Quel
paradoxe, pour ne pas dire quelle ironie, que d'avoir passé autant
d'années à étudier les plus grands penseurs pour en arriver à
décréter que la pensée n'est que seconde, voire troisième. Il y a
la vie, il y a l'art, bien des fois l'art avant la vie – la
musique avant tout –, et la pensée ne vient qu'après,
toujours à la ramasse, à la bourre et à côté. Il faut connaître
cette expérience, ce moment où la pensée s'arrête, quand la voix
intérieure se tait enfin, et qui ne m'arrive que lorsque je joue de
la musique avec Marc, Sacha et Aurélien et que nous sommes vraiment
ensemble – le sexe et la drogue ne sont rien à côté, ou si
peu de chose –, quand je parviens avec eux au point de fusion
musicale et émotionnelle le plus haut : je ne suis plus
moi-même, je ne suis plus mon corps, je suis l'instrument, traversé
tout entier par la musique, je deviens la musique elle-même. À cet
instant précis, le corps et l'esprit ne se différencient plus, ils
cessent de s'opposer ; ils se dissolvent pour en former plus
qu'un seul flux, une seule substance dirait-on en philosophie, une
unique vibration : comme un écho qui viendrait à la fois du
ciel et de la terre, ou du plus profond du cœur. L'incarnation, ce
n'est pas le Verbe qui se fait chair, c'est la musique qui prend
corps – la musique est le seul vrai langage universel –,
c'est un corps qui se fait musique, dans la donation du temps et le
battement du rythme, au point précis du présent, qui ne doit
jamais être ni en retard ni en avance. C'est tout le sens de la
mesure, de la boucle, de la tourne pour nous en répétition,
quand avec nos instruments nous faisons tourner le passé, le présent
et le futur sur eux-mêmes, jusqu'à les faire disparaître dans
leurs différences. Au commencement était le Verbe ? Au
commencement est la pulsation, le tempo – rythme du
cœur, pas de la marche, trot de la foulée, galop du sexe –, avant
les mots il y a le groove – mot intraduisible en français,
absent de tout dictionnaire – qui est la base même
de l'émotion, l'en-soi du sentiment. Chaque nouveau courant musical
est une révolution rythmique : à chaque révolution son beat.
Tous les grands musiciens sont des métaphysiciens et des
révolutionnaires. Je connais des tas de batteurs, qui jouent
techniquement dix fois mieux que moi, et qui ne parviennent toujours
pas, après des années de pratique commencée à l'enfance, à
groover. Des musiciens sans groove, ce sont des individus comme on
n'en rencontre que trop souvent dans la vie : des personnes sans
âme, sans cœur et sans tempérament. Ils ne sont ni dans leur
corps, ni dans leur esprit, ils n'habitent pas le temps présent ;
ils comptent trop les mesures, ils anticipent trop les breaks et les
changements de rythme à venir ; ils sont coincés du cul, ils
serrent trop les fesses sur leur tabouret, ils ne lâchent jamais
prise, ils sont incapables de danser. Je ne croirai qu'à un dieu
qui danse est un mot célèbre de Nietzsche, comment en pas y
souscrire ? Dieu, s'il existe, est pour moi musicien, même si
je sais que la musique que je joue n'est pas la sienne, mais celle du
diable, classiquement décrite comme telle, le rock ayant toujours
été considéré, que ce soit par les évangélistes américains,
les dirigeants communistes des pays de l'Est ou l’élite
intellectuelle européenne – Kundera et Sollers en tête – comme
une musique infernale. Les premiers rockers eux-mêmes, gavés
d'amphétamines ramenées de l'armée et roulant à tombeau ouvert à
bord de leur Cadillac, avaient la certitude avec leur musique d'aller
en enfer. Certains, avec plus de conviction que d'autres, s'y
rendaient sans détour. Quelle importance, entre l'illusion des
paradis artificiels et la certitude de la damnation, que je me perde
dans le rock, puisque je ne vis que pour ces moments-là, de groove
et de grâce, de duende ? Tout le reste n'est qu'attente.
Quand Marc a rejoint le groupe et que nous avons eu les premiers
contacts avec une maison de disques, il a demandé, à la fin d'une
répétition particulièrement réussie, comment éviterons-nous
le piège de la drogue ? J'ai répondu, avec aussi peu
d'emphase que d'hésitation : nous ne l'éviterons pas.
Frédéric Gournay