mardi 24 novembre 2020

Le kif du Rif



        Personne ne le sait vraiment, les habitants eux-mêmes restent partagés sur la question, mais pour le Routard ça ne fait aucun doute. Certains prétendent que si les habitants de Chefchaouen peignent les murs de leur maison en bleu – faisant ressembler la ville à un petit village de pêcheurs grec perdu dans les montagnes du Rif –, c'est pour en réduire la réverbération et ainsi atténuer la chaleur et l'éblouissement du soleil l'été, souvent implacable. D'autres affirment que le bleu est là pour rappeler la présence proche de la mer, cachée par les montagnes, à trente kilomètres de distance, ou rendre un hommage à Ras el Ma, la source d'eau provenant de la montagne dont dépend le village entier. D'autres encore soutiennent que la couleur est un signe d'unité et de ralliement pour les Chefchaounis, qui considèrent qu'il vaut mieux changer la couleur de sa maison plutôt que de vouloir changer de voisins, version rifaine du plutôt changer ses désirs que l'ordre du monde de la maxime cartésienne. D'autres, enfin, estiment que c'est la culture spirituelle de Chefchaouen qui est magnifiée par cette couleur, introduite par les Juifs réfugiés là au siècle dernier – le bleu symbolisant pour eux le ciel, le paradis et la voie spirituelle –, à moins que ce ne soit par les mystiques soufis fuyant eux-aussi les persécutions. De toutes ces explications, laquelle croire ? La dernière a évidemment ma préférence. Cela suffit-il à en faire l'unique raison de la couleur de Chefchaouen? Le Routard, lui, sait. Si les murs de la ville sont peints en bleu, c'est pour éloigner les moustiques. Le Bouvard et Pécuchet des arts, des cultures et des religions a parlé ; c'est naturellement l'explication la plus prosaïque qui a toute sa faveur. À chacun, à 600 mètres d'altitude, son niveau d'élévation. 

    Me promenant avec Assia dans les ruelles bleues et blanches de Chefchaouen, les choses me paraissent pourtant lumineuses. Si le bleu éloignait réellement les moustiques, cela ferait longtemps que tous les villages africains – dont les enfants meurent toujours par centaines de milliers chaque année de la malaria, maladie transmise exclusivement par des moustiques – auraient peint de cette couleur la façade et l'intérieur de leurs maisons. Ici, il suffit de regarder la composition, les tons, les nuances ; comme pour une œuvre d'art, tout indique la direction. Il y a d'abord, à hauteur d'homme, un bleu profond, presque violet, d'outremer, qui remonte vers le bleu marine, virant ensuite, au-dessus de la tête, au bleu ciel, pour finir en bleu pastel aux toits, vers le blanc azuré. Tout peintre, même débutant, sait qu'un blanc légèrement souligné de bleu paraît plus blanc, de même qu'un noir mélangé avec un peu de bleu paraît plus profond. Le bleu n'est pas une couleur froide et fuyante, comme le prétend Wikipédia, l'encyclopédie des ânes bâtés qui est à la connaissance ce que le Routard est au voyage, à savoir une entreprise de recyclage de truismes, d'approximations et de clichés, mais une couleur abyssale, qui élève et approfondit tout. Ce qui est désigné ici, c'est une assomption, vers des cieux de lumière, ou alors c'est la terre qui s'avère un ciel inversé, un reflet de paradis. Et si l'infini était ici-bas ? Dans nos corps, dans la matière même ? Il est impossible à Chefchaouen de ne pas penser à Yves Klein et à son bleu ultramarin. Souvenirs, au lycée et en fac, de cours d'arts plastiques et d'Histoire de l'art… Les profs réussissaient à parler de lui sans jamais évoquer sa spiritualité et sa chrétienté profonde, drôle d'exploit ; tout juste évoquaient-ils, encore que très vaguement, l'influence de la pensée japonaise, réduite le plus souvent à sa pratique du judo. La performance, le corps, le geste, il est vrai que l'art contemporain n'a longtemps juré que par ces seuls mots, nos profs n'échappaient pas à leur époque, ils s'en faisaient spontanément l'écho… Le corps ! Ils n'avaient que ça à la bouche, oubliant sciemment l'esprit, plus encore, le lien tout à fait mystérieux qui unit les deux. Qu'Yves Klein ait été chrétien et ceinture noire 4ème dan, voilà ce qui ne rentrait pas dans leur cerveau pédagogique ; ils n'avaient pas plus les compétences pour nous parler du christianisme de la Rose-Croix, même en école catholique, que du kata, cette méthode de connaissance japonaise de l'essence du mouvement, dont la technique se transmet sans mot dire, se faisant, dit-on, de cœur à cœur, ou de ventre à ventre – esprit ou corps, le plus important décidément se passe toujours en silence. D'Yves Klein, on garde encore une image d'artiste mondain, organisateur d'expo aux peintures invisibles, de ventes d'œuvres immatérielles dont la recette en lingots d'or finie dans la Seine, de sauts dans le vide photo-monté, de soirées chics où musique, peinture et femmes nues se mélangent, bref le cliché du créateur un peu superficiel, peut-être bluffeur – qui sait ?  –, fumiste et opportuniste, soupçons qui pèsent toujours sur beaucoup d'artistes contemporains, au premier chef desquels figure Andy Warhol, pourtant lui aussi, comme Yves Klein, fervent croyant et travailleur acharné. Monochromes, anthropométries, reliefs-éponges, portraits-reliefs, peintures de feu, cosmogonies… Qui peut se représenter l'implication, la concentration, la discipline, la maîtrise du corps, parfois poussé au-delà des limites, jusqu'au risque physique – pour lui, la crise cardiaque à trente-quatre ans –, tout le sérieux qu'il faut, en plus du courage et de la force, de l'extrême sensibilité et de la plus haute élévation spirituelle, pour parvenir à faire entrer le ciel dans un tableau, la mer entière dans une éponge, l'infini dans un corps de femme ? Comme si l'épiphanie était à la portée du premier branleur venu, ou qu'une simple mesure anti-moustique suffisait à rendre une image de paradis. 

    Il faut savoir regarder, pour constater à quel point ici rien n'est laissé au hasard, il faut voir le soin que les Chefchaounis apportent à chaque chose, le souci qu'ils ont du moindre détail ; ce ne sont pas seulement les murs qui font l'objet de toute leur attention esthétique, mais aussi les marches, les linteaux, les toits, les tuiles, les pots de fleurs, les plantes, les volets, les rideaux, les miroirs, les lampes, les tapis : tout sonne et s'accorde, les harmoniques du bleu, le contrepoint de l'ocre et du sépia, les arpèges du vert, du jaune et du rose, la fugue de l'orange, du rouge et du fuchsia. Comment le Routard, ce branleur universel, pourrait-il comprendre que c'est la spiritualité de Chefchaouen qui est à l'origine de sa beauté ? La ville n'est-elle pas surnommée la Ville sainte ? Avec ses vingt mosquées, ses onze zaouïas et ses dix sept mausolées ? Lieux de culte dont le Guide, comme par hasard, ne donne aucune localisation. Il n'est pas à la portée de tout le monde, en effet, d'arriver à rendre compte de la force et de la présence de l'invisible, de parvenir à manifester comme le font le mystique, l'artiste, l'artisan ou la simple maîtresse de maison, l'immatériel dans le plus tangible, l'abstrait dans le plus concret, l'absolu dans le plus usuel : le travail caché de l'éternel dans les petites choses du quotidien. De même qu'il est impossible pour le Routard, face au calme et à la détente des Chefchaounis qu'il semble tant apprécier, d'émettre seulement l'hypothèse qu'ils puissent être habités d'une paix intérieure d'inspiration divine, non, là encore, le Guide est formel : si les habitants de Chefchaouen sont si cool, c'est qu'ils sont tous défoncés en permanence au haschich. Comment ne pas le prendre en pitié finalement, ce Routard ? La défonce doit être le seul état pour lui qui se rapproche le plus d'une félicité dont, au fond, il ignore tout. On a la transcendance qu'on mérite.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 17 novembre 2020

La dernière tentation du Christ à Meknès




        C'est ici, au Hri Souani – je reconnais en effet un mur, un angle, une prise de vue – que Martin Scorsese a tourné des scènes de La dernière tentation du Christ, en réalité une seule scène, très précisément celle où Pilate interroge Jésus sur son identité. Je me rappelle avoir vu le film un soir chez Erwan, je n'avais pas bu ni fumé ; passé l'étonnement devant les libertés qu'a prises Scorsese avec l'orthodoxie religieuse, je suis tombé sous le choc des phrases prononcées par Willem Dafoe jouant Jésus, telle que Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive ou encore Vous étiez baptisés dans l’eau, je suis venu vous purifier par le feu. M'avait-on enseigné ça un jour, au catéchisme ? Lors d'une homélie, à l'église ? Je me suis empressé de rentrer chez moi, pour relire aussitôt L'antéchrist de Nietzsche. De quoi cherchais-je à me rassurer ? J'ai obtenu le contraire de l'effet escompté, Nietzsche ne cessant de témoigner son admiration pour la figure personnelle du Christ, ne dirigeant ses attaques les plus dures que contre Saint Paul et l'Église, plus spécialement contre l'Église protestante – ce qui est la moindre des choses, quand on est Allemand. Tiré du roman de Nikos Kazantzakis, autre grand voyageur, le film a le mérite de révéler l'importance du rôle de Judas, figure primordiale de la trahison, incarné par Harvey Keitel. À bien réfléchir, il me semble préférer être Judas que Pilate, un traître plutôt qu'un lâche. Qu'est-ce que la vérité ? demande Pilate à Jésus après que celui-ci a affirmé être venu témoigner pour elle. Oui, qu'est-ce que la vérité est la question désabusée, n'attendant jamais de réponse, que répètent incessamment ceux qui dans la vie se lavent les mains de tout. Judas, lui au moins, en trahissant Jésus, le reconnaît, contrairement à Pilate qui ne parvient pas à se décider et qui s'en remet à l'opinion changeante de la foule. Il n'y a plus que les traîtres qui m'intéressent, ceux qui ont trahi leur famille, leurs amis, leur pays, leur culture et même leur langue : Jésus trahissant les Juifs, Nietzsche trahissant l'Allemagne et le protestantisme – lui qui enfant désirait être pasteur comme son père –, Rimbaud trahissant la France, ses amis les plus proches, la poésie elle-même, Proust, le pédé juif, les Israélites et les homosexuels, Van Gogh, Gauguin, Flaubert reniant eux aussi, à leur façon, leur engagement du passé… Et que dire de Céline, ce traître absolu ? C'est ça que je devrais proposer à la revue, plutôt que de continuer à leur envoyer de la littérature, ce qui revient, comme il est dit dans l'Evangile de Saint Matthieu, à jeter des perles devant des pourceaux. Ce qui m'ennuie, c'est que tous ces créateurs sont morts, il faudrait parler également des vivants, de Sollers du Paradis et de Guyotat du Tombeau pour cinq cent mille soldats

    Dans le film de Martin Scorsese, Pilate est joué par David Bowie. Entre trois acteurs immenses, un imposteur s'est faufilé. Musicien fini, acteur de second plan, il aurait mieux fait d'essayer de signer la bande originale du film, celle de Peter Gabriel demeurant un supplice pour les oreilles, à défaut d'illustrer correctement la passion du Christ. Comment un réalisateur qui a choisi Willem Dafoe, Harvey Keitel et Barbara Hershey pour incarner les rôles principaux de son film a-t-il pu se résoudre à prendre David Bowie pour jouer l'ambigu et l'ambivalent Pilate ? Des yeux vairons ne font pas tout. Fan définitif des Beatles et des Stones, Scorsese a peut-être vu en Bowie – rien qu'un poseur selon Keith Richards – un opportuniste et un carriériste de première, susceptible de restituer la psychologie trouble du gouverneur romain. The man who sold the World, l'homme qui a vendu le monde, n'est-ce pas Bowie lui-même ? Le premier artiste à transformer ses droits d'auteurs en placements boursiers, se faisant ainsi l'apôtre de la capitalisation de l'immatériel et de la financiarisation du monde ? Passant, les mains propres et le sourire refait, de l'avant-garde musicale à l'avant-garde financière, de Major Tom junkie aux junk bonds ? J'adorais Bowie. Il y a une jouissance particulière à brûler ses anciennes idoles, quand on ne se contente pas de les regarder tomber d'elles-mêmes de leur piédestal, se prenant les pieds dans le tapis rouge de la gloire et de la fortune. Demi-divinités, vous n'étiez donc qu'humaines ? Aussi vaniteuses et cupides que le commun des mortels ? Mort artistiquement depuis des années, c'est le rôle de Lazare qu'aurait dû lui refiler Scorsese, ou celui de Judas lui-même, soldant l'amitié et la vérité pour trente deniers. Je ne serai jamais un saint, au moins ferai-je un bon traître. J'ai soldé l'amitié pour moins que ça. J'ai cette excuse, je l'ai fait gratuitement. 

    Je rappelle à Assia le tournage de La dernière tentation du Christ au Maroc, l'opposition entre Jésus et Pilate filmée ici, le scandale que sa projection a provoqué un peu partout dans le monde, tout particulièrement en France, où des cinémas ont été incendiés, faisant de nombreux blessés et provoquant la mort d'un spectateur. On parle beaucoup en ce moment des intégristes islamistes qui commettent des attentats, et c'est bien normal, ce qui l'est moins, c'est l'étrange rapport de cause à effet que l'on établit entre la foi musulmane et le terrorisme, Allah et le Djihad, le Coran et le crime. C'est oublier un peu vite que le PKK et l'IRA – groupes politiques armés laïcs ont tué davantage, et qu'en France, il n'y a pas si longtemps encore, des fondamentalistes religieux ont porté atteinte à la vie d'innocents et ont tué, au nom d'un Dieu tout ce qu'il y a de plus catholique. Assia n'est guère surprise quand je lui apprends que ces nostalgiques de l'inquisition, proches de Saint-Nicolas-du-Chardonnet et de l'extrême droite française, pratiquant encore l'autodafé d'oeuvres d'art et l'exécution publique d'hérétiques par le feu, n'ont été condamnés qu'à de la prison avec sursis. Elle connaît le système judiciaire, elle connaît la France et ses magistrats ; qu'un Arabe de banlieue se fasse prendre à vendre du shit et il part sous les verrous, qu'un catholique bien blanc issu des beaux quartiers soit arrêté pour avoir posé une bombe incendiaire meurtrière, et il repart libre.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 10 novembre 2020

Filles de Meknès




        Plus je passe de temps au Maroc et plus j'admire la société musulmane, où l'alcool est absent de la plupart des lieux publics, où les femmes ne sont pas obligées d'érotiser chaque instant de leur existence, où la fidélité – qu'elle soit conjugale, juridique ou spirituelle – se révèle la première des vertus, où la pornographie, la prostitution, les jeux d'argent et les prêts à taux usuriers sont interdits de manière égale, où cinq fois par jour l'individu doit cesser toute activité pour penser à ce qui le dépasse, à son rapport aux autres et à sa relation aux plus pauvres – où pendant quarante jours dans l'année il doit redécouvrir ce que sont la faim, la soif et l'abstinence sexuelle. J'ai participé au ramadan avec la famille d'Assia dans le Sud de la France ; sur les conseils de sa grand-mère, j'ai fait le premier jour, le jour du milieu et le dernier jour. L'expérience est à vivre, elle ouvre une autre perspective sur le quotidien : on réalise le temps qu'on perd à se soucier de manger, où, comment et avec qui ; débarrassé des impératifs du corps, l'esprit s'appartient à lui-même, on réfléchit sur tout, les vivres spirituels – vin coranique, manne juive, eucharistie chrétienne – deviennent plus désirables que les nourritures terrestres. En comparaison, le carême catholique paraît bien timoré, et plutôt confortable, avec son bol de riz du mercredi des Cendres et le poisson le vendredi à la place de la viande. Le séjour au Maroc n'arrange pas les choses, la nourriture me dégoûte de plus en plus, j'ai dû faire un trou supplémentaire au couteau dans ma ceinture pour la resserrer. Si je me suis fâché avec Pierre et avec Ben avant de partir, ce n'est pas pour rien non plus, leur passion pour la bouffe m'écoeurant toujours davantage ; j'avais prévenu Pierre, avant la rupture définitive : comme pour le sexe il y a quelque chose d'un peu dégueulasse dans la nourriture, qui atteint à la même obscénité, lorsqu'on passe son temps à table, comme il le fait, à en parler, à sanctifier le terroir, à révérer la tradition et à glorifier un savoir-faire, à s'incliner face à une recette et à se mettre à genoux devant un grand chef. C'est à croire qu'il pourrait voir Dieu dans un plat, à moins que ce ne soit entre les cuisses d'une fille, comme pour Ben, qui voit dans chaque chatte une cathédrale. La bouffe et le cul, voilà l'objet de toutes leurs pensées et les seules vraies passions de leur existence. Ils mangent, ils baisent, ils ont des révélations, qui durent le temps que dure le plaisir, quelques secondes, quelques minutes tout au plus. 

    Au vrai, je ne connais personne qui soit véritablement athée. Ceux qui prétendent le contraire sacralisent toujours quelque chose d'autre, que ce soit leur mère ou leur femme, la bouffe ou le cul, l'alcool ou la drogue, le jeu ou l'argent, un personnage historique ou un penseur, un musicien ou un acteur, un homme politique ou un sportif, un top-modèle ou un présentateur télé, quand ce n'est pas la plus commune et la plus plate des idoles, à savoir soi-même. On se parfume, on s'habille, on se fait des offrandes, on se prend en photo, on se voit en image, on se fait des films, on se raconte des histoires, on ne parle que de soi. Autoportrait, journal intime, autobiographie, analyse, autofiction, récits de soi, je parle en connaissance. Il n'y a de Dieu que Dieu, c'est le premier acte de foi du musulman, que répète inlassablement le Coran, dont la lecture me fascine de plus en plus. Serais-je mûr pour me convertir ? J'imagine la joie des grands-parents d'Assia, et la tête de mes parents. La circoncision m'attend. Quel prénom arabe me choisirais-je ? Abdul ? Karim ? Mohamed ? Qu'en penserait Assia, ma belle athée à l'appétit insatiable ? Ma chérie, je t'emmènerais à la Mecque. Serrant sa main sur la place El Hedim, comme pour mieux me protéger du charme ensorcelant des filles de Meknès, je lui fais part de mon attrait grandissant pour le foulard, que je trouve décidément très seyant, et de mon goût plus que prononcé pour le voile, qui représente pour moi un summum érotique. Ne voudrait-elle pas le porter pour moi ? Assia trouve mon idée complètement conne, elle est définitive : celui qui lui fera porter le foulard n'est pas né.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



mardi 3 novembre 2020

Pensées du Haut Atlas (suite)




        Dieu ne se tente pas, pas plus qu'on ne convoque l'Être, en sciences, en art ou en philosophie. L'être n'est pas à prendre, il se donne librement, est-ce si difficile à comprendre ? Il s'agit de se disposer à le recevoir, et tout arrive, par surcroît. Qui en aura la garde ? Si l'artiste peut parfois se prévaloir d'un maigre privilège – si minime, et si pesant, si handicapant dans la vie sociale –, sur le savant et le philosophe quant à la question de l'Être, c'est qu'il a la création en responsabilité, et que ce don est inconciliable avec le crime. Tous les scientifiques et les penseurs ne peuvent pas en dire autant, eux qui savent le moment venu armer et légitimer les régimes les plus criminels. À l'inverse, aucun artiste n'a jamais été un assassin. La démonstration se fait aisément par la réciproque : il n'y une laideur définitive des arts totalitaires et l'on retrouve un même mauvais goût chez tous les dirigeants politiques, y compris démocrates – la moindre sculpture municipale est là pour le prouver. D'où vient le privilège de l'artiste, cette distinction, une couronne posée sur la tête d'un prince qui n'a ni château ni royaume ? Ce n'est rien, c'est une faiblesse, une vulnérabilité, une trop grande sensibilité, une nudité de regard ; l'artiste, c'est bien connu, est celui qui a gardé une âme d'enfant. L'enfance de l'art est l'art de l'enfance. Ce n'est pas lui, mais les adultes qui font preuve d'une trop grande imagination ; ce sont eux qui délirent et qui élaborent des mondes où il est impossible de vivre ; lui voit les choses telles qu'elles sont, sans préjugés, et cherche à les sauver dans leur surgissement miraculeux. On s'effraie que les terroristes ne reculent devant rien, pas même la mort d'enfants. C'est que l'enfant qui était en eux est mort depuis longtemps, si tant est que ceux-ci ait eu la chance d'avoir une jeunesse. Combien d'adultes ont-ils fait le deuil de leur enfance ? Presque tous. La volonté de certitude et l'esprit de sérieux ont tué le monde. C'est à croire que nous partageons une certaine insensibilité avec les terroristes : il n'y a plus que les crimes les plus odieux qui nous émeuvent, quelques minutes, un jour ou deux, au mieux. Ne s'habituer à rien, ne pas se faire une raison de toute chose, n'est-ce pas le plus difficile à préserver quand on grandit, dans un monde où tout nous ramène à la norme et à la banalité ? Là est l'unique défi, le seul qui vaille, qui consiste à rester un enfant, capable de s'émerveiller devant la voie lactée, sous les étoiles qui lui posent toutes les questions et qui lui donnent, par leur beauté même, une réponse à laquelle il aura à rendre compte toute sa vie. Le critère esthétique est toujours l'ultime, il est au commencement et à la fin, c'est lui qui nous fait dire un jour – si l'on est parvenu à échapper à la lassitude et au renoncement des adultes – non pas la vie est bien, encore moins la vie est vraie ou la vie est bonne, mais la vie est belle, et l'on a tout dit. 

     Quels savoirs fonder sur de telles naïvetés, quelle science élaborer ? Précisément la connaissance la plus hautement métaphysique, c'est-à-dire une pensée débarrassée des concepts et des catégories qui ont trop longtemps enserré le réel et la vie ; une pensée d'avant la pensée, capable mieux qu'une autre de rendre compte de l'essence du monde et de l'Être. Une telle connaissance, qui se situe avant tout langage, est-elle communicable ? Par quel moyen ? La méditation n'en donne qu'une pale image, la prière s'en approche, le chant l'accomplit, comme un muezzin une nuit d'été dans le désert qui s'élève par la voix à la perfection et la laisse dans le silence redescendre vers lui – comme un derviche tourneur qui, fixe dans la spirale, fait danser le ciel et la terre jusqu'à l'anéantissement symbolique de leur opposition. La musique, et la danse qu'elle provoque, est le premier langage métaphysique – c'est pour cela qu'elle est universelle –, très au-dessus de la plate et tautologique raison. Que valent les vérités ? La question de la vérité de la vérité est-elle seulement pertinente ? Possible ? Pensable ? Si nos connaissances actuelles, chèrement acquises, ne sont que des croyances vraies, attendant d'être bientôt réfutées, et en fin de compte, et de toutes les manières, des dispositions à agir, que nous reste-t-il à faire ? Ne faut-il pas complètement changer notre façon de vivre ? La pensée suivra, si elle le peut. Voilà, très chère Claudine, de quoi révolutionner l'école et la société : avant les mathématiques et la grammaire, il y a la musique et la danse ; avant les règles et les lois, il y a le rythme et l'harmonie.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay