T’as
vu comment André s’habillait et comment toi tu t’attifes, lui
semblait toujours frais sorti du pressing et toi, t’as l’air de
sortir d’une poubelle. Vous avez autant de ressemblance qu’un
chien pure race et un corniaud des rues. Tu ne connais même pas ta
propre pointure de chaussures !
En
deux opérations, on a enlevé à Heaulme douze dents. Il
a vingt-sept ans et soudain il en parait cinquante. Moi aussi, on m’a
enlevé toutes les dents qui me restaient en une seule fois. J’ai
dû me cloîtrer pendant une semaine entière. Mais depuis
j’ai un dentier et ça c’est quand même très pratique.
Ça
doit être terrible cette angoisse que tu as de faire, de ne pas
faire, de comment faire, de toujours vouloir faire autre chose que ce
que tu es en train de faire. En faire le moins possible, ça oui !
Cette éternelle impression que tu donnes de ne rien faire. Au moins,
tu as ça de bien, c’est que tu ne fais pas semblant.
Tu
traitais Le Corbusier de fasciste. C’est insensé. Ce bienfaiteur
de l’humanité ! L’homme qui a inventé la douche ! Tu
disais : il piétine les usagers. C’est un technocrate.
Martine
Matias, championne de boxe française, est retrouvée arquée. On lui
a attaché les mains aux chevilles. Elle a des brûlures électriques
à l’anus. Les flics concluent au suicide !
Avec
Jacques, je ne savais pas que cela allait se passer comme ça. Je
croyais que c’était pour toujours, je l’aimais, à vrai dire je
voulais surtout partir de chez moi…
Tu
n’as rien mais tu n’as jamais pris aucun risque. T’es toujours
resté planqué dans tes trous à rats. Pourquoi t’aurais quelque
chose ?
Le
5 novembre 1984, Heaulme étrangle et égorge Lyonelle Gineste,
dix-sept ans, près de Pont-à-Mousson. Avant un complice a violé
l’adolescente. Lui ne peut pas. C’est justement ça son drame.
T’as
une tache sur le devant de ton pull. T’es toujours aussi crade. Et
ses pellicules sur ton col ! Mais arrête de regarder tes
genoux. T’es dépressif ou quoi ? Tu te frottes le cul contre
les murs ? Dans la rue, on te bouscule, tu t’excuses. Je t’ai
vu souvent le faire. C’est incroyable ça. On bouscule Monsieur et
il s’excuse.
Heaulme
a les bourses de la taille d’un petit pois, un corps blanc, le
thorax rentré, la silhouette molle. Un vrai cadeau ! En fait,
il souffre d’une anomalie génétique rare, un chromosome féminin
supplémentaire, le syndrome de je-ne-sais-plus-quoi, d’où l’air
de tante que lui reprochait son vieux !
Tu
défendais tout et n’importe quoi, le désordre contre l’ordre,
les petites boutonneuses contre les filles de Playboy, Bob Dylan, le
cinéma suédois en version originale…
Ma
mère était douillette, ironique, discrète. Gourmande !
Soumise… Ah ça pour ce qui était d’être soumise,
elle en connaissait un bout.
Il
y a des journalistes qui croient que c’est impossible qu’on
moleste, qu’on viole une pute dans le cabinet d’un juge. Je
rêve ! Ils vivent où ces journalistes? Sur quelle
planète ?
Et
quand tu étais avec Véronique, cette mégère te cravachait. Ça te
plaisait ça hein ? Te faire engueuler. T’as jamais réussi à
monter la moindre arnaque. T’es même pas assez futé pour toucher
le RMI… Si tu venais habiter ici, crois-moi qu’en moins de trois
jours, je te le ferais avoir, moi, notre RMI à nous.
Pourquoi
tu ne me fais pas des petits-enfants ? J’adorerai tellement être
grand-mère ! Je te les gâterais tes bébés, tu verrais ça,
personne n’en reviendrait. Mais qu’est-ce que t’as ? C’est
ta respiration qui siffle comme ça ? Tu stridules !
Souvent
maintenant, je rêvasse. Dans ces moments-là, les larmes me viennent
facilement aux yeux. Je t’imagine faisant scandale à mon
enterrement ! J’ai pris une assurance obsèques ; tu
n’auras rien à payer pour mon inhumation. Avec toi, tout est
possible. Je te connais, tu serais capable d’abandonner mon cadavre
sur le trottoir…
A
la fin, j’ai rencontré André… Il me protégeait, me rassurait.
On est resté ensemble. Ses parents avaient un resto chic. Il était
barman ; je suis devenue serveuse. Et toi tu restais sans arrêt
dans mes jambes. Ce que tu étais collant ! Fallait faire
quelque chose. On m’a parlé d’un pensionnat-ferme à Gembloux.
Nous sommes allés vérifier que ce n’était pas un bagne, un
endroit à la Dickens. C’était convenable et nous, on a enfin pu
respirer un peu.
À
ta naissance, tu étais donné pour mort, la question était réglée,
c’est ton père qui insisté, et le mien, ton grand-père, Parrain,
qui est allé voir la vieille voisine du haut, une espèce de
sorcière, qui a conseillé un truc archi simple, un jus de poires
fraîches…
Tu
dis que tu préfères perdre, que l’échec est infini. Mais perdre
quoi ? Tu n’as rien à perdre. Qu’est-ce que tu pourrais
perdre ? Tu n’as même pas une mauvaise réputation à perdre.
Ha, ha, ha !
Reste
ici, vis avec moi, j’ai changé tu sais ; je ne suis plus du
tout comme avant. Je sais bien que depuis trois ans t’es prof. Mais
ils ne vont sûrement pas te garder. Et cette pauvre petite que tu
entretiens avec les trois sous que tu gagnes dès qu’elle aura
repérer un paroissien convenable, tu me peux faire confiance qu’elle
va prendre ses clic et ses claques et bonsoir la compagnie !
Regarde-moi !
Je connais tous les gens qui habitent dans cette maison, leur vie
intime, leurs revenus, leurs vices.
Le
Corbusier s’est toujours adressé aux maîtres du moment,
disais-tu. Tu voulais qu’il s’adresse à qui ? À sa
concierge ? Comment voulais-tu moderniser un pays sans passer
par les gens les plus importants ?
De
toute la famille, c’est mon père qui a eu la première bagnole,
une VW, le premier appareil photo, allemand aussi, la première salle
de bain, la première télévision, encore une marque allemande. Pour
ça, il appréciait les boches.
J’avais
17 ans ; tu te rends compte, j’avais un moutard avant d’avoir
vécu ! Tes reins se sont remis à travailler. J’étais sans
malice… De marrant, ton père m’a vite paru minable.
Tu
te prends pour un révolté mais ça non plus, tu ne sais pas ce que
c’est. Pour toi la révolte, c’est juste ne pas se lever le matin
et passer son temps à ne rien foutre…
Dans
cette maison, tout le monde me respecte. Marie sait que ses parents
me font confiance et que moi je ne la trahirai pas. Roger me fait du
rentre dedans, m’offre des bouteilles d’apéros. Etc., etc. T’en
connais beaucoup des sexagénaires à qui ça arrive ?
Un
jeune appelé passe. Le barbu l’appelle. Didier Gentil l’oblige à
lui tailler une pipe. Pour finir, Heaulme le massacre à coups
d’extincteur…
La
plupart du temps, il n’était pas là. Tu te plains que je ne t’ai
jamais touché mais moi je détestais que ma mère me touche ;
et encore bien plus mon père ! Lui, soit il me tapait, soit il
me pelotait.
Extrait de Maman, roman d'Yves Tenret
paru aux éditions de la Différence