mardi 25 mai 2021

Anti-Œdipe




        Nous suivons les vaches, tranquilles et déterminées, qui nous mènent vers le sommet. Nous mettons nos pas où elles ont posé leurs sabots ; nous glissons avec elles sur la roche rendue poisseuse par la mousse et le ruissellement de l'eau ; nous trébuchons et nous relevons sur la terre meuble et l'herbe grasse ; comme elles, nous faisons demi-tour devant un passage trop escarpé, trop glissant ou trop encombré de la colline. En haut, Ganesha ventripotent, assis sur son trône de pierre bleu gris, nous sourit, inclinant de sa tête d'éléphant. Dans ses mains, au nombre de quatre, il tient un aiguillon à éléphant, symbole de sa maîtrise sur le monde, un nœud coulant qui lui permet d'enserrer l'erreur, une des ses défenses brisées qui lui sert à écrire, ainsi qu'un gâteau rond récompensant les chercheurs de vérité. Il est de loin la divinité la plus populaire en Inde, celle qui est invoquée au début de chaque cérémonie et que l'on retrouve dans tous les foyers. Sa double nature, infantile et éléphantesque, humaine et divine, terrestre et cosmique, en fait une figure protectrice et bienveillante, capable d'apaiser toutes les querelles et d'aplanir tous les obstacles. Il doit ce privilège à sa naissance, pour le moins singulière. Fils de Pârvatî s'étant fécondée elle-même lors d'une absence trop longue de Shiva, ce dernier lui trancha la tête à son retour pour l'avoir empêché de retrouver sa femme au bain, ignorant tout de l'existence de cet adolescent qui à la porte protégeait la nudité de sa mère avec tant d'ardeur. Devant le crime intolérable, Pârvatî menaça Shiva de tous les malheurs du monde s'il ne rendait la vie à son fils ; celui-ci s'exécuta – qui peut résister à la douleur furieuse d'une femme, même quand on est un dieu ? – en ordonnant que l'on remplaçât la tête de l'enfant par celle de la première créature venue, qui fut un éléphanteau. Par cette opération divine, Ganesha reçut la force et la sagesse, le don de la réconciliation, ainsi qu'un talent certain pour l'écriture et la danse, qui vont souvent ensemble quand ils ne sont pas indissociables. Faut-il perdre la tête pour être reconnu du divin ? Doit-on, au moment très précis de l'adolescence, être arraché de force à la mère toute-puissante pour pouvoir accéder à la liberté du Père ? Faut-il naître une seconde fois pour percevoir son héritage ? On peut méditer longtemps sur la genèse de Ganesha, cet anti-oedipe radical, il n'en demeure pas moins un fils d'adoption qui vient au secours d'hommes empêtrés dans leurs querelles, réunissant en lui le macrocosme et le microcosme, la puissance du plus grand animal terrestre et la faiblesse du mammifère le plus vulnérable de tous – l'être humain à la naissance, incapable de se mouvoir et de se nourrir seul –, Babar sacré au corps potelé de bébé qui rappelle immanquablement cet autre poupon divin représentant si souvent le Bouddha, divin enfant que le Christ continue lui-même d'incarner à la crèche sur la paille éternelle, entre le bœuf et l'âne. Nietzsche le très athée n'a-t-il pas imaginé, à son tour, le Créateur comme un enfant riant et dansant ? Comme avant lui Héraclite avait envisagé le Temps comme un enfant qui joue ? La royauté d'un enfant. L'enfance serait-elle la dernière réserve du monde ? Son ultime chance ?



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 18 mai 2021

Toc sur la topka

 



        Quelques roupies laissées en offrande nous permettent de pénétrer dans le temple, où de rares pèlerins font le tour des autels ; Assia et moi passons de cour en cour ; je frappe du plat de la main les colonnes creuses de granit gris qui rendent chacune une note différente ; laissé un instant seul, j'improvise un morceau pour Assia ; nous levons la tête pour retrouver les scènes sculptées du Mahâbhârata, reconnaissant ici Shiva, là Parvati, auxquels le temple entier semble dédié. Après les bananes, c'est une noix de coco que je dépose au pied du lingam sacré, rendant hommage au symbole suprême de l'union charnelle et mystique. Assia reçoit une fleur à l'oreille et un vieux brahmane me marque d'un point rouge entre les deux yeux, à l'endroit précis de ma blessure. Avant de sortir, une dernière pièce permet à Assia de recevoir un coup de trompe sur la tête, et toc sur sa topka, de la part d'une éléphante lymphatique, tape bienveillante censée lui porter bonheur.

    Sur la rue principale, Assia et moi nous régalons de beignets aux épices et d'un lassis. Le soleil est revenu, avec lui la lumière intense, les couleurs vives et les sourires. Une seule journée ensoleillée, ça ne laisse pas de m'étonner, suffit à faire oublier tous les jours de pluie, comme une belle matinée de printemps à Paris suffit à faire oublier tout l'hiver. Un jour de bonheur parfait n'en fait-il pas autant, en reléguant dans les arcanes éloignées du souvenir tous les moments difficiles de la vie ? C'est l'autre miracle de la mémoire, et l'impression que me laisse la joie calme de Hampi. Ici, tout relève du prodige : les hommes, les femmes, les vaches sacrées, les chiens et les singes qui vont chacun leur chemin, sans que nul ne revendique de priorité ; les sculptures minérales et florales qui se dressent un peu partout et dont il est impossible de savoir si ce sont les hommes, un dieu ou la nature qui les ont posées là ; la profusion de temples dispersés dans la jungle ; la tranquille majesté du fleuve qui ne le dispute qu'à la souveraineté colossale du gopuram, tour pyramidale de 60 mètres de haut qui rayonne dans le jour comme un phare spirituel.

    Nous quittons la rue principale pour descendre vers le fleuve ; nous longeons la palmeraie, au bout de laquelle se trouve un manguier géant, qui paraît avoir mille ans et dont les racines énormes sortent du sol, abritant des familles de singes et d'oiseaux ; une balançoire y a été installée, promettant de précipiter dans le courant celui qui s'y balancerait trop fort. Un restaurant a étagé ses terrasses sous ses branches immenses, le bien-nommé Mango Tree, tenu par des jeunes enthousiastes ; ils n'y servent ni alcool ni viande, ça me contrarie cinq minutes avant de me plaire, je découvre l'idyllique sans l'éthylique. Les currys végétariens et les thalis sont surprenants, Assia allongée est aux anges ; je contemple longuement le couchant qu'emporte le fleuve et les étoiles qui appellent la nuit.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 11 mai 2021

Revoir Fight Club et relire Saint Augustin

 



        Arrivés à Panjim, nous partageons un taxi avec un couple de Parisiens qui nous rappellent aussitôt, à son insu, pourquoi nous étions si contents, Assia et moi, de quitter Paris. Lui parle fort en employant des superlatifs à tour de bras, des trop, des délirant et des fff-pouah ! à chaque coin de phrases ; elle n'a rien à dire, elle se contente d'abonder dans son sens, en acquiesçant des mais carrément ! ou des ah non mais ouais ! Ils nous racontent par où ils sont passés et ce qu'ils ont fait, ils ha-llu-cinent, là ils se rendent à Goa pour les plages et la fête, en pleine mousson ? On leur souhaite bonne chance, à cette époque tout est fermé, nous ne passons à Old Goa que pour les églises portugaises et pour nous rendre plus au Sud, à Hampi. Ils ne remarquent pas un seul instant que ce qu'ils disent ne nous intéresse pas ; Assia est plus polie que moi, elle fait semblant d'écouter ; je n'entends plus rien, j'ai déjà oublié leur prénom – ça m'arrive de plus en plus souvent à Paris, on me parle et je ne sais pas qui me parle, je suis incapable de me rappeler du nom de la personne qui s'adresse à moi, alors que les présentations viennent d'être faites –, je n'arrive pas à entrer dans des conversations que je trouve toutes, plus ou moins, banales et inintéressantes ; Assia m'en fait suffisamment le reproche, je ne fais aucun d'effort selon elle, je deviens un vrai sauvage. 

    Lui ne me fait que trop penser à Nato, le rédacteur en chef de la revue avec lequel j'étais en conflit – mimique et fausseté identiques, d'apparences comme de ton, comme un trop plein de formes qui voudrait cacher un vide de fond, un excès d'expressions une fondamentale inhibition – et que j'ai réussi à dégager de la revue, un soir à la Flèche d'Or lors d'un concert de David Thomas et de Rodolphe Burger, en lui disant en face tout le mal que je pensais de lui, le laissant dire à tout le monde le lendemain que je l'avais agressé physiquement, bien qu'Assia puisse témoigner du contraire. Ne l'avais-je pas déjà menacé devant témoins de telles représailles, s'il continuait à se moquer de moi et à faire preuve d'autant de mauvaise foi ? Lui a sans doute passé une très mauvaise soirée, pour ma part j'ai vu l'un des meilleurs concerts de ma vie – le chanteur de Père Ubu, quelle prestation, quelle prestance, quelle présence physique, la bouteille de Cognac à la main, à l'opposée de celle d'un Rodolphe Burger qui s'est montré ce soir-là à l'image de ses arpèges, plus qu'aléatoire. On avait pourtant tout pour s'entendre, lui et moi : Nato vient d'ouvrir un bar dans le Marais, je travaille toujours au bar de mes parents ; comme moi il joue de la batterie, m'ayant accessoirement remplacé auprès de Marc ; il partage avec moi des velléités d'écriture, démarchant également les éditeurs ; il prétend n'aimer que les filles brunes à peau mate – louchant un peu trop sur Assia et voulant sans cesse s'asseoir à côté d'elle aux soirées, quoique je ne l'aie jamais vu avec une fille –, il ne jure que par Fight Club, film sur lequel on s'est promis tous les deux d'écrire. 

    Nato s'est-il jamais battu ? Comment peut-on vraiment se connaître si on ne s'est jamais battu ? Peut-on vouloir mourir sans cicatrice ? Le gros porc en 4x4 avec lequel je me suis bagarré en pleine rue à Paris m'en a laissé une belle, au revers de la lèvre, je la sens encore quand je passe la langue dessus. Détester un homme, c'est se détester soi-même ; lui porter un coup, c'est se faire plus mal encore, est la citation précise, qui me revient, de Saint Augustin. Simple coïncidence ou fatalité partagée ? Peu de temps après, c'est Marc qui s'est battu avec le régisseur des Cure, dont il assurait avec Nato et son groupe la première partie au festival de Glastonbury. D'où vient toute cette violence ? Du sentiment horrible du ratage intégral de nos vies ? De la conviction atroce, à trente-cinq ans passés, d'avoir déjà tout perdu ? C'est seulement lorsqu'on a tout perdu qu'on est libre de faire tout ce qu'on veut. Nato a-t-il assez perdu ? C'est le plus grand moment de ta vie mec, et tu t'en évades ! Là voilà ta souffrance, là voilà ta brûlure, c'est là et pas ailleurs. Le personnage de Fight Club incarné à l'écran par Brad Pitt, Tyler Durden, faisait-il référence à Saint Augustin, aux théologiens du Moyen Âge ou aux mystiques rhénans lorsqu'il parlait ainsi, ajoutant que Dieu lui-même nous avait abandonnés, que nous étions ses enfants non-désirés et qu'en toute probabilité il ne nous aimait pas du tout ? Maître Eckhart, au 13ème siècle : Dieu n'est pas du tout aimable, il est au-dessus de tout amour et de toute amabilité. Plus encore : Ici l'âme perd tout, Dieu et toutes les créatures. Ceci semble extraordinaire, qu'il faille que l'âme perde aussi Dieu ! J'affirme : en un sens, il lui est même plus nécessaire, pour devenir parfaite, de perdre Dieu plutôt que la créature ! Toujours est-il qu'il faut que tout soit perdu, il faut que l'existence de l'âme soit établie sur un libre rien ! C'est d'ailleurs l'unique dessein de Dieu que l'âme perde son Dieu. J'ai appris par cœur d'Angèle de Foligno, la grande mystique italienne, cette phrase : Beaucoup croient être dans l'amour qui sont dans la haine et beaucoup, inversement, croient être dans la haine et sont dans l'amour.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 4 mai 2021

Charité mal ordonnée

 



        C'est le rire d'Hannah qui me réveille. Le vieux professeur et sa femme ont disparu. Assia dort toujours ; il fait jour et la pluie a repris. À travers la fenêtre du compartiment s'alternent le rouge-ocre de la terre et le vert éclatant de la végétation que les ondées estompent à peine. À l'arrêt du train, des vendeurs ambulants, femmes accompagnées de leurs enfants, proposent du café, du thé, des beignets et des dosaïs, de larges crêpes de farine de lentilles farcies de légumes, servies avec une sauce au lait de coco et au piment. Hannah et Joost sont aux brioches sous vide et au jus d'orange en brique ; ils écarquillent les yeux lorsqu'ils me voient prendre un dosaï dans une feuille de bananier pour accompagner mon café. Partagés entre la méfiance et la curiosité, ils me demandent si c'est bon, ce n'est pas bon c'est délicieux, la sauce est particulièrement relevée, veulent-ils goûter ? Ils prennent une mine légèrement écoeurée, non merci. Avant que le train ne reparte, je prends des beignets et un thé chaï pour Assia, que je réveille avec des odeurs de lait chaud, de cannelle, de cardamome et de vanille ; elle s'étire, demande où nous sommes, comment le saurais-je ? As-tu bien dormi ? Comme un enfant. Elle délaisse bien vite ses beignets pour le dosaï, dont elle me pique la moitié, comme attendu. Deux enfants entrent à nouveau dans le compartiment pour mendier, Assia et Joost demeurent pareillement indifférents, une douce pitié remplit le regard d'Hannah ; les gamins insistent, je donne à chacun un stylo et un carnet, avec le reste des beignets auxquels Assia n'a pas touché, ils repartent ravis. Assia fait les gros yeux, j'espère que tu ne vas pas passer tout le voyage à donner à tout le monde, siffle-t-elle, les stylos c'est cool, mais l'argent et la bouffe ? J'ouvre le livre sur Bouddha et lui en lis un passage. « Si je donne, qu'aurai-je à manger ? » Cet égoïsme fera de toi un ogre. – « Si je mange, qu'aurai-je à donner ? » Cette générosité fera de toi le roi des dieux. Assia ne dit plus rien. Un des enfants revient, très fâché, son stylo ne marche pas ! Je lui montre comment débloquer la bille sur la semelle de sa tong, il repart joyeux.

    La gêne me gagne quand Hannah me prend en photo, n'est-ce pas un peu trop ? Je leur ai menti hier, à elle et à Joost, lorsque j'ai prétendu que je n'avais pas, face à la pauvreté, de cas de conscience ; j'en ai un et il est de taille. Ma main gauche n'a pas ignoré ce qu'a fait ma main droite, je n'ai pas pratiqué en secret l'aumône. Ai-je cherché à en tirer gloire ? C'est le problème fondamental, jamais résolu, sur lequel repose la foi entière. Que l'intérêt se cache derrière la charité et la religion s'écroule : il n'y a pas d'acte moral. Que le désintérêt puisse se prouver est une contradiction dans les termes. Le véritable don est indémontrable, c'est ce qui fait sa beauté et sa vérité ; laissons les preuves à ceux qui ont toujours besoin de tout compter. Le Bouddha : Tous ceux qui sont malheureux le sont pour avoir cherché leur propre bonheur ; tous ceux qui sont heureux le sont pour avoir cherché le bonheur d'autrui. Je lis ça, dans la patrie de Bouddha, où chaque jour des millions d'Indiens pratiquent la charité.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay