mercredi 30 décembre 2015

Radiohead - Kid A


        La pochette de l’album l’indique clairement : Radiohead se situe avec son enfant alpha « à six mille pieds au-dessus de la mer et bien au-delà de toutes choses humaines », dans des hauteurs glacées et volcaniques dont parle Nietzsche pour décrire le vrai lieu des créateurs : dans la plus grande solitude et à la limite de l’asphyxie, mais avec quel aplomb et quelle profondeur de vue. Musique ambiante animée de groove pâle, presque anémié, techno rugueuse aux effets minimalistes, arrangements classiques et instruments empruntés à la musique contemporaine ; le groupe exploite ici des tessitures musicales plus ambitieuses, expérimente des textures tonales inédites et réalise ainsi des sculptures sonores audacieuses dont les tonalités affectives ne sont pas sans rappeler la peinture émotionnelle de Rodko, son calme apparent et sa sourde violence contenue. Palpitations fragiles, voix presque désincarnée, gagnant ainsi en supplément d’âme ; cuivres incongrus, fanfare sarcastique soulignant l’absurdité du monde ; valse immobile chantant l’envie de disparaître ; plages atmosphériques consolant à peine : tout évoque ce retour à l’enfance à volonté dont est capable Thom Yorke, dans des chants aux réminiscences angoissées de réclusion forcée ou choisie. Radiohead s’écoute donc toujours autant avec le ventre, cœur pour eux de toutes les indigestions existentielles, mais ouvrant cette fois-ci la tête à des espaces infinis qui n’ont pour le coup rien d’effrayant.

Extrait de Chroniques des années zéro, de Frédéric Gournay
recueil d'articles publiés sur le net, à paraître prochainement 
aux éditions de L'irrémissible
(www.frederic-gournay.com)


mercredi 23 décembre 2015

Contradictions - Nouvel extrait








         J’ai dans les poches des cadeaux que je devais donner à Estelle depuis Noël. Cela fait des mois que l’on ne s’est pas vu, des semaines que l’on ne s’est pas téléphoné ; depuis que je suis avec Assia et qu’elle est avec ce mec plus âgé qu’elle, ça devient problématique pour nous de se voir. Lui pense qu’elle est encore amoureuse, que si elle me voit c’est comme si elle le trompait, que ça revient au même ; Assia, elle, ne veut rien savoir de ma vie d’avant, elle veut croire qu’elle est unique, qu’elle est la seule, qu’avec elle les choses sont plus intenses, plus belles. On a enfin réussi à bloquer un soir, en ce moment elle travaille beaucoup, elle a peu de temps pour elle, encore moins pour moi visiblement. Je prends la ligne de métro que j’ai prise pendant des années, je pourrais faire le trajet les yeux fermés ; les stations, les couloirs, la sortie sur l’avenue, avec le magasin de voitures à l’angle, l’horloge de la ville au-dessus, la grande rue à droite, la boulangerie au bout, puis la rue à gauche, les boutiques, la petite ruelle encaissée qui débouche sur une placette ouverte sur le ciel. Chaque lieu est investi d’un souvenir particulier, important ou anodin ; les endroits où l’on s’est embrassé, les restos où on allait, les commerces où on faisait nos courses, les bancs, les parcs, là où on s’est engueulé ou réconcilié. Ça me semble une autre vie, c’était une autre vie, qui ne reviendra pas même si je reviens ici. J’accélère le pas à mesure que j’approche, je m’aperçois que je suis impatient de la revoir, d’être à nouveau dans son regard, je veux pouvoir regarder comment elle me regardera, de la tête aux pieds pour voir si j’ai changé ; de quelle manière elle se tiendra, à quelle distance de moi. Il fait déjà nuit, j’arrive dans l’obscurité, comme un voleur ou un fantôme, il n’y a personne dans le quartier, je ralentis la démarche, je suspends l’instant, le temps de réaliser que je suis bien là, dans cette ville, devant cette porte, elle est derrière, elle doit lire ou faire ses affaires, m’attendre ou penser à autre chose. J’ai cru pendant des années qu’elle serait la femme de ma vie, que c’est à elle que je ferais des enfants, qu’on vieillirait ensemble, qu’on ne se séparerait jamais, je pensais que c’était possible, que ce ne serait pas glauque, pas sordide, pas médiocre, qu’on ne se ferait pas la guerre comme nos parents se la sont faite, qu’on ferait mieux qu’eux. 

    Je sonne. Je dois attendre de longues secondes, je l’entends monter l’escalier, elle ne presse pas le pas, elle m’ouvre. Elle se tient devant moi, à la fois victorieuse et un peu triste, radieuse et désolée. Elle sourit d’un sourire pâle, un peu retenu, on se fait la bise poliment, elle m’invite à entrer ; nous descendons l’escalier qui mène à l’étage du dessous, je regarde ce corps qui n’est rien du corps, qui n’a rien de corporel, c’est une grâce, une tenue un peu surréelle, c’est un autre rapport au monde. Elle a un peu forci, pris de bonnes épaules, un dos large, des bras sculptés, elle doit un peu trop pousser sur la fonte en ce moment ; elle a changé de coiffure, n’a plus ses longues tresses qui lui donnaient un air de princesse africaine, juste un défrisage, elle a l’air bien, peut-être un peu fatiguée. Je hume toutes les odeurs que je reconnais instantanément, je peux me les remémorer n’importe où rien que par l’imagination, les senteurs des plantes du salon, de la tapisserie, du bois et du liège, les effluves des produits d’entretien de la salle de bain, des placards, de la lessive et des assouplissants, le parfum sur son linge, l’odeur caractéristique de sa chambre. Rien, ou presque, n’a changé. Je m’assois à son bureau. On devait sortir, aller au restau, il est tard, elle est fatiguée, je dis que cela ne pose pas de problème, qu’on peut rester là, elle doit bien avoir des trucs à grignoter, je meurs de faim mais ne le lui dis pas, on va passer tranquillement la soirée au calme, à discuter. Elle remonte à la cuisine me préparer un plateau. Je la trouve un peu distante comme elle sait l’être, sans que cela ne se voit trop, juste assez pour le sentir sans pouvoir le lui reprocher. J'observe le lit, où il a dû se passer d’autres choses depuis moi, les livres, la bibliothèque prête à exploser, des piles entassées sur les côtés, les placards qui débordent de fringues, les dossiers posés à même le sol. Je m’y sens un peu à l’étroit, pas vraiment à ma place. J’attends, j’hésite à me lever pour aller la rejoindre, je ne sais plus comment être, je suppose qu’elle non plus. 

    Elle revient avec un plateau de gâteaux apéritifs, de charcuterie, de pain et de desserts, de chocolat. Pas de bière ou de vin. Elle s’assoit en tailleur sur son lit, mange un steak haché cru au couteau pour ses protéines. Je mange sur un bout de table, elle sur son lit. Je grignote à peine la moitié du plateau, tout me paraît dégueulasse, rien ne passe. C’est trop salé et trop sucré. Je lui donne les cadeaux, des compilations que j’ai faites, avec les nouveautés du moment, drum&bass, hip-hop, rock ou techno, j’ai fait aussi les jaquettes, en papier-cadeau rouge et or, avec imprimés dessus des sapins, des guirlandes et des cœurs. Evidemment, ça ne fait plus le même effet. Elle n’a rien pour moi. Elle me remercie, les pose, ne met aucun des CD dans la platine, m’invite à m’asseoir si je le désire sur le bout de son lit, elle calée bien au fond. Elle parle de sa fatigue due à son travail, de petits soucis de santé qu’elle ne détaille pas pour m’inquiéter un peu et pour s’excuser de la méforme. Elle parle de son boulot, dans son centre de prévention thérapeutique contre le suicide des jeunes, elle me fait part de son ras-le-bol du social, de son écœurement. Après les enfants handicapés, après la prison, après les toxicos, elle est écœurée des personnes qui bossent dans le social, de leur immaturité, de leur inconséquence, elle ne veut plus en entendre parler du social, il n’y a que des relations malsaines ; de véritables enfants qui s’occupent de la souffrance des autres sans même savoir ce que c’est, qui n’ont pas une seule seconde la moindre idée de ce que ça peut être de souffrir ; des psychologues pervers, des individus littéralement incompétents, qui se servent du malheur des autres pour se construire une carrière ; le social c’est de la merde elle me dit, ça pue, il faut qu’elle respire ça tous les jours, ça lui donne des nausées, réelles, les problèmes de santé, c’est lié à ça, l’envie de vomir pour de vrai, toutes ces personnes qui ne sont que dans la séduction ou la prise de pouvoir. Et c’est à eux qu’on confit les êtres en détresse. Je la retrouve bien là, aussi critique et insatisfaite que moi, jamais dans les complicités de groupe ou dans les lois du clan. 

    Elle demande des nouvelles de mon père, je lui parle des infirmiers qui ne savent même pas mettre un coussin à huile dans le bon sens, qui passent leur temps à fumer des clopes et à boire du café en salle de pause, shootés eux-mêmes aux médocs, autant que les patients, si ce n’est plus, tout aussi impotents, pas capables d’effectuer le moindre soin correctement, de faire manger les malades ou seulement de les écouter. Les patients sont obligés de s’aider entre eux, de faire comme ils peuvent ; je lui raconte que l’autre jour, deux ambulanciers sont venus chercher mon père à l’hôpital pour l’emmener passer la journée du dimanche avec nous à la maison, comme tous les dimanches ; ils l’ont soulevé devant moi comme des brutes, sans même avoir vu qu’il était sanglé, le fauteuil est venu avec, mon père a crié. J’ai cru devenir fou. Ils l’ont allongé dans l’ambulance n’importe comment, je suis monté avec lui à l’arrière, je l’ai arrangé comme j’ai pu, ils ont pris la route, ils se sont tapés une bourre à cent-dix sur une avenue limitée à cinquante, je n’en croyais pas mes yeux, je regardai incrédule le compteur. Je ne pouvais rien dire, je ne voulais pas que mon père s’aperçoive qu’il était pris en charge par des bras cassés, c’est tellement dur de trouver des ambulanciers le dimanche, je ne pouvais pas non plus me permettre un esclandre avec ces deux abrutis au milieu du carrefour. Heureusement, on n’habite pas loin. Peu de temps après, mon frère me raconte qu’il a vu les deux ambulanciers au comptoir du bar en train de boire demi sur demi. Je n’ai jamais appelé les flics de ma vie, mais là, j’aurais vraiment aimé qu’on leur retire sur-le-champ permis et licence, qu’ils changent de métier, qu’ils apprennent à transporter des meubles ou des poubelles, pas des personnes. Je lui explique que c’est ça qui me rend dingue, qu’on ne peut rien faire contre ça, on est dans la demande, on dépend de ces personnes, on n’a souvent pas le choix, et on est obligé de se la fermer, sinon c’est le conflit perpétuel, on s’inflige plus de mal qu’on en fait et les choses n’avancent pas. On est d’accord, le social, c’est n’importe quoi, personne n’est responsable de personne, les êtres qui s’occupent des êtres en difficultés sont encore plus en difficultés, immatures et irresponsables, ne sont même pas capables de gérer le plus élémentaire du quotidien alors que nous nous devons faire face à l’ingérable. On se retrouve tous les deux dans nos colères, nos révoltes, à défaut d’amour on partage nos haines et nos dégoûts, le monde du travail, le monde tout court, tel qu’il est, les personnes telles qu’elles sont. Du fond du lit elle m’écoute, part parfois dans ses pensées, je le vois, je continue les grandes explications, que le monde soit imparfait, que les choses ne marchent pas, ce n’est pas si grave, ce qui est grave c’est que le progrès y semble impossible, que l’on semble ne rien pouvoir y changer. Les individus reproduisent ce qu’ils ont subi, les pédophiles sont des enfants abusés. 

    On se calme peu à peu, on revient sur nous, on ne va quand même pas s’étendre indéfiniment sur la misère du monde, il y a nous, ce qu’il en reste. Elle avoue un peu gênée que si elle repoussait comme ça le rendez-vous, si elle ne trouvait jamais le temps de me voir, c’est qu’elle n’y tenait pas vraiment, par respect pour son mec, qu’elle avait effectivement l’impression de tromper. Elle a une histoire qui marche bien, elle ne veut pas la mettre en péril. Elle a peur qu’il l’apprenne d’une manière ou d’une autre, qu’il le devine. J’accuse le coup, très bien, je lui dis il faut respecter, si Assia apprenait que j’étais là, elle tirerait sûrement la gueule, c’est sûr, il faut se mettre à leur place, on doit respecter, si tu dis ça, c’est que tu dois être vraiment amoureuse, je suis vraiment heureux que ça marche. Intérieurement tout s’effondre, je crois que je pourrais en pleurer, pas devant elle mais je le pourrais. Dix ans que l’on se connaît, sept ans ensemble, deux ans à maintenir le lien, et elle me reçoit un soir tard sur un coin de table, sur un bout de lit, pour me dire qu’elle préférait ne pas me voir, parce que ça gêne son mec. On parle du social, de la médiocrité des sentiments, des petites vies mesquines, et on en est là, à faire des calculs de précautions pour ne pas mettre une histoire en péril. Je me lève, feins de n’être pas trop affecté, je joue moi aussi le grand garçon responsable, à trente ans on finit par y arriver, à bien faire semblant, oui c’est plus sage, on se reverra quand même, mais plus tard, bien-sûr. Elle s’aperçoit de la maladresse, essaye de rattraper le coup mais je suis déjà sur le palier, je l’embrasse sans tendresse, la félicite encore pour sa relation, prétexte les métros rares à cette heure-ci. 

    Je repars sans avoir entendu la porte se refermer. Je me sens mort, assassiné. Je ne suis pas seul, je le sais, j’ai Assia, mais c’est encore pire, je ne vois pas comment je pourrais de nouveau avoir envie de construire quoi que ce soit. Construire, ça ne conduit nulle part, comme faire des choses, c’est un énervement stérile, un agacement, c’est se débattre, pour revenir au même, sans avoir rien appris, si ce n’est la déception et mille tristesses. L’amour, l’amitié, on croit que c’est important, et puis soudainement, plus rien, la distance, l’indifférence. On perd de vue l’un, on se fâche avec l’autre, ça ne comptait pas tant que ça, on vit très bien sans, autant que l’on puisse bien vivre sans rien. Je retourne à la pénombre et au silence, les yeux brouillés de larmes, la tête remplie de pensées sombres, j’assisterais à mon enterrement que je ne ferais pas une autre tête. Je viens de perdre ce soir le dernier lien, plus rien ne me retient, je sais maintenant pourquoi je m’attachais tant à elle, elle a toujours représenté l’image que je me faisais de la vie idéale, à l’image de l’idéal, que l’on ne peut atteindre que par instants, et jamais complètement, au-dessus des choses et du monde, éternellement insatisfaite, ne s’habituant à rien, en demandant toujours plus et n’écoutant personne. Cette fille n’a jamais plié devant moi. Elle ne m’a jamais dit oui juste pour me faire plaisir. Assia, c’est tout le contraire, c’est l’image de la vie simple et évidente, où tout va de soi, celle que l’on prend sans se poser de questions, dans le plaisir et la jouissance. Elle ne dit jamais non, son désir semble sans fin. Pour le moment c’est très bien, mais combien de temps tiendrai-je sans idéal ? Ce monde est impossible, on ne peut y vivre, rien ne s’y incarne, ce ne sont que fausses vies et comédies d’existences. Autant rester seul, je veux être seul, je finirai ma vie seul, il faut se suffire à soi-même, se prêter aux autres et ne se donner qu’à soi-même, je n’ai pas choisi la philosophie pour rien, l’ascétisme, la solitude, l’ataraxie, le renoncement, le stoïcisme, je connais tout ça, je suis bon pour me faire moine, entré en littérature comme en religion, autant entrer directement en religion, maudire ce monde, ne rien vouloir y faire qu’y prier vainement, ne lui trouver aucun plaisir qui vaille la peine qu’on y retourne, qu’on veuille que cela revienne. J’ai assez vécu, assez connu, l’amour, l’amitié, les voyages, l’agitation, le travail, le pouvoir, l’argent, je sais tout ça, les trahisons, les déceptions, la fatigue, le renoncement, j’en ai assez pour en écrire des tonnes et plus encore pour renoncer à écrire. Je sais me satisfaire de peu, je vis comme un ermite depuis trois ans dans ma tour au cinquième étage dans une impasse, je ne m’attache plus à rien ni à personne, trouve tous les films et tous les disques inconséquents, trouve les amis inconséquents, même la famille me pèse, je ne suis d’accord avec aucun d’eux, chaque sujet abordé pourrait être pour moi un sujet de dispute ; j’ai appris à me taire aux repas de famille, je ne participe même plus aux discussions, je fais mine de m’occuper de mon père ou de mes nièces pour ne pas avoir à donner un avis. Aucune activité salariée ne trouve d’intérêt à mes yeux, le journalisme moins qu’une autre, l’argent m’indiffère, les pays étrangers ne m’attirent plus ; mes amis ne me parlent que de leur boulot, mes amis viennent se plaindre chez moi qu’ils payent trop d’impôts, mes amis ne me parlent que de partir, mes amis ne sont plus mes amis. Assia m’invite à Lisbonne pour mon anniversaire, ça fait des semaines que je trouve différents prétextes pour ne pas y aller, Lisbonne ou ailleurs, c’est du pareil au même, je ne sais quoi répondre, ça part d’une bonne intention, je n’ose pas lui dire que je m’en fous. Que tout cela, le boulot, l’argent, les voyages, me paraissent être des subterfuges pour ne pas voir l’essentiel, ce qui est là. Sous nos yeux mais caché. Les choses sont ici. Je me ballade avec des cadeaux pleins les poches et c’est Noël pour personne.



Extrait de Contradictions, roman de Frédéric Gournay
Paru aux éditions de L'irrémissible
http://www.frederic-gournay.com


mercredi 16 décembre 2015

Faux frère - Nouvel extrait







        Pierre a profité de l’absence d’Assia, partie dans le Sud voir ses parents, pour me faire manger du porc. Il sait pertinemment que depuis que je suis avec elle je n’en mange plus, non par conversion à l’Islam, religion d’origine d’Assia, ou par œcuménisme interconfessionnel, mais par respect pour elle simplement, pour pouvoir continuer à l’embrasser et à la prendre dans les bras quand j’en ai envie, sans être obligé après une assiette de charcuterie ou un filet mignon de me brosser les dents pendant dix minutes ou de respecter autour d’elle un cordon sanitaire de plusieurs mètres. Apprenant que j’étais célibataire pour quelques jours, Pierre n’a pas résisté au plaisir de m’inviter à déguster une palette demi-sel, dont la cuisson lente, à basse température au four pendant des heures, me vaut à mon arrivée chez lui un exposé emphatique. Que l’on puisse renoncer à un plaisir ou sacrifier son intérêt pour une personne, une croyance ou une idée est quelque chose que Pierre a du mal à comprendre. Après toutes les cochonneries qu’on a partagées tous les deux, enfin, comment peux-tu, du jour au lendemain, tout ça pour une fille, d’accord très jolie mais quand même. Il insiste, teste ma résistance, allez, goinfre-toi de groins, bidonne-toi de tripes, prends ton pied de pieds de porc, merde tu ne vas pas te renier, il m’en veut et se venge, comme un fumeur ou un alcoolique s’en prendrait à un nouvel abstinent, dans un mélange d’incompréhension et d'envie. Désolé Pierre, fini les rillettes ensemble, le pâté, la rosette, les terrines, le jambon cru, même la charcuterie halal ou casher ne me fait pas envie, que veux-tu. L’incrédulité l’étrangle, il surjoue des mains et du verbe l’exaspération, de même qu’il ne comprend pas, pas plus que Marc, qu’Assia ne boive pas une goutte d’alcool, ça doit cacher quelque chose, qu’on puisse s’amuser, rire et danser comme elle le fait, sans rien prendre, ce n’est pas normal. C’est nous qui ne sommes pas normaux Pierre, j’aimerais bien, quant à moi, arrêter de boire si c’était possible, et que les filles arrêtent de s’habiller si court, je comprends de plus en plus les Musulmans je t’avoue, les admire même, et trouve le port du voile très seyant, Pierre s’estomaque, ce n’est pas possible, tu déconnes, non je préfère pas t’écouter, tu te fous de ma gueule là. Avec Pierre, je peux soutenir que Primo-Levi est un nazi et Céline un grand résistant, il ne bronche pas, il reprend du fromage et du vin, je lui annonce que je renonce au porc et à l’alcool, à la concupiscence des autres femmes, et il s’étouffe dans un whisky. Il ne me soupçonnait pas une telle faiblesse de caractère, d’habitude ce sont les filles qui au contact de leur mec changent d’opinions et de discours, pas ses meilleurs amis. Que s’est-il passé en Thaïlande pour que je me renie à ce point ? Il s’est à peine intéressé à mon séjour, n’a montré de curiosité que pour l’hôpital et les souffrances, à quel point j’en avais chié, alors que la maladie ne s’est déclarée qu’à la toute fin du voyage ; le reste, le trek, les sites, les villes, les îles et les plages, aucune question, aucune envie de voir des photos ou de prendre des renseignements, ah si, ses parents parlent d’y aller en voyage organisé, quel coin leur conseillerais-je ? Doit-il mettre ça sur le compte de la complication au foie, avec les transaminases – ces enzymes qui indiquent le niveau d’inflammation hépatique – qui peinent à redescendre et qui m’interdisent de boire, ou de l’amour grandissant qui m’aveuglerait au point que je ne sache plus qui je suis ni d’où je viens ? Pierre se rassure au second whisky que j’accepte de prendre avec lui, convalescent mais pas impotent, constate-t-il, croyant mais pas pratiquant, précisé-je. Nous revenons à la peinture, à cette toile de lui que j’aimerais revoir, il expose bientôt, ça pourra se faire, que lit-il en ce moment ? Dos Passos, mouais, ah non, t’as pas le droit de dire du mal de Dos Passos, prévient-il inquiet, pas de subjectivité propre, multiplication des points de vue, le lyrisme à l’américaine, je préfère le communisme avec une âme de Céline, les Américains en sont restés au roman du dix-neuvième siècle, bêtement historique ou sociologique. Pour Pierre, le roman n’est que du dix-neuvième, c’est son invention, là où il naît, là où il meurt, dès Proust, c’est fini, avec Joyce, outrepassé. La passion revient avec le feu du whisky – je le payerai demain, les jours suivants, tant pis –, qu’il n’y ait pas de voix propre, de style singulier, voilà bien ce qui est attendu de nous, non ? Ce ne sont pas de Dos Passos dont nous avons besoin aujourd'hui, mais d’individus, de singularités, d’irréductibles étrangetés.

    La chienne déboule de la cuisine, le crochet de la porte qui contenait sa fougue n’a pas résisté, elle saute sur son maître, sur le canapé, tente de me lécher et de laper mon verre, vide d’un coup de langue le bol de cacahouètes posé sur la table basse. Pierre use d’une autorité sans effet, il s’attendrit de la moindre bêtise de sa chienne, s’en amuse et redouble le plaisir en racontant inlassablement les dernières, tu sais qu’elle prend peur de ses pets ?, à chaque déflagration rectale, elle baisse le train arrière et les oreilles, s’enfuit, ne revient que pour renifler ses pestilences, il rit, c’est son trésor, trouvé un soir de pluie en bas de chez lui caché dans un fourré, petit chiot trempé et geignant qu’il ne s’est pas résolu à remettre à un chenil dès le lendemain comme il en était convenu avec Corinne. Aujourd’hui c’est un monstre qu’il peine à tenir en laisse quand il le promène, qui lui coûte une fortune en croquettes et en vétérinaire – le prix de l’opération des ovaires lui reste encore sur l’estomac – et qui prend la place de Corinne dans le lit quand celle-ci part travailler. Je ne m’attendais pas de la part de Pierre à autant d’affection déplacée ; toute cette tendresse contenue pendant des années déversée d’un coup sur une bête à poil, ça fait un peu le cliché du misanthrope énamouré de règne animal, de vieille fille ou de veuve inconsolable, le chien-chien à sa mémère, la bonne excuse pour ne pas partir en vacances, ni trop loin ni trop longtemps, avec qui que ce soit. Corinne franchit le seuil de la porte, le visage asymétrique partagé entre le plaisir de sentir l’odeur d’un repas qu’elle n’aura pas à préparer et le désagrément de voir le meilleur ami de son compagnon assis dans le salon, dont elle se dit qu’elle devra supporter la présence une bonne partie de la soirée, si ce n’est la soirée entière, avec ses interminables discussions sur la peinture, la musique, la philosophie et la littérature auxquelles Pierre prendra largement part et qui empêcheront qu’il la rejoigne au lit lorsqu’elle sera trop fatiguée pour continuer à faire semblant de suivre une conversation menée tard dans la nuit à grand renfort de cafés et de digestifs. La bise est distante et le sourire bref, la semaine a été dure, elle pouvait s’attendre ce soir à avoir son homme pour elle seule, Pierre a dû la prévenir à la dernière minute, à moins qu’il ait oublié simplement de le faire. Entre la chienne et Corinne, et la table à mettre, la discussion devient moins aisée, as-tu eu des nouvelles de Marc, tu continues toujours la musique avec lui ?, ton père au fait, ça va comment ?, pauvre homme quand même. La palette fait son entrée comme un prince en cour, ah ! et oh ! d’admiration et de convoitise obligées, découpée et servie comme une viande consacrée, ruisselant du jus du sacrifice, le vin venant couronner la célébration. Pierre est ivre avant le dessert, longtemps je l’invitais chez moi il vomissait après le repas, buvant, mangeant et parlant trop vite, je devais passer sur son front un gant de toilette d'eau fraîche pour qu’il recouvre des couleurs et la parole. Chez lui avec Corinne il se tient mieux, il sait faire une pause à l’eau lorsqu’il sent l'équilibre ou les phrases vaciller ; il ouvrira plus tard une autre bouteille ou acceptera de bonne grâce de prendre un digestif pour faire honneur à son invité. Corinne durant le dîner n’a parlé que boulot, elle a été plusieurs fois dans la salle de bain écouter – un vendredi soir – les messages que son patron laisse sur son répondeur, un demi-fou la harcelant de demandes ahurissantes ou contradictoires mais incapable de se passer d’elle ; mon esprit n’a pas toujours suivi, ce n’était pas l’alcool mais l’ennui, je me suis perdu dans la contemplation des grandes toiles énergiques et lumineuses que Pierre a accrochées aux murs, de la série de celles qu’il a offertes à Ben et que ce dernier a mises en bonne place chez lui à Berlin. Au fait, as-tu été voir l’expo Basquiat à la fondation Vierny ? On ne va plus trop aux expos avec Corinne, je sais c’est con la peinture c’est fait pour être vu, c’était bien ? Que des grands formats, crayons gras sur acrylique, des couleurs très vives, franches, violentes, il y a tout chez lui : le primitivisme de l’enfant, du sauvage, la culture de la rue, l’art populaire, mais intégrés et digérés comme éléments picturaux, pas comme de simples revendications communautaires ; la magie des mots qui traversent les êtres et les villes, la pulsation de la musique, le jazz, le hip-hop, la lutte contre l’aliénation, le soul, la vibration des âmes en transit. The prayer, Never revenge, tu connais ces toiles ? Pierre fait signe désolé que non, il en a peint tellement en si peu de temps, et l’hommage à Warhol, la rose noire, la croix verte et jaune surtout, sublime, qui irradie ; le diable en costard-cravate, les auréoles, la Mère-sainte, La vierge noire à l’enfant, le Spike pour moi est une crucifixion.

    Pierre m’emmène dans le bureau poursuivre la conversation pendant que Corinne débarrasse, oh à propos de crucifixion, il tire d’une étagère un livre sur le suaire de Turin qui le passionne, ce n’est pas pour la dimension mystique, mais pour l’unicité de l’objet, en tant qu’œuvre précisément, avec le procédé de fabrication qui demeure mystérieux et qui n’a pas été répété depuis, c’est unique dans l’histoire de l’art, aux Beaux-arts il a travaillé sur l’épiphanie, c’est un sujet qu’il connaît. Sur l’étagère, à côté du trou laissé par la sortie du livre, il y a les six volumes de Corpus Christi, réédités à la suite de l’émission en série diffusée sur Arte, j’ignorais qu’il les avait lus ; ce qui l’intéresse, c’est toujours l’histoire, le contexte, ce qu’il y a autour, les diverses causalités à l’œuvre, économiques, politiques, culturelles, psychologiques, mais la parole du Christ elle-même, non, il ne l’a pas lue, ne l’a pas entendue, il ne peut en juger, je lui recommande de lire la Bible, oui quelques passages sont d’une grande poésie, le Cantique des cantiques par exemple c’est magnifique, mais lire tout, non, il ne s’en sent pas le courage. Il tire un autre ouvrage volumineux sur la peinture allemande contemporaine, avec Gerhard Richter qui l’a beaucoup influencé dans son travail sur les paysages et qu’il aime par-dessus tout, et Jonas Burgert qui l’impressionne et l’agace, tu te rends compte, il a notre âge, né la même année, c’est rageant, rarissime en peinture, Basquiat, oui ça fait partie des exceptions, Schnabel ? non lui c’est un faiseur, un manipulateur. Je m’étonne, son film sur Basquiat est bien pourtant, Pierre coupe, la peinture n’est jamais de l’image, mais tu as vu sa peinture ? son film ? Non, mais on m’en a parlé. Pierre se réjouit en tout cas de mon retour à la peinture, des expos que je vais voir avec Assia plus fréquemment que lui, c’est con que tu aies arrêté de peindre, idiot, je n’ai jamais commencé, oui c’est vrai, tu m’as fait beaucoup de bien quand tu as arrêté de dessiner. Corinne a terminé la vaisselle, elle a disparu dix minutes dans la chambre avant de nous rejoindre au bureau, elle s’assoit en retrait derrière moi, en face de Pierre ; très vite le regard de Pierre décroche du mien, les lèvres emmêlées, il se montre évasif, l’attention faiblissant, je jette un bref coup d’œil par-dessus l’épaule, Corinne ramène une cuisse sur l’autre, tire sur sa jupe, efface de sa bouche le sourire en coin qu’elle avait à l’instant, l’œil brillant. Elle vient de lui montrer la lisière de son bas, son porte-jarretelle, sa culotte, ou son absence de culotte, que sais-je, c’est week-end avais-je oublié, c’est baise, je suis de trop. Pierre écourte la conversation et propose de me raccompagner, au métro s’il y en a encore, quelle heure il est ?, ou à la station de taxis, pas de problème, il me l’offre. L’attention me touche, l’accepte tout en le dispensant de l’accompagnement à la borne. Ce n’est qu’une fois assis à l’arrière de la voiture qui me ramène à la maison où personne ne m’attend, que je réalise, l’argent de Pierre dans la poche, que je viens de me faire mettre dehors par mon plus vieil ami.





Extrait de Faux frère, roman de Frédéric Gournay
Paru aux éditions de L'irrémissible

mercredi 9 décembre 2015

Que faire après la mort ?

        


        Dans nos sociétés, on ne croit plus à rien, du coup, on ne sait plus quoi faire au moment de mourir. C'est bête. S'incinérer ? d'accord, mais où jeter les cendres et comment garder une trace? De nouveaux rituels funéraires émergent peu à peu, de nouvelles modes apparaissent et, comme toute mode, il y en a de très connes.
    
    Les psychologues et les sociologues de nos civilisations post-modernes le répètent à qui veut l’entendre : on ne sait plus mourir. Il est perdu le temps où l’on savait dignement accompagner le défunt jusqu’à son ultime demeure, en lui donnant les derniers sacrements et en lui offrant un lieu décent de repos éternel. Manière polie et assez compliquée de nous dire une chose simple : qu’à vivre comme des cons, rien d’étonnant à ce qu’on meurt de même. On pourrait ajouter qu’on a un peu la mort à l’image de notre existence : absurde, parfois grotesque et souvent pathétique. On est donc enterré comme on vit : très vite, très mal, et sans rien comprendre. Dans une société où l’agnosticisme s’ancre de plus en plus dans toutes les pratiques sociales, y compris funéraires, et détruit peu à peu tous les rites symboliques, on ne sait plus quoi faire au moment où la mort nous atteint.
Mort clinique
    On naît à l’hôpital, on y meurt aussi, dans 75 % des cas. Le personnel hospitalier, pourtant plus humain qu’aucun autre, n’est pas formé pour cela et a d’autres choses à faire (s’occuper des vivants, par exemple.) Il en va de même pour la police ou la gendarmerie au contact des familles, ainsi que pour le personnel administratif chargé des formalités. Familles éclatées, voisins anonymes, vie sociale désagrégée, le rituel funéraire revient la plupart du temps à des sociétés de pompes funèbres qui vendent chèrement la prise en charge du corps et de la cérémonie. Rentabilité oblige, le cérémonial est souvent expéditif et la liturgie sommaire, et la compassion est rarement comprise dans le forfait décès. Afin que le mort ne s’ennuie pas et ne se sente pas trop dépaysé, il est accompagné illico presto dans des columbariums étroits censés lui rappeler les HLM dans lesquels il a vécu toute sa vie. Nul doute que la famille prendra autant de plaisir que de son vivant à lui rendre visite.
Une vie sans éclat s’illumine au crématorium

    À moins de considérer sérieusement Halloween comme une nouvelle manière d’envisager la relation aux disparus, il faut bien reconnaître que tout ça manque un peu de folklore. La crémation, on le sait, connaît un succès grandissant, mais ne résorbe pas le sentiment de dépossession et d’inhumanité qui caractérise le deuil à l’occidental. La dispersion des cendres devient alors l’occasion de tous les excès et de toutes les fantaisies. Dans la mer, dans la Seine, en montagne ou en forêt, on disperse à tout vent et l’on se met, comme dans le sud de la France ou au Pays Basque, à graver des noms un peu partout afin ne pas oublier les ancêtres. On imagine aisément les dégâts à venir. À vouloir être absente de notre vie, la mort finira par être omniprésente et donnera certainement à nos vacances une autre couleur pastorale.





Extrait de Chroniques des années zéro de Frédéric Gournay
à paraître prochainement aux éditions de l'Irrémissible
(http://www.frederic-gournay.com)



mercredi 2 décembre 2015

Et vous trouvez ça drôle ?


              Il en va du rire comme du cul. Dans nos sociétés où tout se vend et où tout finit par prendre, à plus ou moins court terme, une valeur marchande, il eût été étonnant que le rire – l'expression physique de la dérision, du recul, bref, de l'esprit critique – échappât à la règle. Chaque jour, donc, on s'empresse de nous revendre ce dont précisément la vie quotidienne nous a dépossédés. Et le cynisme et la cupidité avec lesquels le procédé est reproduit ne sont pas loin d'atteindre et de dépasser l'obscénité de l'industrie pornographique.
      C'est à se demander comment font tant de personnes pour se suicider, pour sombrer dans l'alcool, prendre de la drogue, des antidépresseurs ou simplement faire la gueule, quand on voit à quel point de nos jours la société est drôle. Impossible d'échapper au règne du comique, il domine partout, dans la presse, à la télévision, sur le net, dans la musique et bien sûr au cinéma où il ne cesse d'étendre son règne tyrannique. Regardons autour de nous, tendons l'oreille, pas une émission, un spectacle, un film ou un comédien qui ne soit là pour nous rappeler à chaque moment de la journée à quel point il est bon de rire, et si possible de tout. Jamais on ne s'est autant amusé à tout propos, des sujets les plus légers aux plus graves, du prolo à l'aristo en passant par l'homme d'affaires, et rarement il a été si difficile de résister à ce gigantesque esprit sarcastique qui envahit l'esprit hilare de nos contemporains.
     C'est à croire qu'une nouvelle génération d'êtres humains est apparue, une espèce de surhommes de la déconne, qui promet pour le présent et les générations à venir toujours plus de franches rigolades et de poilades sans nom. À vrai dire, tout ceci serait réellement comique si ces secouages de corps hystériques ne dissimulaient en fait leur exact contraire – comme l'appétit trahit la faim, la soif la déshydratation –, c'est-à-dire la fondamentale dépression de notre époque, la tristesse sourde et le désespoir caché. De même que l'apparition des films pornographiques et leur succès domestique, loin de marquer une prétendue « libération des mœurs », n'ont fait que manifester de façon patente la misère sexuelle des habitants des sociétés modernes, la consommation invétérée de comiques en tout genre montre à son tour le manque de recul, de distance, de dérision, d'esprit proprement critique de ces mêmes citoyens de la prétendue modernité. Il faut le reconnaître, aussi triste que soit le constat : on ne rit plus, on ne se moque plus, on ne dénigre plus, puisque des personnes sont chargées de le faire à notre place. Des professionnels bien intentionnés – et souvent très bien payés – s'en occupent pour nous. Faisons leur confiance, ce sont eux qui vont nous dire qui et comment railler, selon quelle mode et pour combien de temps. L'opprobre comique leur appartient, l'usage qu'ils en feront durera le temps qu'il faudra – quoique toujours provisoirement – pour soulager l'aigreur et le ressentiment de tous. S'ils viennent à lasser ou à ne plus faire d'effets sur les zygomatiques de leur public blasé, qu'on se rassure, ils seront vite remplacés par une nouvelle génération d'amuseurs public professionnels, encore plus drôle, encore plus méchante que la précédente, qui saura repousser sans cesse les limites de l'humour et de la décence pour pouvoir répondre à la demande toujours plus grande de moquerie généralisée.
    Et comment s'en étonner, en y réfléchissant bien, puisque le procédé avait remarquablement fait ses preuves tant dans le domaine de la pornographie que dans celui du rock, où l'on avait déjà expérimenté avec succès le fait de nous revendre le soir ce dont on a été dépossédé la journée, c'est-à-dire une certaine forme de liberté, ou à nous faire dépenser le week-end ce qui a été durement mis à l'économie la semaine, autrement dit son désir ? Les profiteurs de ce petit jeu pervers auraient eu bien tort de se priver de pareilles manigances si lucratives quand on s'aperçoit que l'escamotage pulsionnel réussit à tous les coups ou presque. Comme pour la drogue, l'alcool ou les médicaments, les plus démunis sont toujours les meilleurs clients. D'où une prolifération proprement hallucinante de comiques en tout genre, avec leur radio, leurs chaînes câblées ou en ligne, leurs salles de spectacles bondées, leurs films trônant au box-office et leurs innombrables DVD. Peu importe finalement que le remède se révèle inefficace à plus ou moins long terme, ou que la prescription appelle des dosages toujours plus forts et toujours plus concentrés, il faut à chacun sa dose quotidienne de rires sur commande, sa ration journalière, sous peine de dépression accrue ou de névrose aggravée. Personne ne s'inquiète qu'au fond de tout cela ce soient les causes mêmes du mal qui soient entretenues ou reproduites, voire exacerbées, c'est-à-dire le cynisme, la méchanceté et autres crispations existentielles. Ainsi des marionnettes en latex à la télévision qui moquent un pouvoir spectaculaire dont ils sont les meilleurs représentants, des journaux satiriques qui dénoncent le racisme tout en reproduisant l'ensemble de ses stéréotypes (rire des clichés, c'est encore y souscrire), des railleurs d'oppression qui accroissent la victimisation, ou des spécialistes du sarcasme assassin, à peine plus talentueux que les autres, qui sont assermentés pour dénoncer la grossièreté ou l'inefficacité avec laquelle leurs collègues s'acquittent de leur tâche purgative, bouclant ainsi la boucle du ridicule.
      Non seulement on nous revend notre rire, mais le rire fait vendre, voici une autre vérité commerciale sans la découverte de laquelle le comble du cynisme n'aurait pu être atteint. De même qu'on a érotisé tous les aspects de notre existence – à en croire certains publicitaires, l'homme pourrait faire l'amour à une voiture et la femme pourrait avoir un orgasme rien qu'en goûtant un yaourt –, on a rendu risibles tous les actes de notre quotidien, si peu marrants qu'ils puissent être par ailleurs. Tout est second degré désormais, décalé, quand ce n'est pas tout simplement délirant, que ce soient la consommation d'un plat surgelé, d'un produit destiné à lutter contre le cholestérol, l'achat d'un vêtement isotherme, la location d'une maison, la prestation d'un service bancaire, la signature d'un contrat d'assurance-vie ou d'une convention obsèques. Tout est désopilant, on vous le dit, on nous le répète, et celui qui a le malheur de ne pas trouver ça drôle du tout se voit naturellement appliquer les épithètes les plus infamantes : c'est un rabat-joie, un pas-marrant-du-tout, un bonjour-la-prise-de-tête, un triste personnage dont il convient de se défaire au plus vite et dont on évitera la compagnie ou le voisinage. À coup sûr, la victime de cette ineffaçable indignité ne tardera pas à devenir un exclu des dîners et des soirées, un marginal dans cette société des hommes qui se tiennent debout pliés en deux. Et il n'est pas jusqu'au lieu public où la dictature du rire forcené n'étende son pouvoir totalitaire, puisque dans les TGV désormais, sans que l'on vous ait forcément prévenu, vous pouvez vous retrouver dans des compartiments où la bonne humeur et l'humour sont exigés (c'est marqué noir sur blanc sur le petit fascicule qu'on laisse sur votre siège). À se demander si cela ne dissuade pas à tout jamais certaines personnes de rire encore
      Bergson, un philosophe très sérieux mais qui ne manquait pas d'humour, a défini le rire comme personne – ce qui se comprend mieux quand on sait qu'il fut le seul à avoir abordé le sujet (ce qui est désarmant au regard de l'histoire de la philosophie, quand on connaît l'ironie fondatrice de Socrate en la matière) – en définissant sa cause comme étant le surgissement de la liberté au sein du mécanique ou inversement comme irruption du mécanique au milieu de la liberté. L'exemple habituel pour illustrer la théorie est l'homme qui, marchant, glisse sur une peau de banane et se casse la figure : cela provoque le rire parce que dans ce phénomène quasi mécanique qu'est la marche (un automatisme auquel on ne pense même plus quand on l'effectue) vient apparaître un phénomène d'imprévu, d'accidentel, d'inattendu et qui vient le remettre en cause. Inversement, l'homme portant un chapeau ridicule déclenche le rire parce qu'il devient visible tout d'un coup qu'un individu a abandonné son goût propre pour se soumettre à un phénomène de mode, reposant sur l'imitation irréfléchie ou la reproduction inconsciente. Nous conviendrons aisément que les exemples sont plutôt gentillets et un peu surannés, certes, mais précisément ce que montre Bergson, c'est que la méchanceté n'est pas l'origine première du rire, contrairement à ce que tout le monde croit et en particulier notre époque qui l'oublie trop souvent, si appliquée qu'elle est à martyriser chacun et à reproduire la violence entre les individus sous toutes les formes possibles et imaginables, et d'abord sous forme d'humour. On dit une abomination et on ajoute après simplement, « non je blague, c'était pour rire », tellement pratique, et si facile.

       Le rire est avant tout la manifestation physique spontanée, incontrôlée et irrépressible de la conscience immédiate d'une remise en cause, de la liberté par le mécanique, ou du mécanique par la liberté – ou si vous préférez, du spirituel par le naturel, ou du naturel par le spirituel, d'où le qualificatif spirituel que l'on attribue souvent au faiseur de plaisanteries ou de bons mots. Pour Bergson donc, un peu à la manière de Kant et du libre jeu des facultés, le rire démontre la double nature de l'homme : c'est l'un des lieux de l'incarnation, la preuve de sa fondamentale spiritualité. Et oui, ni les animaux ni les robots ne rient, jusqu'à preuve du contraire. Mais, pour le coup, c'est nous qui sommes transformés en bêtes ou en automates lorsqu'on nous force à rire mécaniquement, c'est-à-dire exprès, de façon délibérée, criminellement préméditée, à grand renfort d'artifices éculés et d'effets grossiers, surtout quand les ressorts principaux de la rigolade obligée ne sont plus que la bêtise et la méchanceté, et plus du tout le libre jeu qu'évoque Bergson. Car c'est ça, la terrible vérité de notre société : on a dépourvu le rire de sa liberté intrinsèque pour le transformer en moyen d'oppression, mis au service de la violence permanente faite aux plus faibles et aux plus vulnérables (toujours les mêmes blagues, n'est-ce pas, sur les Noirs, les Arabes, les Juifs, les femmes, les pédés, les handicapés, etc.). Et l'écœurement est le même que devant un mauvais porno, où l'obscénité n'est jamais aussi criante que lorsque c'est raté, quand on s'aperçoit à quel point on a été pris pour un con, sommé de bander sur commande et de jouir en silence, et de garder après la honte pour soi. La déprime qui suit généralement après est d'ailleurs du même ordre : plus ou moins consciemment, on a réalisé qu'une liberté avait été retournée contre elle-même pour s'aliéner, et que l'on s'était fait ainsi malgré soi le complice de la misère ambiante. Le rire, c'est comme le cul, c'est excitant quand c'est imprévu, inédit et libre, ne répondant à aucune demande. Quand on a pris conscience de tout cela, il ne reste plus qu'à éteindre la télé, la radio, l'ordinateur et à refermer les journaux, surtout lorsqu'ils se targuent d'être « satiriques », de retrouver enfin la liberté de rire comme on peut revendiquer une sexualité sortie des clichés usuels des films pornographiques (il y a d'ailleurs des poncifs communs aux deux domaines, des représentations sociales qui sont en jeu, mis en scène de la même manière). Croire que l'on puisse satisfaire à ses désirs par l'achat ou la consommation de produits relève d'une logique fétichiste et au fond morbide, où l'action singulière d'une subjectivité se voit remplacée par l'usage standardisé d'un produit. C'est là que le rire social ressemble à une immense grimace hideuse, qui peut en effrayer plus d'un – dont nous sommes –, et où le seul élément comique est de réaliser que tous ces morts-de-rire ne voient pas que c'est, au fond, le rire de la mort qui les saisit.

Extrait de Textes en liberté de Frédéric Gournay
à paraître prochainement aux éditions de l'Irrémissible




mercredi 25 novembre 2015

Debord le naufrageur




Syllogisme d'Apostolidès


(Prémisse majeure)
Guy Debord était un homme comme les autres

(prémisse mineure)
Guy Debord était un salaud

(conclusion)
Tous les hommes sont des salauds

(scolie)
Apostolidès est un salaud



lundi 16 novembre 2015

Nouveau roman - Extrait






        Étrange génération allemande, presque entièrement amnésique, qui ne connaît pas l'histoire révolutionnaire de son propre pays, à peine son Histoire tout court, alors que c'est pour moi l'autre versant qui m'intéresse ; il n'y a pas que l'histoire des Juifs et des nazis, il y a aussi celle des mouvements révolutionnaires, l'aventure de la lutte armée. Ben reste persuadé que Rosa Luxemburg est une chanteuse allemande, comme Marlène Dietrich, du début du vingtième siècle. Cette génération connaît-elle toujours les noms d'Andreas Baader, de Gudrun Ensslin, d'Ulrike Meinhof, de Horst Mahler, de Brigitte Asdonk ? J'en doute, le nom de La Bande à Baader peut-être, que Ben doit confondre avec la bande à Basile, les interprètes inoubliables de La chenille. Les plus fougueux et les plus courageux – ou les plus fous ? – de nos ainés ont rêvé la révolution ; certains d'entre eux ont pris tous les risques et l'ont payé souvent de leur vie pour tenter de la mettre en œuvre. Et nous ? De quoi rêvons-nous encore ? Appartiendrions-nous à la première génération depuis deux cent ans à ne plus la vouloir ? À ne même plus pouvoir la rêver ? Comment peut-on se satisfaire seulement de ce qu'est le monde ? Comment ne pas vouloir le changer ? Du tout au tout ? N'est-ce pas là le moindre des désirs de la jeunesse ? Cet idéal révolutionnaire, je l'ai partagé, avec d'autres, plus d'un point de vue théorique que pratique il est vrai. Ce qui m'attirait, c'était l'idée romantique de l'aventure elle-même, plus que la libération des masses exploitées – je n'ai jamais sacralisé le travail, comme le font les marxistes et les bourgeois, je ne vois pas pourquoi j'aurais dû épouser la cause et la condition des travailleurs –, ce que je voulais, c'était me jeter corps et âme dans une bataille, sans doute perdue d'avance, d'être seul contre tous, à incarner une figure de liberté absolue face à la servitude généralisée. Puisqu'il n'y avait plus de grande guerre où être un héros, que toutes les parties du globe avaient été découvertes et que l'on ne pouvait plus être un aventurier, puisque toutes les idéologies s'étaient écroulées sur elles-mêmes, puisque nous arrivions toujours, comme le chantait Daniel Darc de Taxi Girl dans Paris, par hasard et trop tard, il nous restait encore la possibilité de livrer un dernier combat pour l'honneur et la gloire, de mourir en combattant, les armes à la main, plutôt que de vivre en rampant. Avec Marc, nous étions tombés littéralement amoureux de Florence Rey, la coresponsable de la tuerie de Vincennes où trois policiers avaient été abattus ainsi qu'un chauffeur de taxi. La photo de police diffusée dans la presse, où on la voyait le visage légèrement de trois-quart, ne respectant pas la pose de face obligatoire à l'identification judiciaire, la balafre à la joue et le regard défiant la société tout entière, nous avait touché droit au cœur tant elle incarnait à nos yeux toute la beauté insurrectionnelle, à tel point que nous avions voulu appeler notre groupe Les Florence Rey, avant qu'un manager et un représentant d'une maison de disque nous disent que ce n'était tout simplement pas possible. Elle et son compagnon Audry Maupin, tué par la police, nous avaient fait penser évidemment à Jean-Marc Rouillan et à Nathalie Ménigon d'Action Directe, à Georges Cipriani et à Joëlle Aubron, davantage encore à Andreas Baader et à Gudrun Ensslin de la Fraction Armée Rouge, Bonnie & Clyde modernes qui avaient su vivre leurs convictions jusqu'au bout, préférant encourir le risque d'être emprisonnés à vie ou de tomber sous les balles plutôt que de se soumettre. La liberté ou la mort était leur dogme, il représentait encore toute notre foi. Aurions-nous été vraiment capable d'entrer dans une guérilla urbaine, Marc et moi ? On avait bien fait quelques voitures ensemble et vendu de la drogue – voilà tout pour notre pratique de la clandestinité –, mais de là à prendre les armes et à vouloir tuer, il y avait un abyme. Le soir des élections où Jacques Chirac accédait pour la première fois à la présidence de la république, lui et moi avions eu envie de tout foutre en l'air, de mettre le feu ; on avait traversé tout Paris, il n'y avait personne dans les rues, il ne se passait rien. On avait fini par se bourrer la gueule dans un bar, terminant la soirée en compagnie d'un clochard de la Porte de Clignancourt surnommé le Crabe, en raison d'une de ses mains qui n'avait que deux doigts, chantant avec lui sur le trottoir Jacques Chirac, va te faire enculer. Ça résumait tout. Le lendemain, on avait repris la guitare et la batterie, les seules armes qu'on possédait et qu'on savait manier les yeux fermés, pour tenter de foutre le bordel. 
    
    Dire que j'ai bandé pour ça, pour la révolution, je l'avais presque oublié. Chacun est le meilleur révisionniste de sa propre histoire, n'hésitant pas à réécrire le passé selon ses intérêts du présent. Ai-je vraiment changé ? Je n'ai pas l'impression, j'ai toujours envie de tout foutre en l'air. Quand je suis sorti l'année dernière avec Béatrice, la meilleure amie de Ben, au moment le plus critique de ma vie, je lui ai demandé la liste des éléments disponibles en vente-libre pour pouvoir fabriquer une bombe artisanale, je savais qu'en tant que restauratrice d'œuvres d'art elle avait fait de longues études d'Histoire de l'art et des études tout aussi poussées de chimie. Elle a flippé et a refusé de me donner les ingrédients et la recette. Je n'étais qu'à moitié sérieux. C'était surtout pour lui signifier que j'étais maintenant engagé dans une autre aventure, celle de l'écriture, où j'entendais tout faire exploser, mais d'une autre manière, à commencer par l'ensemble des catégories de la pensée qui sont à l'origine de toutes nos distinctions sociales, et que dans ce nouveau combat il n'y avait que peu de place pour l'amour, encore moins pour des enfants. Si elle a dû mal à me comprendre, elle a respecté, de la plus belle des manières, cet engagement dans une voie que je savais sans retour. Au terme d'une séparation particulièrement douloureuse pour elle, elle m'a écrit une longue lettre où elle finissait par me rappeler que le cadeau qu'elle m'avait ramené d'Istanbul était destiné, dans cette aventure qu'elle devinait plus difficile et plus incertaine qu'aucune autre, à me protéger du mauvais œil.

    Lanzo va jeter sa canette et la mienne dans l'un des sacs poubelle qu'Hildegarde a sortis. Tous s'emploient sans un mot à ramasser les restes du repas et les bouteilles vides, séparant le verre du papier, la nourriture des emballages. À défaut de conscience politique, au moins font-ils preuve d'un indubitable sens écologique, au parc comme à la maison où le tri sélectif est une affaire avec laquelle on ne plaisante pas. Ils s'empoisonnent de bon cœur, tout comme moi, le foie et les poumons avec des substances cancérigènes, mettant en péril leur santé et leur futur, cela ne les empêche pas de se sentir concerné par le devenir de la planète sur plusieurs siècles. Comme si la nourriture bio, la voiture électrique, les panneaux solaires, les murs végétalisés et les toilettes sèches suffisaient combler tous leurs rêves d'avenir, alors que leur condition concrète d'existence, comme la mienne faite de précarité en incertitudes tant au niveau du travail comme du logement, s'apparente de plus en plus à de l'improvisation et à de la survie. De toute la bande, Veronika est la plus engagée ; elle-seule a conservé un peu de la culture révolutionnaire des Grünen, les Verts allemands, en se déclarant ouvertement militante, convaincue qu'elle se battra toute sa vie et jusqu'à son dernier souffle pour la cause qu'elle s'est choisie : le sort des animaux. Elle ne supporte pas leurs souffrances, leur conditionnement inhumain et la cruauté de leur mise-à-mort par l'industrie agro-alimentaire ; à leur sujet elle n'hésite pas à parler de camps de concentration et de génocide. Pendant tout le pique-nique, elle s'est tenue à distance du grill, affichant devant nos sandwichs une moue de dégoût, aux côtés d'un Hans qui, plus chargé qu'un veau aux hormones et qu'un poulet aux antibiotiques, partage la quasi totalité de ses opinions. Elle pousse son activisme jusqu'à ne pas porter de cuir et à ne pas manger de miel, éléments symbolisant pour elle tout le scandale de l'exploitation d'êtres vivants par des humains aussi égoïstes que suicidaires. Elle ne se décourage pas de convertir ses proches à son unique point de vue, ce qui lasse par moments ses amies les plus fidèles comme Hildegarde, qui fait parfois semblant de l'écouter en regardant Ben d'un air complice, ce dernier ne manquant pas une occasion de déclarer tout l'amour passionné qu'il porte à la viande grillée et à la charcuterie. 

    L'ivresse avançant avec l'heure, je me dis que je croquerais bien dans cette belle statue de viande aux solides épaules et aux gros seins que représente à mes yeux Veronika ; ce n'est pas son prosélytisme qui me touche, bien au contraire, le militantisme m'a toujours ennuyé – même si elle démontre magnifiquement que l'on peut être végétarienne et être aussi incarnée que la première omnivore venue –, mais le contraste émouvant entre sa stature de grande blonde et une fragilité assumée, le fait qu'à son âge elle ait conservé une sensibilité de petite fille apeurée qui s'identifie à un animal sans défense perdu dans un monde si cruel. À presque 27 ans, elle garde encore des manières de gamine ; il n'est pas rare de la voir mettre fin à une conversation dont l'issue ne lui plaît pas en tournant brusquement des talons et en allant bouder de manière caricaturale dans un coin, ce qui met davantage en valeur ses lèvres pulpeuses soulignées de rouge, ou de sauter de joie en tapant des mains quand on agrée l'un de ses caprices. Plus je la regarde et plus elle me donne faim. Accepterait-elle d'embrasser un garçon qui vient de manger de la viande ? Ou fera-t-elle comme Assia avec le porc, en détournant ostensiblement une tête écoeurée ? Il y a des choses bien plus dégoûtante dans le monde, il me semble, que la viande morte et le sort des animaux en batterie. J'aime les bêtes, depuis tout petit, mais je n'oublie de quoi elles sont capables en liberté et quelle est leur loi : manger ou être mangé. J'ai toujours eu du mal à comprendre ces personnes qui se soucient davantage de la souffrance des animaux que de la misère des hommes, comme ces grands-mères qui donnent à un mendiant parce que celui-ci tient un petit chien blotti contre lui et qu'elles redoutent que le pauvre toutou ne mange pas à sa faim ou qu'il ait froid dans la rue, ou ces mères de famille qui ne voient plus au journal télévisé les enfants qui meurent de faim et les appels aux dons mais qui n'oublient jamais au supermarché de prendre des croquettes light pour leur chat en surcharge pondérale qui fait du cholestérol. Assia, elle au moins, n'aime pas les bêtes, ni les chiens ni les chats, elle s'estime la seule créature digne de mes caresses. Ce n'est pas chez elle non plus que je retrouverai une quelconque trace d'activisme politique, elle qui se revendique sans états d'âme et sans morale, aimant le sexe et l'argent. Ça m'a choqué avant de me séduire, il en faut de la personnalité pour se permettre une telle franchise, ça a le mérite de l'honnêteté, qui est toujours une vertu. Que fait-elle avec moi ? Je n'ai pas d'argent… 

    Je prétends avoir plus de principes qu'elle, que tous les amis d'Hildegarde et de Ben réunis, mais dans les faits, je me contrefous des autres et de la planète, je n'effectue même pas le tri dans mes déchets. J'aime la nature autant que les animaux, mais la cause écologique me demeure étrangère. Je n'arrive pas à me sentir concerné par cette idéologie qui fait une telle unanimité. Non pas que je mette en doute l'évidence factuelle de la pollution, comme le font quelques illuminés adeptes des théories du complot, ou que je considère que le combat soit perdu d'avance – j'aime toutes les causes perdues –, mais ce consensus universel m'est toujours apparu mesquin, petit-bourgeois pour tout dire. Il ne s'agit plus de changer le monde, mais seulement de le conserver tel qu'il est, ou ce qu'il en reste. C'est une conception de locataire, ou de primo-accédant à la propriété cherchant à mettre à l'abri son patrimoine pour pouvoir le transmettre à ses descendants. Où est l'aventure ? Le risque ? La remise en cause des rapports de domination ? De la répartition des richesses ? Du savoir et du pouvoir ? Toutes ces campagnes de communication nous apprenant à faire un geste pour l'avenir ont achevé de m'en détourner. Bien mettre la casserole au-dessus du feu, régler correctement son chauffage, ne pas laisser couler l'eau quand on se brosse les dents, prendre une douche à la place d'un bain, ne plus employer de solvant ou de phosphates, récupérer ses détritus pour en faire du compost, obtenir un crédit d'impôt pour abandonner son diesel ou acquérir un véhicule hybride, utiliser les transports en commun électriques plutôt que sa voiture responsable des émissions de CO2, tout ça c'est très bien, mais coller deux balles dans la tête du patron de ELF ne serait-il pas plus efficace pour lutter durablement contre le réchauffement climatique ? Dommage, au fond, que je n'aie jamais souhaité la mort d'un homme, quel qu'il soit, et que je ne croie pas davantage au bouc-émissaire, qu'il soit riche ou pauvre, français ou étranger. Jean-Marc Rouillan, Nathalie Ménigon, Georges Cipriani ou Joëlle Aubron, les assassins de Georges Besse et de René Audran, du fond du trou de leur isolement carcéral où ils sont enterrés vivants, ont-ils maintenant compris que la mort ne résout rien ? Qu'elle ne punit ni l'indifférence des nantis pas plus qu'elle ne venge la souffrance des pauvres ? La mort, négatif absolu, pur néant, ne peut jamais rien démontrer, voilà la vérité : la mort ne rachète rien. Après l'absolutisme de la terreur mené au nom de l'universalité de la classe ouvrière et le faux communisme new-age de l'écologie – la planète, c'est notre bien à tous –, ne nous reste-t-il qu'à être démocrate ? Dont Deleuze prétend que celui-ci fait parfois preuve, même vivant, de moins de pensée qu'un animal qui meurt ? Voilà sans doute une phrase qui plairait à Veronika, je devrais lui sortir pour l'épater. 

    Sacré Deleuze, je l'imagine dans son appartement parisien, à moitié bourré, en train de pleurer l'agonie du petit chat en écoutant du Claude François. C'est vrai qu'en pensée domestique il s'y connaissait, lui qui faisait l'éloge du nomadisme et de la déterritorialisation sans avoir plus voyagé qu'il ne se coupait les ongles. Comment les philosophes vivent… Ça m'a toujours déconcerté, pour ne pas dire plus, toutes ces grandes pensées soutenues par de petites vies, au vice plus moins caché. La drogue pour certains, l'alcool pour beaucoup, le fonctionnariat pour tous. Tous les spinozistes sont des alcooliques, comme Deleuze qui faisait du penseur hollandais son prince ; de Baruch à Bacchus, il n'y a qu'un pas, vite franchi. Je sais de quoi je parle, je le suis encore, me réclamant de l'un comme de l'autre. Qu'est-ce que j'ai pu le lire, Deleuze, et l'aimer, maintenant, il me semble ne plus rien en retenir. Machine désirante ? Comment peut-on désirer être une machine ? Y compris à plaisirs ? La philosophie comme attitude qui refuse la vérité et la transcendance ? Quel lieu commun, quelle tartuferie, du même genre que celle du dernier Foucault – qui supposait, non sans raison, que notre siècle allait être deleuzien – avec son pathétique souci de soi, quels clichés de dandysme décadent. Faire des altères, se raser impeccablement le crâne, se parfumer, bien s'habiller, aller draguer en boite, en cuir se faire démonter le cul dans les backrooms… Chacun son truc, mais pourquoi vouloir en faire absolument une philosophie ? Il me semble qu'il y a assez de robots et de poseurs dans ce monde sans avoir à en rajouter en les légitimant par une pensée. Oui, quelle vie reste-t-il, puisque Deleuze nous dit que nous ne pouvons, dans nos démocraties, qu'en concevoir de la honte et de la culpabilité, puisque nous sommes complices de toutes les dictatures et de toutes les colonisations ? Je ne crois plus à la révolution, pas plus que je ne crois au choc des civilisations, encore moins aux guerres de religion – quelle grotesque diversion –, ce à quoi j'aspire désormais c'est à une autre forme de guerre, dont Rimbaud précise qu'elle aussi brutale que la bataille d'hommes : c'est un combat spirituel dont l'issue sera pour moi, je le sais maintenant, le salut ou la mort. Bien-sûr qu'il faut terroriser les consciences, bien entendu qu'il faut les réveiller ces somnambules – qui ne savent même pas qu'ils dorment et qu'ils rêvent sans jamais vivre vraiment – par le choc d'une pensée définitive, bien évidemment qu'il faut leur faire entrevoir de manière violente leur anéantissement prochain, mais de façon symbolique : c'est à la possibilité de leur mort spirituelle qu'il faut les confronter, pas à la menace de leur disparition physique, ça ce sont les armes, la logique, les premiers et les derniers arguments des fascistes et de la mafia. 

    Ne pas être, ou être différemment, qui peut soutenir ce vertige ? Il n'y a que les enfants, familiers de ces jeux de l'esprit, qui n'ont pas la tête qui tourne quand ils y pensent. L'adulte, lui, cet enfant oublieux, rivé de toutes ses forces à son être, cramponné à son identité comme le naufragé à sa planche de salut, n'imagine pas une seconde qu'il puisse être un autre, d'un autre sexe, ailleurs ou à une autre époque ; il y croit dur comme fer à sa condition, qu'il soit prolo ou aristo, ou à la valeur et au sérieux de son travail s'il est bourgeois – quoi que ce dernier, traversé de nullité existentielle, est le plus susceptible d'en douter –, et si une figure vient à lui révéler son néant, l'arbitraire et la contingence qui le portent, il lui vient rapidement l'envie de la néantiser sur le champ, cette figure insupportable, et non pas en voulant lui mettre d'autres idées dans la tête, mais un chargeur entier de 9 mm. L'homme irrémédiable, toujours criminel dans l'âme, ne voit pas qu'à vouloir tuer l'Autre, c'est sa propre imposture qu'il désire supprimer. Les révolutionnaires et les terroristes sont suicidaires avant d'être assassins ; sans vraie vie spirituelle, l'existence physique compte pour rien, ils n'aspirent qu'à la forme du combat religieux, non à son fond : ils finissent par vouloir le martyre pour le martyre. Mes écrits ne parlent que de ça, de ce rapport intime et vertigineux à la liberté. J'ai fait lire Qui suis-je ? et Rupture des catégories à mes proches pour qu'ils me foutent la paix – puisque tous se demandaient ce que je pouvais bien écrire –, je ne m'attendais pas à un si bon résultat ; chacun a pris peur, téléphonant à l'autre pour savoir ce qui passait en ce moment dans ma vie ; il n'y a que Pierre qui a pris la mesure de l'importance de ces premiers écrits, qui d'ailleurs relevaient davantage d'un acte de foi que de littérature à proprement parler. Que ce soit avec Estelle, Ben ou Béatrice, j'ai obtenu les mêmes effets qu'avec Fight Club que j'ai tenu à revoir avec chacun d'eux au cinéma ; au terme de la projection, je n'ai face à moi qu'inquiétudes et incompréhensions. Je me suis dit que si ce que j'écrivais provoquait chez eux la même réaction que le film de David Fincher sorti il y a un an et demi, c'est que j'étais sur la bonne voie. C'est seulement lorsqu'on a tout perdu qu'on est libre de faire tout ce qu'on veut. Qui peut encore vouloir faire une telle expérience ? La littérature, comme l'art et la pensée, doit pouvoir arriver à ce genre de résultat, bien mieux qu'un attentat, à un choc si fort qu'il donne envie de tout changer dans sa vie, sans plus attendre.



Extrait du nouveau roman de Frédéric Gournay
Descente au paradis, à paraître fin 2016