pour enfants, de faire un clin d'oeil appuyé à Bagatelles pour un massacre.

    Clichés paternalistes ou illustrations de préjugés authentiquement racistes, il n'en reste pas moins que les images de Tintin à l'étranger poursuivent tout Occidental en voyage sous les tropiques, encore plus lorsqu'il se retrouve comme moi, avec son gros cul et son sac, à l'arrière d'un cyclo-pousse qui peine dans une côte qui n'en finit pas. Une mauvaise conscience suffit-elle ? À l'évidence, non. Un généreux pourboire permettra-t-il de la faire disparaître ? Que faire de ces gestes d'émirs arabes, de magnats russes au sortir des palaces et des casinos pour les grooms et les portiers ? Une fois arrivé, je tenterai de lui sourire, de lui demander son nom et son âge. En attendant, je serre les dents avec lui, espérant qu'après la côte apparaisse la gare routière, et non pas une autre colline, encore plus haute. Assia est passé sur l'autre versant, le jeune Thaï a pris un malin plaisir à semer son rival de course et à la dérober à mon regard. Je ne voudrais pas qu'on me vole ma nénette de poche, sait-on jamais ? D'un seul coup, je me sens responsable d'elle. Il suffit que je ne la voie plus pour qu'elle me manque. J'ai juré tout à l'heure mais c'est elle qui avait raison, à pieds avec nos sacs, on aurait mis une heure, surtout avec moi qui ne dors plus depuis des jours, ou si peu. On allait rater le car, la destination tant attendue, notre correspondance sans arrêt pour L'aube du bonheur.


Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay


mardi 8 septembre 2020

Around the world (un Belge en Asie)




        Christian n'a pas trop de problèmes de charges sociales et de personnel qualifié, il fait travailler des filles thaïlandaises ; lui ne fait rien, pas plus en cuisine qu'en salle, il regarde la télé, en buvant des coups. On n'a pas beaucoup besoin de le pousser pour qu'il parle de lui, Christian, il a du temps et des choses à raconter. Je connais son histoire, je l'ai déjà entendue – évidemment il ne se souvient pas de moi –, son tour du monde, ses bagages posés ici il y a vingt ans, son mariage avec Darunee, une fille du pays, la paillote qu'ils ont retapée, transformée en resto, d'abord fréquentée par les expatriés, puis par les touristes, essentiellement français, belges et suisses. Il connaît Koh Samui par cœur, il organise des excursions dans l'île, des sorties en bateau vers Koh Phan Gnan. J'en ai croisé quelques-uns, des expats comme lui, exilés volontaires, fâchés avec leur pays d'origine ou leur famille, orphelins de patrie, fils perdus ou prodigues, misanthropes fixés, ermites immobiles, quand ce ne sont pas tout simplement des blessés de la vie : Italien boiteux de Chiang Mai, Allemand borgne de Pai, Hollandais manchot de Bali, Français alcooliques d'Afrique, cœurs brisés venus de toute l'Europe. La plupart ouvrent un bar, qui ne fait pas ce projet de nos jours ? Acteurs, sportifs, hommes d'affaires, musiciens – tous mes potes font ce rêve –, à force de fréquenter le zinc, ils se disent que de passer de l'autre côté ne doit pas être très compliqué. Comme si c'était aussi simple que de recevoir des amis dans son salon… Ceux qui sautent le pas déchantent vite – eh oui, c'est un métier –, ils confondent recettes et bénéfices, ils boivent le fond de commerce et après deux ou trois années seulement, le temps que la banque réclame son argent et que les fournisseurs refusent de faire à nouveau crédit, ils cèdent le bail, sans rien avoir appris sur la gestion des stocks, la tenue d'une équipe et l'accueil des clients.

    Christian, lui au moins, tient le coup. Il ne bosse pas mais il surveille. Il a bien formé ses filles et l'affaire roule depuis deux décennies. Le ventre lourd et le rot irrépressible, je l'observe parler de sa vie sur l'île à Assia. Quand même, quel drôle de destin, commencer aventurier et finir taulier, au moins je n'ai pas ce fantasme ; ce serait plutôt le contraire, j'ai commencé le bar à quinze ans et je ne me vois pas y finir. Je sens dans sa voix, ses gestes, comme un ennui, une lassitude ou une tristesse cachée. Pense-t-il à sa jeunesse enfuie ? Ose-t-il se dire, dans ce cadre paradisiaque, qu'il s'emmerde ? Il fait bien encore quelques randonnées ; ce sont toujours les mêmes circuits, avec des clients qui se ressemblent tous plus ou moins, la tête farcie de poncifs sur la Thaïlande et les Thaïlandais. Je me fais des idées, c'est juste un mauvais soir, la saison n'est pas bonne, les affaires, pour tout le monde, sont difficiles cette année. Nous ne sommes pas nombreux, dans son petit resto.

    Je l'imagine, des kilos et des rides en moins, avec plus de cheveux, partant à la découverte du monde, sans doute hippie, peau de mouton et patchoulis, en minibus ou en stop, commençant par le Maroc, enchaînant avec la Turquie, puis l'Inde, le Tibet, l'Amérique du Sud. Il devait écouter les Pink Floyd, lisait-il Kerouac ? Il a fumé de l'herbe à Amsterdam, du kif à Chefchaouen, il a pris du LSD à San Francisco, il a dû essayer le peyotl au Mexique, connaître les premières transes à Goa, les hauteurs mystiques de Katmandou, s'est-il cherché à Bénarès un gourou ? Des Hippies, à Koh Samui comme ailleurs, il n'en reste pas beaucoup et il est de bon ton aujourd'hui de se moquer d'eux, de leur reprocher la naïveté de leurs idéaux et les échecs de leur rêve communautaire, mieux encore leurs coupables reconversions dans la publicité, les médias, la politique ou le monde des affaires. N'étaient-ils pas tous, au fond, des bourgeois honteux qui cherchaient à jouir de tout sans entrave ni frontière et qui, les expérimentations de la jeunesse passées, en musique, en drogue, en sexe et en voyage, n'aspiraient plus qu'à retrouver le confort matériel et moral d'où ils venaient ? Rien à voir avec les Beatniks en somme, qui eux étaient des prolos, rageurs et révoltés, avides de liberté et de jazz, individualistes dans l'âme qui ont su se perdre jusqu'au bout, à l'étranger, dans l'alcool ou l'héroïne. Les Hippies n'ont-ils été que les profiteurs de la mondialisation commençante, des précurseurs de la libéralisation de tous les domaines de l'existence – culturel et sexuel compris – qui devaient transformer progressivement la planète en une immense foire commerciale ? Les Hippies n'auraient été en fin de compte que des touristes, annonçant par là-même ce qui allait devenir la condition fondamentale de l'homme contemporain : être appelé à ne faire que passer, à suivre et à être remplacé, sans plus fonder qu'il ne laisse de traces, dans l'empressement et l'oubli.



Extrait de 
Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay


mardi 1 septembre 2020

Amazing Amazonia (Rudes roots)




        Je ralentis l'allure pour me mettre à la hauteur d'Awut, je pointe son t-shirt, super groupe, tu connais l'album Roots ? J'ai droit à un sourire, évidemment qu'il le connaît, c'est le meilleur de Sepultura, le seul que j'aie jamais écouté à la vérité, faramineux, qui a brisé toutes les catégories du hardcore quand il est sorti il y a sept ans, celui qui a poussé Metallica a arrêté le métal, je l'apprends à Awut, rien que pour cela on devrait les décorer. Roots, bloody roots, c'était bien la première fois qu'un groupe brésilien, qui ne faisait pas de la samba ou de la bossa nova, parvenait à se faire connaître en chantant autre chose que le soleil, la plage et les filles. Dommage que le chanteur à la voix gutturale Max Cavalera, pour des raisons plus qu'obscures, ait quitté le groupe l'année même de leur plus grande réussite artistique et commerciale – à croire que le succès est maudit –, ses textes engagés portés par une furie musicale peu commune, traitant du racisme, de la violence, de la répression policière, des années les plus sombres de la dictature militaire, avaient réussi à toucher une audience qui dépassait largement les frontières du Brésil et le cercle restreint des amateurs de métal hardcore. La défense des droits des Amérindiens, particulièrement bafoués en Amazonie, les avait conduits, lui et son groupe, à passer du temps au sein d'une tribu de Xavantès, des Indiens vivant à l'Est du Mato Grosso, afin de témoigner, comme tant d'autres, de la spoliation et de la disparition programmées par le gouvernement et les multinationales de ces peuplades originelles. En Thaïlande, la situation est loin d'être aussi dramatique, même si la sédentarisation et l'acculturation menacent tout autant l'identité et l'avenir des tribus du Nord.
   
    J'ai fait écouter à Assia, une seule fois, le Roots des Sepultura, elle a trouvé ça horrible, surtout le chant hurlé, pour elle ce n'était que du bruit, un vrai vacarme de sauvages. Le métal serait-il la musique même de la brutalité et de la férocité ? Un summum de bestialité morale et esthétique, comme beaucoup de personnes très bien éduquées le pensent ? Qui a idée de la révolte et de la colère qui peuvent être à l'origine du rock ? Si peu de personnes. Il faut l'avoir connue intimement pour pouvoir en parler. C'est une frustration que rien ne peut venir combler, c'est une rage que personne ne peut calmer ; ce n'est pas seulement une rébellion sexuelle, sociale et politique, c'est une insurrection spirituelle. C'est entre soi et Dieu. Si le métal est si souvent satanique, et toujours blasphématoire, c'est qu'il est encore une manière, la dernière et la plus désespérée, de vouloir s'adresser à Lui. Sepultura passe, avec les Deftones, pour les inventeurs du Nu Metal, comprendre le nouveau métal, n'hésitant pas pour les premiers à enregistrer avec des Indiens, des percussionnistes brésiliens et des musiciens occidentaux, pour les seconds à intégrer dans leur musique des éléments de la new-wave, du punk, du grunge et du trip-hop, les deux réussissant ainsi à s'affranchir de la sectorisation fanatique comme des classifications journalistiques. Le Nu Metal serait-il l'avenir du rock ? Ce qui est sûr, c'est que des groupes comme les Deftones, que j'écoute en boucle ces temps-ci, ou les post-hardcore de At The Drive-in, s'avèrent pour moi les derniers porteurs d'un feu sacré – avant l'extinction définitive ? – me procurant encore des frissons et des larmes, exploit auquel ne parviendra jamais le rock propret, plat et bas des Strokes ou de Phoenix, gentils rentiers issus des beaux quartiers et des grandes écoles qu'on tente aujourd'hui de faire passer pour de nouveaux rebelles.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay