mardi 26 mai 2020

Le monde d'après



        Lanzo va jeter sa canette et la mienne dans l'un des sacs-poubelles qu'Hildegarde a sortis. Tous s'emploient sans un mot à ramasser les restes du repas et les bouteilles vides, séparant le verre du papier, la nourriture des emballages. À défaut de conscience politique, au moins font-ils preuve d'un indubitable sens écologique, au parc comme à la maison où le tri sélectif est une affaire avec laquelle on ne plaisante pas. Ils s'empoisonnent de bon cœur, tout comme moi, le foie et les poumons avec des substances cancérigènes, mettant en péril leur santé et leur futur, cela ne les empêche pas de se sentir concernés par le devenir de la planète sur plusieurs siècles. Comme si la nourriture bio, la voiture électrique, les panneaux solaires, les murs végétalisés et les toilettes sèches suffisaient à combler tous leurs rêves d'avenir, alors que leur condition concrète d'existence, comme la mienne faite de précarité et d’incertitudes tant au niveau du travail que du logement, s'apparente de plus en plus à de l'improvisation et à de la survie.

    Je prétends avoir plus de principes que Veronika, que tous les amis d'Hildegarde et de Ben réunis, mais dans les faits, je me contrefous des autres et de la planète, je n'effectue même pas le tri dans mes déchets. J'aime la nature autant que les animaux, mais la cause écologique me demeure étrangère. Je n'arrive pas à me sentir concerné par cette idéologie qui fait une telle unanimité. Non pas que je mette en doute l'évidence factuelle de la pollution, comme le font quelques illuminés adeptes des théories du complot, ou que je considère que le combat soit perdu d'avance – j'aime toutes les causes perdues –, mais ce consensus universel m'est toujours apparu mesquin, petit-bourgeois pour tout dire. Il ne s'agit plus de changer le monde, mais seulement de le conserver tel qu'il est, ou ce qu'il en reste. C'est une conception de locataire, ou de primo-accédant à la propriété cherchant à mettre à l'abri son patrimoine pour pouvoir le transmettre à ses descendants. Où est l'aventure ? Le risque ? La remise en cause des rapports de domination ? De la répartition des richesses ? Du savoir et du pouvoir ? Toutes ces campagnes de communication nous apprenant à faire un geste pour l'avenir ont achevé de m'en détourner. Bien mettre la casserole au-dessus du feu, régler correctement son chauffage, ne pas laisser couler l'eau quand on se brosse les dents, prendre une douche à la place d'un bain, ne plus employer de solvant ou de phosphates, récupérer ses détritus pour en faire du compost, obtenir un crédit d'impôt pour abandonner son diesel ou acquérir un véhicule hybride, utiliser les transports en commun électriques plutôt que sa voiture responsable des émissions de CO2, tout ça c'est très bien, mais coller deux balles dans la tête du patron de Elf ne serait-il pas plus efficace pour lutter durablement contre le réchauffement climatique ? Dommage, au fond, que je n'aie jamais souhaité la mort d'un homme, quel qu'il soit, et que je ne croie pas davantage au bouc émissaire, qu'il soit riche ou pauvre, français ou étranger. La mort, négatif absolu, pur néant, ne peut jamais rien démontrer, voilà la vérité : la mort ne rachète rien.

    Après l'absolutisme de la terreur mené au nom de l'universalité de la classe ouvrière et le faux communisme new-age de l'écologie – la planète, c'est notre bien à tous –, ne nous reste-t-il qu'à être démocrate ? Dont Deleuze prétend que celui-ci fait parfois preuve, même vivant, de moins de pensée qu'un animal qui meurt ? Voilà sans doute une phrase qui plairait à Veronika, je devrais lui sortir pour l'épater. Sacré Deleuze, je l'imagine dans son appartement parisien, à moitié bourré, en train de pleurer l'agonie du petit chat en écoutant du Claude François. C'est vrai qu'en pensée domestique il s'y connaissait, lui qui faisait l'éloge du nomadisme et de la déterritorialisation sans avoir plus voyagé qu'il ne se coupait les ongles. Comment les philosophes vivent… Ça m'a toujours déconcerté, pour ne pas dire plus, toutes ces grandes pensées soutenues par de petites vies, aux vices plus ou moins cachés. La drogue pour certains, l'alcool pour beaucoup, le fonctionnariat pour tous. Tous les spinozistes sont des alcooliques, comme Deleuze qui faisait du penseur hollandais son prince ; de Baruch à Bacchus, il n'y a qu'un pas, vite franchi. Je sais de quoi je parle, je le suis encore, me réclamant de l'un comme de l'autre. Qu'est-ce que j'ai pu le lire, Deleuze, et l'aimer, maintenant, il me semble ne plus rien en retenir. Machine désirante ? Comment peut-on désirer être une machine ? Y compris à plaisirs ? La philosophie comme attitude qui refuse la vérité et la transcendance ? Quel lieu commun, quelle tartufferie, du même genre que celle du dernier Foucault – qui supposait, non sans raison, que notre siècle allait être deleuzien – avec son pathétique souci de soi, quels clichés de dandysme décadent. Faire des altères, se raser impeccablement le crâne, se parfumer, bien s'habiller, aller draguer en boîte, en cuir se faire démonter le cul dans les backrooms… Chacun son truc, mais pourquoi vouloir en faire absolument une philosophie ? Il me semble qu'il y a assez de robots et de poseurs dans ce monde sans avoir à en rajouter en les légitimant par une pensée.

    Oui, quelle vie reste-t-il, puisque Deleuze nous dit que nous ne pouvons, dans nos démocraties, qu'en concevoir de la honte et de la culpabilité, puisque nous sommes complices de toutes les dictatures et de toutes les colonisations ? Je ne crois plus à la révolution, pas plus que je ne crois au choc des civilisations, encore moins aux guerres de religion ; ce à quoi j'aspire désormais c'est à une autre forme de guerre, dont Rimbaud précise qu'elle est aussi brutale que la bataille d'hommes : c'est un combat spirituel dont l'issue sera pour moi, je le sais maintenant, le salut ou la mort. Bien sûr qu'il faut terroriser les consciences, bien entendu qu'il faut les réveiller ces somnambules – qui ne savent même pas qu'ils dorment et qu'ils rêvent sans jamais vivre vraiment – par le choc d'une pensée définitive, bien évidemment qu'il faut leur faire entrevoir de manière violente leur anéantissement prochain, mais de façon symbolique : c'est à la possibilité de leur mort spirituelle qu'il faut les confronter, pas à la menace de leur disparition physique, ça ce sont les armes, la logique, les premiers et les derniers arguments des fascistes et de la mafia. Ne pas être, ou être différemment, qui peut soutenir ce vertige ? Il n'y a que les enfants, familiers de ces jeux de l'esprit, qui n'ont pas la tête qui tourne quand ils y pensent. L'adulte, lui, cet enfant oublieux, rivé de toutes ses forces à son être, cramponné à son identité comme le naufragé à sa planche de salut, n'imagine pas une seconde qu'il puisse être un autre, d'un autre sexe, ailleurs ou à une autre époque ; il y croit dur comme fer à sa condition, qu'il soit prolo ou aristo, ou à la valeur et au sérieux de son travail s'il est bourgeois – quoique ce dernier, traversé de nullité existentielle, est le plus susceptible d'en douter –, et si une figure vient à lui révéler son néant, l'arbitraire et la contingence qui le portent, il lui vient rapidement l'envie de la néantiser sur le champ, cette figure insupportable, et non pas en voulant lui mettre d'autres idées dans la tête, mais un chargeur entier de 9 mm. L'homme irrémédiable, toujours criminel dans l'âme, ne voit pas qu'à vouloir tuer l'Autre, c'est sa propre imposture qu'il désire supprimer. Les révolutionnaires et les terroristes sont suicidaires avant d'être assassins ; sans vraie vie spirituelle, l'existence physique compte pour rien, ils n'aspirent qu'à la forme du combat religieux, non à son fond : ils finissent par vouloir le martyre pour le martyre.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay


mardi 19 mai 2020

Retour à la vie normale




        À la lisière du jour, quand tout le monde dormait, je suis allé me balader dans les rizières jusqu'à la forêt, j'ai marché comme si je devais ne jamais revenir. Je me suis retourné, j'ai vu au loin la hutte où nous avons passé la nuit, petite cabane cachée à l'abri des contreforts rocheux qui soutenaient le ciel. Est-il possible de se sentir plus seuls au monde ? Aussi éloignés des hommes et de leurs préoccupations ? J'ai écouté un silence rare, le court moment où les animaux nocturnes se taisent à l'apparition du soleil et où les animaux diurnes n'ont pas encore pris possession du jour qui vient, avant que les insectes, les oiseaux, les singes ne remplissent l'air et la lumière de leur bourdonnements, de leurs cris et de leurs hululements.
    Nous ramassons nos affaires et nous préparons pour la dernière journée de marche. Awut a retrouvé le sourire, ce soir il dormira dans un lit. Par les sentiers escarpés, Dan continue de nous faire la leçon sur la faune et la flore, la vie des animaux, les vertus des plantes ; il nous montre une énorme araignée rouge et verte au centre d'une toile géante, des papillons bleus qui virevoltent. Il nous explique l'étrange destin des criquets de la forêt, aux stridulations infernales, qui après la reproduction se mettent à vibrer de plus en plus fort et de plus en plus vite jusqu'à ce que leur tête éclate en deux. Nous redescendons vers la vallée, Assia est devant, le porteur dit qu'elle marche vraiment bien, avec un très bon balancement, une vraie femme de tribu. Dan me redemande d'où elle vient, Sud de la France, il reste sceptique, je précise que ses parents sont d'Algérie, oh Africaine, c'est ça, il comprend mieux.
   Nous longeons une rivière déchaînée par les chutes d'eau de la veille, bientôt domestiquée par un barrage, les turbines et les pylônes marquant l'approche d'une agglomération. Des marches, des barres de renfort sont apparus sur notre chemin, une large route détrempée nous indique maintenant la direction de la ville. Les poteaux électriques nous ramènent aux antennes et aux toits, le bitume à la circulation et à la pollution, les panneaux de signalisation aux boulevards et aux districts, les traînées blanches dans le ciel aux avions partant pour des villes plus grandes, pour d'autres pays plus vastes, dépassant les frontières et les océans, striant une planète aux circonvolutions de satellites. Nous voici de retour à la civilisation. Qu'est-ce qui nous a le plus manqué ? Le téléphone ? La télévision ? Internet ? Pas le moins du monde. La ventilation ? Le chauffage ? La climatisation ? Pas davantage. Une salle de bain ? De l'eau chaude ? À peine. Un lit ? Isolé, ça oui, pour y faire l'amour pendant des heures. En dehors de ça ? Après plusieurs jours passés dans la jungle, de l'autre côté du monde, l'inventaire raisonné de tous les objets inutiles de la vie quotidienne ne cesse de s'allonger. Gadgets, babioles, fétiches, vétilles, jeux, jouets, hochets pour adultes, combien de choses acquises par caprice ou à grand peine, comptant ou à crédit, dont nous pressentons au fond la parfaite insignifiance, nous dépossèdent de nous-mêmes autant que leur production et leur consommation épuisent la terre de ses ressources naturelles ? Un déménagement, souvent, suffit à prendre conscience de la quantité de matière que l'on peut accumuler et entasser pour rien ; des rayonnages aux tiroirs, des placards aux malles, de la remise au débarras, de la cave à la brocante, du vide-grenier au vide-ordure… Quand on y pense, toute cette merde, Freud a bien parlé de régression anale. L'homme moderne, ce trou du cul, est un collectionneur compulsif, il collectionne tout, et d'abord les preuves matérielles de ses avanies. 
    N'y a-t'il donc rien à sauver ? Et la culture, alors ? Ne s'incarne-t-elle pas dans des objets sacrés ? Rêves de bibliothèque idéale, de discothèque définitive, de cinémathèque ultime… Réalités d'étagères et de cartons : livres dont on sait pertinemment qu'on ne les relira jamais, disques devenus inécoutables, même ivres de nostalgie, films dont on ne se souvient plus de la fin – Chérie, ça finit comment déjà ? Je sais plus, ou alors je confonds avec un autre –, sans parler des vêtements sitôt devenus chiffons. Une chaise vieillotte reste une chaise, c'est son avantage, on peut encore s'y asseoir, une table antique demeure une table, on peut toujours y manger dessus, y compris avec un set de table complètement démodé, c'est là une supériorité absolue. Mais un livre de Raphaëlle Billetdoux ? Un album d'Indochine ? Un film de Jean-Pierre Jeunet ? À quoi peuvent-ils servir encore ? C'est dans le domaine culturel que l'évacuation est la plus rapide : après les soldes, les promotions, les liquidations, c'est le pilon et l'incinération. Il est étonnant que ce soient les objets, infidèles compagnons du quotidien et de la banalité qui, bien mieux que les idées et les discours, nous renvoient le plus rapidement à notre destin de choses ; sans le savoir, ils nous montrent la voie. Corps-détritus en cercueil-poubelles, nous les rejoignons bien assez vite, dans la poussière, la fumée et les rejets de dioxine, vers le néant.


Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 12 mai 2020

Reprise des cours




        Dan a fini le premier, il a mangé comme un glouton ; nous avons à peine terminé nos assiettes qu'il se lève en se tapant sur le ventre, i'm gonna do some business, il quitte la pièce en riant, Assia ne comprend pas, en français on dirait faire une grosse commission, ah c'est ça. L'estomac et le cœur comblés, je me réjouis à l'idée de me retrouver seul avec Assia pour faire l'amour, le piment me chauffe les veines, trois jours que nous n'avons pas baisé, pour nous c'est une petite éternité. Le maître d'école passe la tête par la porte, vous venez faire la classe ? Je l'avais oublié, j'espère qu'Assia, dans les mêmes dispositions que moi, ait la bonne idée de décliner l'invitation, ou que trop fatiguée elle ait envie de se coucher, après tout nous n'avons rien promis. Volontaire, elle acquiesce, on y va maintenant ? Si ça vous dit. Mon Dieu, faire la classe, l'expression m'a glacé le sang ; avec ces trois mots me reviennent en mémoire des années, des centaines de mois, des milliers de semaines, des dizaines de milliers d'heures, des centaines de milliers de minutes, des dizaines de millions de secondes, presque comptées une à une, d'ennui, de prostration et de rage rentrée. D'autres expressions, rougissant encore mes oreilles de colère et de honte, affluent : litanie de punitions, d'heures de colle, de mots dans le cahier de correspondance, de carnets de notes à faire signer, de blâmes, d'avertissements, de convocations des parents, de conseils de discipline, d'exclusions temporaires, de renvois définitifs, de redoublements, d'orientations, de refus sans appel de l'éducation nationale, avec pour sentences en fin de cycles – on ne peut pas appeler ça des choix – le C.A.P. chaudronnerie, le C.A.P. coiffure ou le B.E.P prothésiste dentaire. Assia remet ses chaussures boueuses, j'enfile les sandales, je la suis en traînant des pieds ; je la laisserai parler, je m’assoirai dans un coin, je n'ai pas envie de faire la leçon, encore moins en anglais. J'ai voulu être professeur, c'est un fait, mais c'était pour enseigner aux ados qu'il ne fallait plus écouter les adultes, qu'ils devaient enfin remettre en cause tous leurs savoirs et leur pouvoir, professeur de philosophie compris. J'ai promis des choses à cet enfant et à cet adolescent que j'ai été, ou plutôt ce sont eux, les purs, les innocents, qui m'ont fait juré certaines choses, je ne les trahirai pas. Ma vengeance contre l'école ne connaîtra pas de fin.
    Dans le soir obscur, lampe de poche à la main, nous suivons l'instituteur jusqu'à sa classe. Notre venue fait salle comble, les villageois se montrent plus curieux qu'à notre arrivée ; les écoliers sont de tous âges, les enfants sont attablés devant le grand tableau, les adultes se tiennent derrière eux, femmes et hommes jouant du cou et des coudes pour trouver une place. Assia est particulièrement à l'aise dans son rôle d'institutrice, qu'elle investit tout de suite, la représentation, c'est son truc, ça l'est moins pour moi. Le maître d'école nous laisse nous débrouiller seuls, nous devons improviser ; nous nous présentons, je décide de faire la seule chose que j'ai jamais su faire en classe, c'est-à-dire dessiner. J'esquisse au tableau un portrait d'Assia à la craie, avec les cheveux disproportionnés en bataille, ça fait rire les enfants, j'écris son nom. Nous décidons de continuer comme cela : je dessine et elle demande comment ça se dit en karen, nous le traduisons en anglais puis en français. Les adultes se prêtent au jeu, Assia communique son enthousiasme, mobilise les énergies, encourage toutes les participations. Je représente un arbre, un chat, un singe, un crocodile, le chien qui est avec nous dans la salle ; les yeux s'écarquillent, les visages s'illuminent ; Assia interroge, les mains se dressent, les langues se délient. Une petite fille, particulièrement douée, répète parfaitement tout ce qu'elle dit, aussi bien en anglais qu'en français, l'instituteur lui-même en paraît surpris, elle a l'oreille et la langue, elle n'a pas six ans. L'éclat des yeux et la grandeur des sourires me font oublier l'heure avancée et la fatigue, l'envie d'être seul avec Assia. Ce que ces gamins ont l'air vifs ; à Paris, en région parisienne, à la sortie des classes, les regards me paraissent toujours éteints et les corps s'en vont sans joie. Un enfant peut-il être tenu pour responsable de l'ennui qu'il ressent à l'école ? À quinze ou seize ans, je ne dis pas qu'il n'y mette pas un peu du sien – quoique, la chose mériterait d'être discutée –, mais dès l'âge de cinq ans ou six ans ? N'est-il pas possible d'apprendre en s'amusant, de jouer toujours ? Pourquoi travailler a-t-il toujours représenté pour moi, depuis l'enfance, le problème philosophique et spirituel le plus profond, le premier d'entre tous, bien avant la question du Mal, de la vie et de la mort ou de l'identité propre. Ne rien faire, jouer et jouir, y a-t'il une aspiration plus universelle que celle-ci ? Plus importante que la quête de la vérité ou de Dieu ? À elle seule elle incarne l'idée même du bonheur. Il est vrai que nous avons été chassés du paradis… Le premier commandement de Dieu n'est pas Tu ne tueras point, mais Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. Tout est dit. Le premier des péchés est donc l'oisiveté, la violence ne venant qu'en second, découlant directement d'elle pour ainsi dire. Étrange explication biblique, qu'Abel et Caïn, les fils d'Adam, illustrent par leur destin tragique. Aux premiers âges étaient l'agriculteur et le possédant, le sédentaire Caïn, et le pasteur Abel, nomade, que Dieu favorise pourtant, en préférant ses offrandes à celle de son frère aîné. Celui-ci, empli d'une rage jalouse, tue son frère, commettant ainsi le premier crime de l'humanité. Peut-on voir l'histoire des hommes, depuis les origines, comme celle, unique, du ressentiment et de la haine des propriétaires terriens à l'égard des hommes errants et libres ? Ce que je sais, c'est que depuis petit, j'ai toujours préféré la paresse et l'ennui, puis adolescent la jouissance et l'ivresse, autrement dit la gratuité, aux affairements incessants des hommes où la vraie vie est absente. Le sens du mot travail, je l'ai découvert en prépa aux concours, trop tard. Je n'ai pas compté mes heures, j'ai redoublé d'efforts ; les stakhanovistes de la rue d'Ulm, les normaliens qui raflent tout aux épreuves, m'avaient distancé depuis longtemps. Je traîne encore des lacunes, je commets toujours des fautes impardonnables.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay


mardi 5 mai 2020

L'amour au temps du Corona




        Pierre m'apprend que Ben, partant pour le Vietnam avec Hildegarde, a fait escale à Bangkok le jour même de mon hospitalisation en urgence. M'a-t-il vu par une vitre du terminal, vaincu par la fièvre et les tremblements sur un fauteuil roulant, suivi d'une Assia catastrophée ? Ce que je sais, c'est que j'ai pensé très fort à lui à un moment précis, cherchant son visage, comme si je pouvais sentir sa présence dans l'aéroport. Pierre, se moquant de moi, ajoute qu'il ne sait pas dans quel dispensaire du Vietnam il se trouve. L'humour dissimule-t-il la pudeur, et la pudeur l'apitoiement? L'envie, elle, teintée de frousse, affleure à la fin du mail : ça m'apprendra à voyager dans des pays tropicaux infestés de parasites porteurs de virus mutant. Lui est resté en France, comme chaque fois, alors qu'il est prof et qu'il a plus de trois mois de vacances. Peut-être s'est-il fait un week-end ou deux chez les parents de sa copine, séjours qu'il regrette autant qu'il les appréhende ; en route, avec Corine au volant – il n'a toujours pas son permis – et la chienne sur la banquette arrière, sans doute ont-ils parcouru les départementales pour découvrir quelques restaurants estampillés Relais-et-Châteaux, qui sait ? soyons fous, une auberge où passer la nuit. Est-ce là tout son sens de l'aventure ? Son goût du risque, dans la vie comme dans l'art, le poussant à parcourir courageusement les sillons du terroir et de la tradition, à travers les fossés et les ornières de la France profonde, trouvant dans le réconfort des arrière-salles et le fumet des cuisines une réponse provisoire à l'angoissante question de la différence entre l'art et l'artisanat, les œuvres de l'esprit et le savoir-faire, la création et la production, finissant dans la confusion des volutes de fumée et des vapeurs d'alcool par identifier la peinture et la cuisine – ô crime impardonnable –, n'osant dans le secret d'un rot de confit de canard s'avouer qu'il préfère au fond Pierre Bonte à Walter Benjamin, Jean-Pierre Coffe à Jünger Habermas, Jean-Pierre Pernaut à Adorno, le cassoulet du Périgord et la saucisse de Morteau à l'École de Frankfort. Je referme le mail sans lui répondre.
    J'attends l'autorisation de voler du médecin qui ne vient pas. J'ai fait croire à son remplaçant que partir ce soir était pour moi l'unique chance de voir toute ma famille réunie avant longtemps, Assia m'a trouvé excellent comédien, elle a failli verser sa larme. J'essaie de dormir un peu. Le téléphone sonne, l'infirmière me dit qu'elle va me passer le docteur Singh, je n'entends rien, elle n'arrive pas à basculer l'appel ; elle essaie à nouveau, ça ne marche pas. De cet appel dépend ma liberté, je descends du lit, je suis à poil, les infirmières ne m'ont pas apporté le pyjama pour la nuit, Assia ne m'a pas encore ramené les affaires de la consigne, je m'enroule dans le drap, je sors dans le couloir, habillé à la romaine, pour prendre la communication à l'accueil ; les infirmières s'émoustillent, rigolent, poussent de petits cris, applaudissent et me lancent des very sexy ! J'attrape le combiné, le docteur Singh m'appelle de chez lui, il a parlé avec l'interne, c'est bon, je peux voler, on fera juste un dernier checkblood pour les transaminases ; il me recommande de ne pas trop marcher, il m'intime de consulter en France pour mon foie. L'assurance a réservé un vol à minuit, par la Thaï Airline, direct Paris, j'ai deux heures devant moi pour me préparer. Je ramasse mes quelques affaires, livres et musique, Assia me trouve tout à ma joie, elle a des habits pour moi pour le trajet. Je dis adieu aux infirmières, regrettant de ne pouvoir les embrasser, elles me remettent une copie de mon dossier médical et une provision de médicaments ; Assia règle les derniers détails administratifs, le correspondant nous attend en bas avec un taxi. L'enthousiasme me quitte dans les bouchons interminables de Bangkok, les suées et la fatigue m'ont rattrapé ; à l'aéroport, ne tenant pas debout, je dois m'asseoir sur mon sac. Le correspondant devait m'apporter un fauteuil roulant, comme l'avait formellement prescrit le médecin, il a fait semblant d'aller le chercher, avant de disparaître.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay